Il arrive souvent que nos gestes ou nos propos nous trahissent. Nous exprimons ce que nous ne voulions pas dire ou même nous apprenons que nous pensions autre chose que ce dont nous sommes conscients. D’où l’idée qu’on exprime parfois ce dont on n’a pas conscience.
Et cependant, s’exprimer, c’est extérioriser ce qui est intérieur avec l’intention de le faire. Bref, l’idée d’expression semble envelopper nécessairement la conscience.
Dès lors, on peut se demander si on n’exprime que ce dont on a conscience ou bien s’il est possible de penser sans contradiction une expression qui n’aurait pas la conscience pour source.
Qui dit conscience dit réflexion. En effet, qui ne réfléchit pas est considéré comme un inconscient comme Alain l’indique dans ses Définitions (1953 posthume). Pour s’exprimer, il faut savoir ce qu’on a en soi et qu’on veut extérioriser. Il faut savoir qu’on pense et c’est ce que permet la conscience, ce « savoir revenant sur lui-même » comme l’a définie Alain. C’est pour cela que toute manifestation de soi peut être une expression sans que le sujet lui-même s’exprime. Si je pâlis à la vue d’une horreur, ma peur est exprimée mais moi, je ne me suis pas exprimé. Si je fuis, alors j’agis en lâche et il n’y a là encore nulle expression de soi. On dit bien de certains qu’ils parlent pour ne rien dire. On compte donc pour nulle leur expression.
On comprend donc qu’il ne puisse y avoir d’expression que de ce dont on a conscience. Ainsi, dire qu’on a peur ou qu’on aime, c’est bien extérioriser ce qu’on pense de soi. S’exprimer, lorsqu’il s’agit d’un sentiment, c’est déjà l’avoir réfléchi et s’en détacher. Seul l’être éveillé peut s’exprimer en disant qu’il a sommeil. Endormi, le sujet ne peut s’exprimer et ce qu’il dit dans son sommeil n’est pas plus une expression de soi que la voix que l’on entend qui provient d’un répondeur téléphonique.
C’est pourquoi parler revient à s’exprimer. En effet, il est clair que parler revient à extérioriser une pensée relative à ce dont on a conscience, que l’autre comprenne ou non, sache ou non ce dont il s’agit. Dans la parole, la part d’expression est toujours présente ne serait-ce que sous la forme de l’intention de dire quelque chose. Et même le menteur s’exprime à sa façon s’il est vrai que tout mensonge est fait en fonction de ce qu’on croit vrai et que l’on masque. Et il exprime bien ce dont il a conscience puisqu’il a réfléchi à ce qu’il allait dire ou manifester par d’autres signes. Sauf qu’il l’exprime de telle façon à communiquer autre chose que ce qu’il croit savoir de sorte que l’expression et la communication ne sont pas la même chose.
Toutefois, il est difficile de nier que certaines expressions nous échappent et sont bien reconnues comme nôtres. Dès lors, est-ce parce qu’elles ont une source inconsciente et comment serait-elle mon expression ou bien est-ce plutôt parce que la conscience se révèle dans l’expression ?
En effet, avant d’être réflexion, la conscience est intentionnalité comme Sartre l’a reconnu à la suite de Husserl dans son article de 1939 : « Une idée de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité » repris dans Situations I (1946). En effet, pour qu’il y ait expression, il faut que la conscience vise expressément un contenu comme étant la manifestation d’un autre contenu. Si je crie, j’exprime ma douleur si et seulement si je suis conscient que mon cri est l’expression de ma douleur. Mais, il est clair que si je décide volontairement et après réflexion de crier pour exprimer une douleur à la façon de l’acteur, c’est précisément que je n’ai pas mal. Autrement dit, comme Diderot déjà l’avait fait remarquer dans son Paradoxe sur le comédien (posthume, 1830), l’acteur ne s’identifie nullement avec son rôle.
C’est pour cela que l’expression est un mode de conscience qui fait que la conscience se révèle à elle-même. En effet, pour qu’il y ait expression, il ne faut qu’il y ait d’abord une pensée puis son extériorisation. L’expression est le mode par lequel la conscience se révèle à elle-même. C’est la raison pour laquelle lorsqu’on pense, on se parle à soi-même. Platon avait donc bien raison de dire dans le Théétète ou dans Le Sophiste que la pensée est un dialogue silencieux de l’âme avec elle-même. On pourrait reprendre un de ses jeux de mots du Cratyle et dire que le corps alors est le signe (sèma qui ne signifie pas que tombeau) du corps (soma). Dès lors, les manifestations des émotions sont bien nôtres. Elles ne sont pas seulement le produit du corps, mais bien des façons pour la conscience d’appréhender un état du monde. La rougeur, le tremblement sont les expressions de ma conscience en tant qu’elle est affectée par son rapport au monde.
