Notre époque valorise l’opinion. Elle est la source de la légitimité politique. Elle est la cible de la publicité. Elle est la forme de l’affirmation de soi. On admet tout au plus que dans le domaine des sciences, l’opinion n’est pas suffisante mais une certaine idée de l’histoire des sciences, celle du triomphe de l’homme de science contre les opinions dominantes, conduit à l’idée qu’on peut soutenir son opinion envers et contre tout puisqu’un jour, comme Galilée … Et cette attitude valorisée, la tolérance amène à la considérer comme valant pour elle-même.
Mais l’on rejette aussi les opinions extrêmes ou le conformisme de l’opinion. On a parfois peur des opinions majoritaires qui peuvent être fausses ou dangereuses. On vante la connaissance, voire la science qui n’est pas relative mais donne des vérités qu’on tient pour définitives.
Comment donc rendre compte de cette ambivalence de l’opinion ? A-t-elle vraiment un domaine où elle est légitime ou bien est-elle toujours un pis-aller, voire un obstacle dont il faudrait se débarrasser ?
On peut appeleropinion(s), oucroyances oupréjugés, toutes les propositions qu’on tient pour vraies sans preuves. On les distinguera à la fois des hypothèses et desthèses ouconnaissancesousavoirs. Unehypothèsen’est tenue ni pour vraie ni pour fausse : elle ouvre une recherche. Elle peut aussi être un point de vue régulateur, une façon de rendre compte des phénomènes comme les épicycles de Ptolémée. Unethèse ouconnaissance ousavoir est soutenue par des preuves, des arguments dans une confrontation avec d’autres thèses ou connaissances possibles qu’elle prend au sérieux. Si on ne peut jamais affirmer qu’elle est bien la vérité, elle s’en approche au moins en éliminant des erreurs.
Il faut préciser qu’il y a argument et argument. L’un vise à persuader par tous les moyens quelqu’un. C’est en ce sens que le bateleur, le rhéteur ou le conseiller en communication argumentent. L’autre fait abstraction de qui parle pour examiner seulement ce qui est dit. La connaissance est par définition impartiale.
D’un point de vue théorique, c’est-à-dire quant à la recherche du vrai, l’opinion doit être bannie. Elle est la manifestation de la paresse (cf. Schopenhauer,L’art d’avoir toujours raison ; ou Kant,Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? qui critique le préjugé). Elle s’appuie sur la simple apparence (cf. Épictète, Entretiens, II, XI). Bref, elle n’a aucun titre pour se faire valoir.
Car une opinion, qu’elle soit répandue ou qu’elle soit singulière, n’est rien d’autre qu’une prétention à la vérité qui n’est qu’une façon pour le sujet de se faire valoir malgré sa déficience dans son narcissisme. Que le sujet soit conscient qu’il ne donne qu’une opinion ne signifie nulle modestie : au contraire. Elle lui permet de ne pas prendre en compte la réalité surtout si cette réalité est pour lui déchirante, si elle le blesse comme réalité et qu’il a besoin de s’expliquer ce qu’il ne comprend pas (cf. Adorno, « Opinion, illusion, société » in Modèles critiques).
Ainsi l’attitude rationnelle est-elle de n’accepter que les connaissances, voire d’être sceptique. Dans tous les cas, l’opinion ne peut avoir droit de cité dans la connaissance.
Pourtant, il semble difficile, voire impossible de toujours douter, c’est-à-dire de ne rien affirmer. Ne faut-il pas d’un point de vue pratique accepter les opinions ? Ne faut-il pas même les privilégier ?
Il est vrai que pour agir, il faut de l’assurance. Et même pour rechercher la vérité, il faut bien croire en son existence comme Nietzsche dans le Gai Savoir (n°344) le montre. Si la science rejette toutes les opinions, c’est parce qu’elle s’appuie sur une conviction : la vérité est à découvrir. Or, la recherchant, elle ne peut prouver son existence. C’est bien une opinion. Dans le détail même de la recherche, dans la mesure où elle s’appuie sur une pratique, par exemple d’expérimentation, il faut bien accepter certaines données. Il paraît impossible de tout remettre en cause à tout instant comme Wittgenstein dans, De la certitude, en a fait justement l’analyse. « Je ne peux pas dire que j’ai de bonnes raisons en faveur de l’opinion que les chats ne poussent pas sur les arbres ou de celle que j’ai eu un père et une mère. Si quelqu’un en doute – comment cela a-t-il bien pu se produire ? Est-ce dès le début qu’il n’aurait jamais cru avoir de parents ? Mais est-ce concevable, à moins qu’on le lui ait appris ? » (De la certitude, § 282)
Toutefois, s’en tenir aux croyances, c’est risquer l’erreur. Même dans la pratique, les croyances ne peuvent être valables que provisoirement comme Descartes le montre lorsqu’il présente les règles de sa morale provisoire dans leDiscours de la méthode (1637,III° partie).On peut donc agir sans opinion. Ce que montrent les soldats et leur chef qui font nécessairement la guerre dans un certain brouillard du point de vue de la connaissance (cf. Clausewitz, De la guerre, 1832). Il apparaît donc nécessaire de rechercher surtout dans le domaine moral ce qui est vrai quant au bien et au mal. À supposer qu’on ne trouve pas un fondement de la morale, la diversité des opinions paraîtra alors fondée mais elle n’interdit pas la réflexion. Autrement dit, l’opinion acceptée après une recherche qui ne donne lieu à aucune connaissance n’est pas l’opinion qui s’affirme comme telle. Et si la morale a un fondement, il est possible à tout individu qui veut s’en donner la peine de connaître le bien et le mal.
