mercredi 5 décembre 2018

L'amour - corrigé d'une dissertation: Valéry "L'amour consiste à pouvoir être bêtes ensemble"

Les amants paraissent souvent ridicules à ceux qui ne le sont pas et qui les observent.
Ainsi, Paul Valéry a pu écrire dans Monsieur Testeen attribuant le propos à Émilie Teste : « l’amour consiste à pouvoir être bêtes ensemble. » (C’est l’auteur qui souligne).
Cette définition de l’amour le désigne comme ce qui permet de réaliser le fait d’être bête, mais à deux, ce qui signifie que l’homme habituellement cherche au moins à ne pas l’être. Ce pouvoir peut se comprendre comme une autorisation que l’homme se donne à lui-même. On voit donc le paradoxe. L’amour permettrait de rechercher volontairement ce qui est bien plutôt la marque de la déchéance humaine, la bêtise ou l’état de bête, c’est-à-dire d’un être sans raison. Mais cette autorisation à être bête que les amoureux se donneraient présuppose justement qu’ils ne le sont pas.
Aussi peut-on se demander quel sens on peut donner à la thèse qui ressort de cette remarque que Valéry attribue à un de ses personnages. Que signifie donc « pouvoir être bêtes ensemble » ? S’agit-il d’une caractéristique véritable de l’amour ou bien d’une caractéristique seulement apparente ? Y a-t-il une façon proprement humaine de pouvoir être bêtes ensemble ?
En nous appuyant sur le dialogue de Platon, Le Banquet, la pièce comique de Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’étéet sur le roman de Stendhal, La Chartreuse de Parme, nous verrons en quoi le propos du personnage de Valéry signifie que l’amour rend possible le pouvoir d’être bêtes ensemble au sens de l’animalité comme de la bêtise par différence avec la vie ordinaire, puis en quoi il s’agit d’une apparence pour les conventions sociales et enfin en quoi il implique une rupture réelle avec la bêtise qui est celle de la vie sociale.


L’amour au sens de l’éros, c’est-à-dire cette passion qui lie deux êtres à l’exclusion de tous les autres, les conduit à agir indépendamment des exigences de la vie ordinaire. Ils sont ensemble parce qu’ils forment un ensemble. Ainsi, dans la pièce de Shakespeare, Titania sous le charme provoqué par la pensée d’amour est amoureuse de Bottom qu’elle prend avec lui : se manifeste ainsi l’animalité. Ce qui le montre c’est sa tête d’âne, animal symbolisant peut-être une sexualité débridée. De même dans le discours de Pausanias, celui-ci fait remarquer que les hommes, à la condition d’être amoureux, peuvent faire tout ce qui est interdit habituellement : leur liberté est totale (cf. Le Banquet, 183c-d). On peut également remarquer que l’amour de Fabrice et Clélia se passent dans le noir : il est purement animal. Il n’y a pas vraiment d’échanges entre les amoureux. Finalement, cet amour si sublime dans la tour Farnèse s’achève symboliquement dans le bas. Or, la bêtise invoquée concerne-t-elle aussi l’intelligence ?
Si l’amour affecte l’intelligence et donc produit une forme de bêtise qui se manifeste dans l’être ensemble des amoureux, la raison en est que les amoureux sont dominés par leur passion. C’est que la bêtise n’est pas simplement le manque de connaissance, ni même une sorte de faute. Elle est bien plutôt dans une certaine incapacité de réfléchir. Dans le mythe que propose Aristophane dans Le Banquet de Platon, les êtres séparés que sont devenus les hommes ne cherchent qu’à être ensemble. Dès lors, pour eux, toute culture de l’intelligence est absente. Si l’institution de la sexualité la rend possible, Aristophane décrit en mauvais termes les amours des androgynes originels dont il conteste la grandeur possible. On voit la même chose dans Le Songe d’une nuit d’étéoù les amoureux sont focalisés sur leur être ensemble et non sur un développement personnel. Ce pour être bêtes ensemble est précisément dans le refus de prendre en compte la situation dans sa globalité. Il peut être bêtise de l’amoureuse Héléna qui croit pouvoir conquérir Démétrius en trahissant son amie Hermia. La présence de son aimé la rend ainsi incapable de réflexion. Les amoureux de La Chartreuse de Parmene cherchent en aucun cas, lorsqu’ils sont ensemble, quelque amélioration de leur intellect. Ils se livrent à leur amour en restant attachés aux préjugés qui sont les leurs. Se retrouver, échanger par tous les moyens sans rien dire de bien élevés, voilà leur seul but.