Il n’y a donc pas à opposer des expressions inconscientes à des expressions conscientes mais bien plutôt des expressions réfléchies ou secondes et des expressions non réfléchies ou premières. De telles expressions peuvent nous surprendre et nous surprennent en effet. La raison en est que la conscience n’est pas une connaissance de soi. Et même la réflexion n’est qu’une intentionnalité seconde qui ne peut se ressaisir elle-même de sorte que le sujet n’est jamais transparent à lui-même. Comme le fait Sartre dans La transcendance de l’ego (1936), il faut reprendre le mot de Rimbaud (1854-1891) : « je est un autre » (lettres dite du Voyant : lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871et lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871).
Cependant, il arrive que le sujet ne se reconnaisse pas du tout. D’un côté, il exprime quelque chose qui semble provenir de lui mais il ne se reconnaît pas ou l’expression contredit la conscience qu’il a de lui-même. Dès lors, l’hypothèse de l’inconscient semble nécessaire et il faudrait alors penser qu’il est possible d’exprimer ce dont on n’a pas conscience. Mais comment peut-on reconnaître alors l’expression comme sienne ?
En effet, prenons l’exemple des laspus linguae à l’instar de Freud. Il s’agit d’erreur d’expression non pas au sens où le sujet méconnaît le sens d’un mot, mais au sens où il énonce autre chose que ce qu’il voulait et pouvait dire. Un exemple amusant que ne connaissait pas Freud peut l’illustrer. Un député à l’Assemblée nationale française, lors de la discussion d’une loi sur la pornographie, proposa à ses collègues de « durcir leur sexe » alors qu’il voulait les inviter à « durcir leur texte ». S’il était conscient de ce qu’il a exprimé, il n’était nullement conscient de vouloir exprimer ce propos pour le moins graveleux. Certes, le sujet appelait un tel propos. Mais le lieu et l’intention d’expression toute contraire ne l’appelaient pas. Il faut donc penser que s’exprimait bien plutôt l’inconscient du sujet.
Disons alors avec Freud que les désirs, notamment sexuels, sont refoulés par l’éducation et que les interdits eux-mêmes se retrouvent inconscients. Ils constituent ce que Freud désigne du terme de Surmoi dans Au-delà du principe de plaisir (1920). Dès lors, comme les désirs ne peuvent être réalisés que si, et seulement si, ils deviennent conscients pour que le sujet mette en œuvre les moyens nécessaires, ils doivent donc s’exprimer. C’est la raison pour laquelle les désirs tendent nécessairement à franchir la barrière des interdits sociaux. Comme les écrivains qui veulent s’exprimer sans être réprimés par la censure, les désirs trouvent parfois des moyens détournés de s’exprimer.
Non seulement donc le lapsus est une expression qui révèle au sujet ce qu’il pense mais il s’explique par l’émergence du désir que les interdits sociaux refoulent. Tout comme les rêves, ils se manifestent au moment où les barrières morales sont plus faibles. Les rêves selon la conception de Freud sont l’expression souvent obscure des désirs et exigent pour être compris d’être interprétés. Reste à savoir si on peut les attribuer au sujet lui-même.
Le refuser, c’est identifier le moi avec la conscience de soi. Ce qui n’est pas possible puisque précisément, le moi est bien plutôt un objet pour la conscience. Il faut donc faire un pas de plus et considérer que le moi est aussi constitué par les désirs qui lui échappent et qui appartiennent à l’inconscient. On peut dire que tout se passe comme si le sujet baigne dans les désirs. Dès lors, c’est bien lui qui s’exprime mais s’il est conscient de s’exprimer, il n’est pas du tout conscient de ce qu’il exprime de lui-même.
Disons que le problème était de savoir s’il était possible de penser sans contradiction qu’on peut s’exprimer sans être conscient de qu’on exprime. Il est apparu qu’il ne pouvait y avoir d’expression sans conscience. Toutefois, celle-ci n’est pas réflexion, mais intentionnalité. C’est pourquoi il est possible que le sujet soit surpris de ce qu’il exprime car l’expression est ce par quoi il apprend ce qui lui est intérieur. Mais il est aussi apparu qu’il y avait parfois des surprises telles qu’il fallait nécessairement penser que le sujet exprimait aussi son inconscient, soit ses désirs refoulés, qui le constituent sans qu’il le sache et dont il a parfois la vague impression. Disons donc avec Rimbaud :
« C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. – Pardon du jeu de mots. –
Je est un autre. » À Georges Izambard, 13 mai 1871.
très intéressant merci encore pour les publications
RépondreSupprimerBonne analyse malgré la complexité du sujets en apparence facile.
RépondreSupprimer