Expliquer le texte suivant :
Qu’est-ce donc que la liberté ? Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde. Le monde est déjà constitué, mais aussi jamais complètement constitué. Sous le premier rapport, nous sommes sollicités, sous le second nous sommes ouverts à une infinité de possibles. Mais cette analyse est encore abstraite, car nous existons sous les deux rapports à la fois. Il n’y a donc jamais déterminisme et jamais choix absolu, jamais je ne suis chose et jamais conscience nue. En particulier, même nos initiatives, même les situations que nous avons choisies nous portent, une fois assumées, comme par une grâce d’état. La généralité du « rôle » et de la situation vient au secours de la décision, et, dans cet échange entre la situation et celui qui l’assume, il est impossible de délimiter la « part de la situation » et la « part de la liberté ». On torture un homme pour le faire parler. S’il refuse de donner les noms et les adresses qu’on veut lui arracher, ce n’est pas par une décision solitaire et sans appuis ; il se sentait encore avec ses camarades, et, encore engagé dans la lutte commune, il était comme incapable de parler ; ou bien, depuis des mois ou des années, il a affronté en pensée cette épreuve et misé toute sa vie sur elle ; ou enfin, il veut prouver en la surmontant ce qu’il a toujours pensé et dit de la liberté. Ces motifs n’annulent pas la liberté, ils font du moins qu’elle ne soit pas sans étais (*) dans l’être.
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945.
(*) soutiens
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé
Qu’est-ce donc que la liberté ? Est-ce un pouvoir absolu de choisir qui s’oppose à tout déterminisme ? Ou bien est-ce une sorte d’illusion qui proviendrait d’une méconnaissance des déterminismes qui pèsent sur nous ?
Tel est le problème auquel Merleau-Ponty répond dans cet extrait de sa Phénoménologie de la perception.
L’auteur décrit une liberté qui est certes choix mais qui s’insère dans le monde.
Reste qu’on peut se demander si, en faisant de la liberté de l’homme un être au monde, on n’est pas conduit finalement à nier la possibilité de s’arracher au monde. N’est-ce pas alors nier sans le vouloir la liberté ?
L’auteur commence par poser la question de savoir ce qu’est la liberté. Or, il commence sa réponse en expliquant ce qu’est naître. Voilà qui est pour le moins étrange. Et ceci d’autant plus qu’il explique la naissance par un double caractère. Naître c’est avoir le monde pour origine – et non simplement les parents et c’est naître au monde. Dans le premier sens, il faut comprendre la totalité de ce qui existe comme condition de la naissance, y compris donc la société dans laquelle on se trouve. Par la seconde, il faut comprendre que celui qui naît est en relation avec le monde, en rapport avec lui, un peu comme on dit de quelqu’un qu’il est au café et non simplement qu’il est dans un café comme l’est une table. C’est dire qu’il a conscience d’être dans ce lieu qui est un café et qu’il se comporte en fonction de ce lieu que ce soit positivement ou négativement.
Merleau-Ponty précise qu’en tant que nous naissons du monde, nous sommes sollicités. C’est dire que ce monde déjà préfigure ce que nous avons à faire ou à ne pas faire. Par contre, en tant qu’être au monde, nous avons devant nous une infinité de possibles. Comprenons qu’en tant que nous naissons du monde, ce que nous faisons est déjà déterminé et qu’en tant que nous naissons au monde, nous pourrions choisir comme nous l’entendons. Bref, nous serions soumis à des causes d’un côté et doué d’un libre arbitre absolu de l’autre.
Or, comment nos choix pourraient-ils s’insérer dans le monde ? Dès lors, la liberté serait absurde et seul notre être du monde aurait un sens. Toutefois, ne peut-on pas penser que la liberté n’est pas une sorte d’absolue et qu’elle n’exige pas de penser que l’homme est « un empire dans un empire » selon la formule critique de Spinoza dans l’Éthique ?