Mais si tout le monde réfléchit et remet en cause les opinions, voire si chacun a ses propres opinions, cela ne rend-il pas la vie commune impossible ?
D’un point de vue politique, les opinions font l’unité. On peut donc sous le terme de préjugés les valoriser et considérer qu’elles sont nécessaires. On peut aller jusqu’à valoriser les préjugés en tant que préjugés. Burke, dansses Réflexions sur la Révolution de France et sur les procédés de certaines sociétés à Londres, relatif à cet événement (1790), a ainsi défendu les préjugés comme capital hérité (comme Hippolyte Taine dans Les origines de la France contemporaine, 1875-1893) supérieur à la faible raison individuelle. En outre, les préjugés en ôtant tout doute permettent d’agir immédiatement. C’est ce que soutenait Friedrich Von Hayek dans Droit, Législation et Liberté(tome I, 1973, p.71). Enfin, selon Burke, il constitue la vertu alors que la réflexion conduit à privilégier l’intérêt personnel. En ce sens l’intolérance a une valeur politique. Avoir une opinion personnelle, c’est se retirer de la communauté. Herder, adversaire des Lumières, ira jusqu’à soutenir dans Une autre philosophie de l’histoire (1774) que le goût du voyage est déjà décadence en introduisant des opinions étrangères. « Le préjugé est bon, en son temps ; car il rend heureux. Il ramène les peuples à leur centre, les rattache plus solidement à leur souche, les rend plus florissants selon leur caractère propre, plus ardents et par conséquent aussi plus heureux dans leurs penchants et leurs buts. La nation la plus ignorante, la plus remplie de préjugés est à cet égard souvent la première : le temps des désirs d’émigration et des voyages pleins d’espoir à l’étranger est déjà maladie, enflure, embonpoint malsain, pressentiment de mort. » (Une autre philosophie de l’histoire (1774), traduction Max Rouché, Paris, Aubier, p.185-187.
Cependant, les préjugés ne constituent une société qu’à la façon des sociétés d’insectes. Sous le prétexte de l’unité de la société, ils briment toute pensée. Ils empêchent toute politique digne de ce nom.
En effet, la politique n’interdit pas les opinions. Il faut que s’organise leur expression et que la décision résulte du débat. En ce sens le consensus, voire la majorité qualifiée sont préférables à la majorité simple même s’ils sont difficiles à obtenir. La politique requiert au contraire de ce qu’affirment les thuriféraires des préjugés la confrontation des opinions. Par-là, ce qui est rendu possible, c’est la prise en compte du point de vue d’autrui, le fait de se mettre à sa place. L’opinion alors est le résultat d’une réflexion qui n’en reste pas à un point de vue solipsiste. L’opinion s’oppose au préjugé, voire à la croyance. L’opinion se montre alors comme une forme de pensée qui prend en compte l’autre.
L’opinion en politique n’est pas une connaissance. Il faut dire que celle-ci peut tout au mieux donner des indications sur ce qu’il est possible de faire mais elle ne peut dire ce qu’il faut faire. L’opinion exprime un point de vue sur le bien, disons une valeur. Aussi, lorsque la connaissance prétend dire ce qu’il faut faire, qu’elle soit une science légitime ou prétendue, la connaissance constitue la tyrannie moderne, qui, à la différence de la tyrannie traditionnelle, qui se fonde sur une idéologie (cf. Léo Strauss, De la tyrannie, 1954) voire le totalitarisme (cf. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, tome 3 Le système totalitaire, 1961).
C’est pourquoi l’opinion n’a de valeur politique que si précisément il y a un espace public où il est possible de faire valoir son opinion. En ce sens, s’il y a une tyrannie de l’opinion, elle tient à l’absence dans les sociétés modernes d’un véritable espace public. Ce n’est pas le peuple ou la démocratie qui exerce une tyrannie. La fabrique de l’opinion par la propagande, la puissance d’une classe médiatique qui sert et vit de la publicité qui n’a d’autre fin que la consommation effrénée de biens dont l’obsolescence physique est parfois plus profonde que leur obsolescence dans l’imaginaire social limité, autant de conditions qui empêchent la possibilité de l’opinion.
En un mot, l’opinion doit être rejetée de la connaissance où elle est un obstacle, voire de la morale dans la mesure où elle est irréfléchie. En politique par contre, elle a une valeur au moins relative ou plutôt ambivalente. Elle est un point de vue sur le bien de la communauté qui doit se confronter à d’autres points de vue afin justement que se forme une véritable opinion collective. Mais, dans la mesure où elle peut être constituée par des opérations de propagande ou de publicité – ce qui revient au même, l’opinion peut étouffer toute vie politique.
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