Toutefois, s’il est vrai que l’amour conduit bien à l’autorisation que se donnent les amoureux d’être bêtes ensemble au double sens de l’animalité et de l’absence d’intelligence, il n’en reste pas moins vrai que cette communauté que constitue les amoureux développe une relation et des réflexions qui lui sont propres. Ainsi, l’idée de ce pouvoir d’être bêtes ensemble n’est-elle pas qu’une apparence ?


La morale de l’amour s’oppose à la morale sociale. La première consiste à se consacrer à cet être à deux où l’autre est irremplaçable sans qu’il soit l’essentiel comme dans l’amour chrétien, l’ἀγάπη (agápê). La seconde consiste dans un ordre social où il s’agit de tenir sa place. Or, être bête au double sens du terme, c’est s’opposer à la morale sociale. La bêtise, en effet, n’est pas l’erreur – que n’évitent pas les plus grands savants – ni la faute, qui suppose la volonté de faire le mal. La bêtise, c’est un certain écart à la morale sociale. La dimension antisociale de l’amour peut se montrer dans le contexte d’une discussion des inconvénients d’une monarchie avec sa vie de cour. Le narrateur fait cette remarque « D’un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s’ennuyer toute la journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bête qu’eux, et là, pas d’Opéra. » (Chapitre XXIV, p.538). Il s’agit justement d’un jugement qu’il porte sur la bêtise qui appartient bien plutôt à une société, les États-Unis, le modèle du conformisme le plus étroit. Or ce conformisme conduit justement à juger comme bêtes ceux qui ne lui ressemblent pas. Ainsi, les amoureux, du moins à Athènes, reçoivent-ils des reproches de leurs amis selon Pausanias (183c). Il distingue certes les amoureux qui n’en veulent qu’au corps de l’autre par opposition à ceux qui en veulent à leur intelligence. Aussi, dans les cités où on ne goûte pas l’intelligence dans l’art de discourir comme à Sparte, où dans celles où règne la tyrannie, l’acceptation des amours homosexuels ou leur refus renvoie à une forme de bêtise. On voit bien cette apparence dans la pièce de Shakespeare où Egée ou Thésée ne se lassent pas de critiquer l’attitude d’Hermia et de Lysandre. C’est qu’ils sortent de la morale sociale. Leur être ensemble est déprécié. Comment ne passeraient-ils pas pour bêtes par rapport à la morale sociale alors que leur conduite est tout à fait rationnelle du point de vue de la morale de l’amour. S’enfuir pour se retrouver ensemble dans une nouvelle vie. Mais faut-il vraiment parler de morale ?
L’amour est rien moins que morale. Aussi l’amour conduit inéluctablement à s’opposer à la morale. C’est en ce sens que la bêtise apparaît en lui au double sens du terme. Aussi comprend-on que les amoureux, ensemble, puissent être bêtes dans la mesure où justement ils s’autorisent à être bêtes mais aussi en ce sens qu’ils manifestent ainsi le pouvoir d’être bêtes qui appartient à l’homme seul dans la mesure où il a le pouvoir de ne l’être pas. Le comte Mosca, « fou d’amour » (chapitre VI, p.175) au bout de huit jours, proposera à la comtesse un artifice pour qu’il puisse se voir sans dommage : qu’elle épouse le duc de Sanseverina-Taxis, un vieillard de 68 ans (ibid., p.178) qui recevra en échange une récompense. Elle lui rétorque : « Mais savez-vous que ce vous me proposez là est fort immoral ? » Et le narrateur lui-même ne peut qu’acquiescer. On le voit dans la traîtrise qui appartient à l’amour. Les variations des amours sont, dans Le Songe d’une nuit d’été, le résultat d’une opération magique. Mais elle symbolise une réalité de l’amour qui n’est rien moins que fidèle. Démétrius qui a aimé Héléna veut dorénavant épouser Hermia au début de la pièce que Lysandre a courtisé avec succès. Les deux jeunes gens seront de nouveau en concurrence pour Héléna un peu plus tard. On peut penser alors qu’il y a là un désir mimétique au sens de René Girard (1923-2015 ; cf. Shakespeare : les feux de l’envie, traduction française, 1990), c’est-à-dire un désir qui n’est rien d’autre que le désir de ce que l’autre désire et qui l’institue en modèle et en rival. C’est cette absence finalement de morale qui fait la bêtise des amoureux ensemble puisqu’il lutte contre la morale, qu’ils soient en accord ou non. Dans Le Banquet(183b-c), Pausanias marque également ce caractère lorsqu’il évoque la transgression du serment des amants comme une transgression finalement autorisée. L’amant peut, en outre, se livrer à une sorte d’esclavage volontaire que tout homme dans son bon sens refuserait.

Néanmoins, la morale sociale ou l’interprétation souvent sociale de la morale, voire l’absence de toute morale qui caractérise l’amour, puisqu’elle détermine cette apparence de bêtise, ne masque-t-elle pas la véritable essence de l’amour qui n’est pas du tout une capacité ou une autorisation d’être bêtes ensemble mais au contraire, une rupture avec la bêtise dans les deux sens du terme ?