Aussi Merleau-Ponty a-t-il raison de considérer que la première analyse qu’il fait est abstraite, c’est-à-dire qu’elle considère comme séparée ce qui en réalité est uni. Il soutient donc que les deux aspects qu’il a distingués sont les deux modalités sous lesquelles nous existons en même temps. Il déduit de ce double mode d’existence qui n’en fait qu’un qu’il n’y a jamais déterminisme. C’est-à-dire qu’aucun aspect de notre existence ne peut être ramené simplement à des causes dont il serait l’effet. Si tel était le cas, nous serions seulement du monde.
Mais il n’y a pas non plus de choix absolu, c’est-à-dire un choix que rien ne précèderait et qui tomberait dans le monde. Sans quoi nous serions au monde, voire même hors du monde. Il précise chacune des thèses qu’il nie. Si je me considère comme déterminé par un aspect, alors je me pense comme une chose. Ainsi, ni en tant que vivant, ni en tant qu’être social ne suis-je chose. Mais je ne suis pas non plus « une conscience nue », celle que Descartes atteint par le doute méthodique dans la seconde de ses Méditations métaphysiques, c’est-à-dire en rejetant précisément l’existence du monde.
Certes ainsi je puis remarquer que si je doute de tout et si partant de là j’émets l’hypothèse que tout est faux, je puis douter de mon corps mais non de mon existence. C’est ainsi que je puis me définir comme conscience. Il n’en reste pas moins vrai qu’une telle analyse n’est valable que dans la solitude de la méditation. Dès qu’il s’agit d’agir, je suis inséré dans un monde qui est tout aussi indubitable que moi.
Pour montrer qu’il n’y a qu’abstraction dans la distinction et l’opposition entre liberté absolue et déterminisme, Merleau-Ponty montre que les situations que l’on peut dire choisies portent le sujet par une sorte de grâce d’état. L’expression se dit en théologie de la grâce accordée en raison d’une situation difficile. Dans le contexte, Merleau-Ponty veut dire que l’initiative ou la situation choisie a l’effet d’une grâce, c’est-à-dire de ce qui dans la théologie, incline la liberté. Et si elle est d’état, c’est parce qu’elle forme elle-même ce qui amène à incliner en son sens la liberté du sujet. C’est donc dire que le sujet ne choisit pas à partir de rien. Il n’y a donc pas de choix absolu. Merleau-Ponty en déduit bien que la situation ou le rôle incline la volonté. Mais là où on verrait un déterminisme que la volonté aurait à choisir ou à refuser, lui considère qu’il est impossible de distinguer entre la situation et la liberté, entre la part de l’une et de l’autre. Relative à la situation où elle s’exerce, la liberté ne se mesure pas en tant que choix. Elle n’est donc pas relative au sens où elle serait limitée mais elle est relative au sens où elle est la liberté d’un être fini et non d’un dieu ou de dieu.
Or, ne peut-on pas penser qu’il y a des situations qui laissent moins de choix que d’autres, autrement dit qui limitent la liberté en ce sens qu’elles la diminuent ? Et dès lors, ne peut-on pas considérer que la notion même de situation fait une part au déterminisme qui, poussée à la limite, conduirait à la nier ? Telles sont les interrogations auxquelles l’exemple qu’analyse enfin Merleau-Ponty dans cet extrait nous conduit.
En effet, Merleau-Ponty prend l’exemple d’un homme qu’on torture et qui refuse de parler. Il ne donne pas les noms et les adresses qu’on lui demande. Il s’agit vraisemblablement d’un résistant membre d’un réseau torturé par des nazis allemands ou français. Le refus montre d’abord que, quel que soit le pouvoir, quelles que soient les lois faites par les hommes, la liberté ne peut être contrainte. Elle peut seulement être supprimée. Dans la mesure où le résistant refuse, on pourrait y voir l’acte qui résulte d’un choix absolu. Merleau-Ponty le récuse en tentant de montrer que, quel que soit le motif, celui-ci s’enracine dans la situation.
