mardi 11 décembre 2018

L'amour - corrigé d'une analyse d'un texte de Freud

Sujet
La part de vérité que dissimule tout cela et qu’on nie volontiers se résume ainsi : l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus[1] : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ses manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. Quiconque évoquera dans sa mémoire les horreurs des grandes migrations des peuples, ou de l’invasion des Huns[2] ; celles commises par les fameux Mongols de Gengis Khan[3]ou de Tamerlan[4], ou celles que déclencha la prise de Jérusalem par les pieux croisés[5], sans oublier enfin celles de la dernière guerre mondiale[6], devra s'incliner devant notre conception et en reconnaître le bien-fondé.
Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à̀ la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à̀ présent. Elle croit pouvoir prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d’en user elle-même envers les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes et plus subtiles de l’agressivité humaine. Chacun de nous en arrive à̀ ne plus voir que des illusions dans les espérances mises pendant sa jeunesse en ses semblables, et comme telles à les abandonner ; chacun de nous peut éprouver combien la malveillance de son prochain lui rend la vie pénible et douloureuse. Mais il serait injuste de reprocher à la civilisation de vouloir exclure de l’activité humaine la lutte et la concurrence. Sans doute sont-elles indispensables, mais rivalité n’est pas nécessairement hostilité ; c’est simplement abuser de la première que d’en prendre prétexte pour justifier la seconde.
Les communistes croient avoir découvert la voie de la délivrance du mal. D’après eux, l’homme est uniquement bon, ne veut que le bien de son prochain ; mais l’institution de la propriété privée a vicié sa nature. La possession des biens confère la puissance à un seul individu et fait germer en lui la tentation de maltraiter son prochain ; celui qui en est dépouillé doit donc devenir hostile à l’oppresseur et se dresser contre lui. Lorsqu’on abolira la propriété privée, qu’on rendra toutes les richesses communes et que chacun pourra participer aux plaisirs qu’elles procurent, la malveillance et l’hostilité qui règnent parmi les hommes disparaîtront. Comme tous les besoins seront satisfaits, nul n’aura plus aucune raison de voir un ennemi en autrui, tous se plieront bénévolement à la nécessité du travail. (…) En ce qui concerne son postulat psychologique, je me crois toutefois autorisé à y reconnaître une illusion sans consistance aucune. En abolissant la propriété privée, on retire, certes, à l’agressivité humaine et au plaisir qu’elle procure l’un de ses instruments, et sans doute un instrument puissant, mais non pas le plus puissant. En revanche, on n’a rien changé aux différences de puissance et d’influence dont l’agressivité abuse, non plus qu’à̀ la nature de celle-ci. Car elle n’a pas été créée par la propriété mais régnait de façon presque illimitée en des temps primitifs où cette dernière était encore bien peu de chose ; à peine l’instinct de la propriété a-t-il perdu chez les enfants sa forme anale primitive que déjà l’agression se manifeste chez eux ; elle constitue enfin le sédiment qui se dépose au fond de tous les sentiments de tendresse ou d’amour unissant les humains, à l’exception d’un seul peut-être : du sentiment d’une mère pour son enfant mâle. Abolirait-on le droit individuel aux biens matériels, que subsisterait le privilège sexuel, d’où émane obligatoirement la plus violente jalousie ainsi que l’hostilité la plus vive entre des êtres occupant autrement le même rang. Abolirait-on en outre ce dernier privilège en rendant la vie sexuelle entièrement libre, en supprimant donc la famille, cette cellule germinative de la civilisation, que rien ne laisserait prévoir quelles nouvelles voies la civilisation pourrait choisir pour son développement. Il faut, en tout cas, prévoir ceci : quelque voie qu’elle choisisse, le trait indestructible de la nature humaine l’y suivra toujours. 
Sigmund Freud(1929), Malaise dans la civilisation(traduction française, 1934)

Analysez le texte.
  