Il est clair que si des amants se retrouvent ensemble, il est abusif de parler d’une autorisation d’être bêtes ensemble au sens de l’animalité. Si les sens s’enflamment, ce n’est pas par une sorte de retour à l’animalité. C’est au contraire une négation de l’animalité parce qu’il ne s’agit pas d’un appel de l’instinct mais d’une transfiguration à travers la négation de l’animalité. La preuve en serait la possibilité justement des amants de différer la réalisation de leurs vœux les plus chers comme le montrent Hermia et Lysandre lorsqu’ils s’endorment après s’être enfui d’Athènes. Celle-là refuse la proposition de s’étendre côte à côte : elle lui dit « Une certaine distance doit séparer / Un jeune homme vertueux et une jeune fille » (acte II, scène II, p.113). C’est cette capacité à différer la réalisation de l’amour physique qui marque cette rupture. Elle marque la façon humaine d’être bêtes ensemble. C’est pourquoi il s’agit d’un pouvoir qui appartient à l’homme. De même Socrate montre à Alcibiade la puissance d’un vrai amour, capable de maîtriser les désirs du corps afin de viser l’élévation de chacun des deux êtres. On est alors bien loin de la bêtise au sens d’un comportement proche de l’animalité. Si les deux amants sont ensemble, ils montrent plutôt une attention à l’autre, une intelligence dans la relation à l’autre. Fabrice et Clélia se retrouvent certes pour une fête des sens. Mais elle est transfigurée par l’amour. En effet, il est clair que Fabrice, qui a eu de nombreuses conquêtes n’est nullement un libertin. C’est l’amour qu’il ne trouvait pas qu’il a enfin trouvé. Il avait avoué ce manque d’amour à sa tante, la duchesse Sanseverina (chapitre VI). N’y a-t-il pas comme une dimension morale dans l’amour qui, comme la vraie morale, se moquerait de la morale, pour reprendre le mot de Pascal (Pensées, 513, Lafuma) ?
La dimension morale de l’amour se montre moins dans la suggestion que fait Héphaïstos : « je consens à vous fondre ensemble et à vous transformer en un seul être » (192d) qu’il propose à deux amoureux que dans la productivité de l’amour que défend Diotime (206d). Et lorsqu’Alcibiade fait l’éloge de Socrate, le véritable amoureux, sa célèbre comparaison avec les Silènes et les Satyres visent à montrer que l’amour véritable présente une face apparente qui n’est pas sa réalité profonde. Car, Socrate est celui qui subvertit les codes de l’amour autorisé socialement. Lui qui devrait être l’éraste qui poursuit l’éromène Alcibiade se révèle un éromène qui se dérobe. Certes, Fabrice et Clélia gâchent leur chance. Ne faut-il pas mettre leur échec sur le compte d’une collectivité trop restrictive dans les obligations qu’elle impose à ces membres ? Ce qui donne à le penser, c’est la précipitation de la fin du roman où les événements négatifs se manifestent. Clélia est victime de ses croyances religieuses et non d’une forme quelconque de bêtise. Sa relation avec Fabrice va à l’encontre de la morale sociale et c’est l’opposition entre les deux morales qui fait le caractère contradictoire de son attitude. Si donc elle et Fabrice peuvent être bêtes ensemble, c’est dans cette dimension qui les oppose à la structure sociale, politique et religieuse, qui empêche leur amour d’être. Shakespeare semble réserver à l’après-pièce un certain bonheur des amants qui vont se marier, conformément à toute bonne comédie qui doit bien finir. Nul doute ainsi que la morale sociale paraît sauve. Mais la comédie aura montré bien plutôt la bêtise de la morale sociale. Démétrius et Lysandre se valent. Mais Egée, le père, choisit l’un plutôt que l’autre sans autre raison que son droit de père au détriment de l’amour. La bêtise n’est pas là où on la montre. La bêtise, c’est le non-sens qui se prend pour le bon sens.


En un mot, le problème était de savoir comment interpréter le mot d’un personnage de Valéry qui définit paradoxalement l’amour comme un « pouvoir d’être bêtes ensemble ». Il est vrai en premier lieu que l’amour semble impliquer de la part des amoureux une attitude qui à la fois présente un déficit de sens et une certaine bestialité. Pourtant, ce n’est là qu’une apparence. Bien au contraire, cette bêtise de l’amour est bien plutôt la dénonciation de la bêtise d’un ordre social ou moral qui impose des prescriptions qui manifestent une certaine bêtise entendue comme non-sens. Disons donc que le mot de Valéry doit s’entendre de façon profondément ironique.

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