En effet, il admet comme premier motif la solidarité avec les camarades, la lutte commune, une sorte d’impossibilité de parler. S’il s’en était tenu à ce motif, on aurait pu penser que Merleau-Ponty nie la liberté ou en fait l’émanation de l’histoire de la personne. Il n’en est rien. Il s’agit de montrer en quoi le motif trouve dans la situation un appui, un poids d’être. Il n’est pas une simple pensée qui surgirait de façon abrupte, l’acte d’une conscience qui ferait simplement face au monde.
Il en va de même du second motif, à savoir la préparation à la torture et à la résistance qu’elle appelle. Le refus de parler du sujet trouve là encore dans son histoire, dans sa situation, ce qui donne un poids à son choix. Celui-ci n’est absolument pas une pure décision. S’il y a choix et non simple déterminisme, c’est parce que la préparation elle-même est choisie et ne dépend pas simplement des conditions sociales du sujet.
Quant au troisième motif, il paraît bien différent. C’est qu’il s’enracine quant à lui dans la décision de prouver sa liberté. On reconnaît là un motif que déjà Descartes donnait dans sa lettre à Mesland du 9 février 1645où il disait qu’il est possible de ne pas suivre un bien connu ou une vérité évidente pour prouver sa liberté. Mais à la différence de Descartes, le résistant de Merleau-Ponty s’appuie sur le fait qu’une réflexion ne tombe pas tout à coup. Elle est ancienne. Il s’agit donc bien encore une fois non pas d’un choix absolu mais d’un choix relatif à la situation du sujet. Et ce motif annule l’idée que la situation est en réalité un déterminisme.
En outre, la diversité des motifs indique en quoi ils diffèrent des causes, c’est-à-dire en quoi ils n’ont rien à voir avec le déterminisme. En effet, celui-ci implique que les effets ont toujours les mêmes causes. En outre, les effets ne dépendent pas du tout du choix d’un sujet. Le cours d’eau qui déborde ne le fait à partir de nulle décision ; son mouvement suit les lois de la physique de façon absolument nécessaire. Le motif quant à lui exige un choix. Or, il n’est pas arbitrairement choisi selon Merleau-Ponty : il est choisi dans le cadre de la situation du sujet. Celle-ci offre donc des éléments pour les motifs et non des circonstances qui détermineraient l’action du sujet indépendamment de sa volonté. Or, on peut se demander si le sujet n’a pas dans une telle situation une liberté moindre que dans d’autres.
En effet, l’exemple que prend Merleau-Ponty est exemplaire en ce qu’il montre que les motifs qui amènent le sujet à refuser s’inscrivent chacun dans sa situation. Il n’en reste pas moins vrai que le refus pour lui conduit inéluctablement à la mort ou plutôt à une longue souffrance avant la mort. Le nombre de possibles est loin d’être infini pour le résistant sous la torture. Dès lors, s’il n’est pas possible de séparer la part de la situation de la part de la liberté, force est de penser que les situations diffèrent les unes des autres quant aux possibles qu’elles offrent de sorte qu’il y a des degrés de libertés.
En un mot, la question était de savoir s’il est possible d’analyser la liberté à la façon de Merleau-Ponty dans cet extrait de la Phénoménologie de la perception. Pour lui, elle est un choix qui s’enracine dans la situation mondaine de l’homme.
On a pu voir que cette définition suppose de récuser comme abstraite l’opposition de l’être dans le monde régi par le déterminisme et de l’être au monde qui serait conscience nue et choix absolu. Liberté et situation vont de pairs.
Toutefois, si on peut accorder à Merleau-Ponty que la liberté reste entière lorsque les motifs trouvent dans la situation du sujet leur poids d’être, il n’en reste pas moins vrai qu’il est possible, sans annuler la liberté, de concevoir des degrés de liberté selon l’étendue des possibles qui s’offrent au sujet.
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