Corrigé.
Freud nie l’opinion selon laquelle l’homme serait un être tranquille empli d’amour dont l’agressivité serait de défense. Il lui attribue au contraire une capacité d’agression. Il en déduit que son prochain n’est pas seulement une aide ou un partenaire sexuel, il est aussi un objet de tentation. Il explique la conséquence qu’il a tirée en énumérant tous les actes méchants que l’homme fait sur son prochain. Reprenant la formule « Homo homini lupus », l’homme est un loup pour l’homme, il pose une question rhétorique pour marquer l’impossibilité de nier au vu des faits de la vie et de l’histoire qu’il admet comme données d’où il tire son induction, cette part sombre de l’homme. Il distingue deux manifestations de l’agressivité : soit elle est masquée par des buts qui pourraient aussi bien être atteints par d’autres moyens, soit elle éclate au grand jour : la condition est que les forces morales inhibitrices ne soient pas présentes. Il illustre cette agressivité gratuite par des exemples historiques, invasions barbares, constitutions d’empire, massacres gratuits.
L’agressivité selon lui nous la décelons en nous-mêmes et l’attribuons à juste titre à autrui. Il peut alors en tirer comme conséquence qu’elle est un obstacle pour la civilisation (ou culture). Pour qu’elle se conserve, il nie que le travail solidaire soit une condition suffisante. Il explique que l’agressivité est supérieure à la rationalité. Il peut donc en déduire qu’il faut que la civilisation lutte contre l’agressivité avec des idéaux éthiques. Il en déduit qu’elle le fait avec trois moyens : le premier est l’identification amoureuse inhibée quant au but, c’est-à-dire sans satisfaction sexuelle ; le second est la restriction sexuelle et le troisième est l’idéal d’aimer son prochain que la réalité dément justement. La civilisation se montre selon lui impuissante à éliminer l’agressivité même en se réservant l’usage de la violence contre ceux qui l’exercent. En fait, l’agressivité a des formes plus subtiles qui empoisonnent la vie et qui ont pour conséquence une défiance vis-à-vis des autres au fur et à mesure de l’avancée en âge. Freud reproche implicitement la volonté d’éradiquer toute opposition en distinguant rivalité et hostilité et en valorisant la première. Il peut alors en déduire qu’il est abusif de prendre la première comme prétexte pour la seconde.
Il expose la théorie communiste. Selon lui, cette dernière consiste à faire de la propriété privée la source du mal. Pour cette théorie selon Freud, l’homme est bon. La propriété donne au propriétaire la possibilité de faire du mal aux autres qui en retour lui sont hostiles. Les communistes en déduisent selon lui que l’abolition de la propriété privée permettra de retrouver la bonté de l’homme. Il n’y aura plus de nécessité dans l’abondance d’être agressif vis-à-vis des autres. Freud critique le communisme d’un point de vue psychologique. Il en refuse le postulat. Il en infère que la propriété privée est un instrument puissant d’agressivité mais qu’elle demeure. C’est le cas chez l’enfant après la phase anale qui enveloppe un instinct de propriété. Il ajoute qu’il y a de l’agressivité dans toutes les relations amoureuses à l’exception de la relation entre la mère et l’enfant mâle. Dans l’hypothèse de l’abolition de la propriété privée, resterait la propriété sexuelle. Dans l’hypothèse d’un communisme sexuel, on ne sait ce qu’il adviendra. Mais Freud maintient que l’agressivité appartient à la nature humaine.




[1]« L’homme est un loup pour l’homme. » Cette formule est démarquée de la formule qui se trouve dans une pièce de Plaute (254-184 av. J.-C.), La comédie des ânes(Asinaria) qu’on date de 212. La formule a été reprise une fois dans l’épître dédicatoire au comte de Devonshire dans son De Cive(Le citoyen) par Hobbes et lui est faussement attribuée. Ce dernier la faisait précéder de la formule homo homini deus.
[2]Elles commencent à la fin du IV° siècle. Leur chef le plus célèbre se nommait Attila qui se tailla un empire qui ne lui survécut pas dans la première moitié du V° siècle.
[3]Gengis Khan (v.1155/1162-1227) fonda l’empire mongol, le plus grand empire de tous les temps sur la plus grande partie de l’Asie.
[4]Tamerlan (1336-1405) fonda un empire turco-mongol dans une grande partie du moyen orient.
[5]C’est le 15 juillet 1099 que les croisés prennent Jérusalem aux musulmans. Ces derniers sont massacrés. Les juifs sont brûlés dans leurs synagogues.
[6]Il s’agit bien évidemment de ce que nous nommons la première guerre mondiale.

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