mercredi 12 décembre 2018

Textes pour un sujet : Y a-t-il de bons préjugés ?

Le préjugé est une opinion sans jugement. Ainsi dans toute la terre on inspire aux enfants toutes les opinions qu’on veut, avant qu’ils puissent juger.
Il y a des préjugés universels, nécessaires, et qui sont la vertu même. Par tout pays on apprend aux enfants à reconnaître un Dieu rémunérateur et vengeur ; à respecter, à aimer leur père et leur mère ; à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme un vice, avant qu’ils puissent deviner ce que c’est qu’un vice et une vertu.
Il y a donc de très bons préjugés : ce sont ceux que le jugement ratifie quand on raisonne.
Sentiment n’est pas simple préjugé ; c’est quelque chose de bien plus fort. Une mère n’aime pas son fils parce qu’on lui dit qu’il le faut aimer : elle le chérit heureusement malgré elle. Ce n’est point par préjugé que vous courez au secours d’un enfant inconnu prêt à tomber dans un précipice ou à être dévoré par une bête. 
Mais c’est par préjugé que vous respecterez un homme revêtu de certains habits, marchant gravement, parlant de même. Vos parents vous ont dit que vous deviez vous incliner devant cet homme : vous le respectez avant de savoir s’il mérite vos respects ; vous croissez en âge et en connaissances ; vous vous apercevez que cet homme est un charlatan pétri d’orgueil, d’intérêt et d’artifice ; vous méprisez ce que vous révériez, et le préjugé cède au jugement. Vous avez cru par préjugé les fables dont on a bercé votre enfance : on vous a dit que les Titans firent la guerre aux dieux et que Vénus fut amoureuse d’Adonis ; vous prenez à douze ans ces fables pour des vérités ; vous les regardez à vingt ans comme des allégories ingénieuses.
Voltaire (1694-1778 François-Marie Arouet dit), Dictionnaire philosophique portatif (1764), Article « Préjugés » extrait.


La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.
Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité, qui est presque devenue pour lui nature. (…)
Mais qu’un public s’éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu’il a été incité à l’insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d’inculquer des préjugés parce qu’en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l’oppression intéressée ou ambitieuse, mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens de lisière à la grande masse privée de pensée.
Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?, 1784.



Le préjugé est bon, en son temps ; car il rend heureux. Il ramène les peuples à leur centre, les rattache plus solidement à leur souche, les rend plus florissants selon leur caractère propre, plus ardents et par conséquent aussi plus heureux dans leurs penchants et leurs buts. La nation la plus ignorante, la plus remplie de préjugés est à cet égard souvent la première : le temps des désirs d’émigration et des voyages pleins d’espoir à l’étranger est déjà maladie, enflure, embonpoint malsain, pressentiment de mort.
Herder (1744-1803), Une autre philosophie de l’histoire (1774), trad. Max Rouché, Paris, Aubier, pp.185-187.


Vous voyez, Monsieur, que dans ce siècle de lumières, je ne crains pas d’avouer que chez la plupart d’entre nous les sentiments sont restés à l’état de nature ; qu’au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous y tenons au contraire tendrement et j’ajouterai même, pour notre plus grande honte, que nous les chérissons parce que ce sont des préjugés – et que plus longtemps ces préjugés ont régné, plus ils se sont répandus, plus nous les aimons. C’est que nous craignons d’exposer l’homme à vivre et à commercer avec ses semblables en ne disposant que de son propre fonds de raison, et cela parce que nous soupçonnons qu’en chacun ce fonds est petit, et que les hommes feraient mieux d’avoir recours, pour les guider, à la banque générale et au capital constitué des nations et des siècles. (...) En cas d’urgence le préjugé est toujours prêt à servir ; il a déjà déterminé l’esprit à ne s’écarter jamais de la voie de la sagesse et de la vertu, si bien qu’au moment de la décision, l’homme n’est pas abandonné à l’hésitation, travaillé par le doute et la perplexité. Le préjugé fait de la vertu une habitude et non une suite d’actions isolées.
Edmund Burke (1729-1797), Réflexions sur la Révolution de France et sur les procédés de certaines sociétés à Londres, relatif à cet événement (1790)


Le préjugé héréditaire est une sorte de raison qui s’ignore. Il a ses titres aussi bien que la raison elle-même ; mais il ne sait pas les retrouver ; à la place des bons, il en allègue d’apocryphes. Ses archives sont enterrées ; il faut pour les dégager des recherches dont il n’est pas capable ; elles subsistent pourtant, et aujourd’hui l’histoire les remet en lumière. – Quand on le considère de près, on trouve que, comme la science, il a pour source une longue accumulation d’expériences : les hommes, après une multitude de tâtonnements et d’essais, ont fini par éprouver que telle façon de vivre ou de penser était la seule accommodée à leur situation, la plus praticable de toutes, la plus bienfaisante, et le régime ou dogme qui aujourd’hui nous semble une convention arbitraire a d’abord été un expédient avéré de salut public. Souvent même il l’est encore ; à tout le moins, dans ses grands traits, il est indispensable, et l’on peut dire avec certitude que, si dans une société les principaux préjugés disparaissaient tout d’un coup, l’homme, privé du legs précieux que lui a transmis la sagesse des siècles, retomberait subitement à l’état sauvage et redeviendrait ce qu’il fut d’abord, je veux dire un loup inquiet, affamé, vagabond et poursuivi.
Hyppolite Taine (1828-1893), Les origines de la France contemporaine(1875-1893).


Les principes sont souvent des guides pour l’action plus efficaces lorsqu’ils apparaissent sans plus comme des préjugés irraisonnés, un sentiment général que certaines choses “ne se font pas” ; tandis que dès l’instant où ils sont énoncés explicitement, l’on commence à spéculer à propos de leur validité et de leur exactitude.
Friedrich von Hayek (1899-1992), Droit, Législation et Liberté, tome I (1973), p.71.




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