Voir des foules de gens pressés qui attendent l’apparition d’un nouvel objet technique, console de jeu ou téléphone, ou entendre dire que dans quelques années un nouveau vaccin permettra d’éradiquer une maladie montrent une attente concernant la technique chez l’homme moderne. Qu’attendre donc de la technique ?
Attendre, c’est se disposer à recevoir quelque chose qui est indépendant de nous. C’est être attentif mais également passif. Or, il paraît contradictoire de placer dans la technique une attente quelconque. En effet, la technique exige l’invention d’outils, la réflexion, bref, le contraire même de l’attente. Les préhistoriques qui faisaient des kilomètres pour trouver du silex pour faire des bifaces n’attendaient pas qu’il leur tombe dessus. Autrement dit, la technique exige bien plutôt qu’on fasse, qu’on invente, bref, qu’on crée à partir de nous-mêmes.
Toutefois, la technique a des résultats, elle produit des effets, elle imprègne la vie de l’homme dont on a pu dire qu’il est un « tool making animal ». Dès lors, elle paraît bien être l’objet d’attentes ou d’une attente qu’il s’agit alors de déterminer.
On peut donc se demander si cela a un sens d’attendre quoi que ce soit de la technique et alors quoi en attendre ou si au contraire le juste rapport à la technique est de ne rien en attendre du tout.
Si la technique est consubstantielle à l’existence humaine, on ne peut rien en attendre, ou alors d’être ce qui donne les moyens de maîtriser la nature, ou seulement d’en attendre qu’elle ne peut décider des fins qu’on doit viser.
La technique désigne un savoir-faire qui use d’outils, eux-mêmes résultats d’un savoir-faire qui permet de produire des objets utiles. Or, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire des hommes, on trouve des outils, de sorte que la technique est la façon propre aux hommes de vivre. C’est que si on trouve des usages d’outils, voire quelques outils chez les autres êtres vivants, l’homme se distingue par la permanence de l’utilisation des outils pour vivre. Ainsi le chimpanzé (Pan troglodites) de la forêt de Taï en Côte d’Ivoire utilise des pierres taillées pour casser des noix. De même, il fabrique une sorte de baguette pour capturer et déguster des fourmis ou des termites. Mais l’homme quant à lui n’abandonne jamais ses outils. Il ne peut donc s’extraire des outils, des outils à faire des outils, etc. On ne peut donc rien attendre de la technique en ce sens que l’homme ne peut vivre qu’en usant de la technique. Or, n’y a-t-il pas des usages différents des outils qui dépendent des individus ?
Chaque société dépend d’une certaine technique, c’est-à-dire de l’ensemble des objets qui constituent ses conditions d’existence. Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) fait remarquer que l’usage des outils dans les sociétés qu’on nomme primitives ou premières impliquait le seul individu. Il maîtrisait totalement son usage comme s’il était seul. Par contre, certaines inventions ont conduit à une dépendance des hommes les uns des autres. Il déplore alors que l’esclavage et la misère aient suivi ces inventions. Il faut plutôt y voir les effets nécessaires de certaines organisations techniques. Autrement dit, l’usage des techniques dépend de la société et non simplement de l’individu. Dès lors, cela n’a pas de sens d’attendre pour l’individu quoi que ce soit de la technique, elle détermine ses effets. Quant à la société, elle existe dans l’usage de ses techniques qui lui donnent sa forme. N’est-ce pas alors l’humanité qui peut attendre quelque chose de la technique ?
On peut avec Bergson dans l’Évolution créatrice (1907) dire que les techniques seules définissent vraiment les âges humains, les époques et les possibilités d’agir. En effet, l’intelligence humaine soutient Bergson est tournée vers la fabrication d’outils, et d’outils à en faire d’autres. Ainsi parlons-nous de l’âge de la pierre taillée, paléolithique, ou bien de l’âge du bronze. Bergson imagine qu’on parlera ainsi de l’invention de la machine à vapeur. L’inventivité technique, le progrès technique, c’est-à-dire l’amélioration de l’efficacité des objets techniques appartient à l’essence même de l’humanité qu’il propose de nommer plus justement homo faber qu’homo sapiens comme on le fait traditionnellement depuis le naturaliste suédois Carl Linné (1707-1778). Dès lors, le rapport de l’homme à la technique n’est pas de l’ordre de l’attente mais du faire justement. Et s’il y a progrès, il faut le comprendre au sens d’une complication et d’un accroissement indéfini du domaine de la technique. Or qui dit invention véritable dit nouveauté inconcevable de sorte que cela n’a pas de sens d’attendre quoi que ce soit des techniques futures puisqu’on ne sait pas ce qu’elles seront.
Toutefois, si la technique est consubstantielle à l’existence sociale des hommes, des sociétés qui ont un équipement technologique équivalent n’agissent pas de la même manière de même que des individus usent de façon différente de leurs outils. On peut donc penser qu’il est possible d’attendre de la technique des résultats différents. Peut-on considérer alors qu’il est possible d’attendre de la technique qu’elle nous amène ce qui nous est utile ? Quel sens a cette utilité ? Qu’est-ce qu’on attend alors de la technique ?
La technique est certes dans le faire, mais elle est aussi à disposition. En effet, non seulement les outils, voire les machines, mais également les savoir-faire incorporés, peuvent être utilisés lorsqu’on le veut ou tout au moins selon les moments prévus par l’organisation sociale. Dans cette mesure, je peux attendre quelque chose de l’usage d’une technique. En effet, elle est toujours un moyen qui permet de remplir une fin. La technique se donne comme un impératif pour l’homme selon Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785, II° section). Autrement dit, elle est une règle qui s’impose à un sujet qui peut ne pas la respecter. Plus précisément, la technique se situe dans les impératifs hypothétiques, c’est-à-dire ceux qui présupposent d’abord qu’une fin soit voulue. Ainsi remarque Kant du point de vue des impératifs hypothétiques, il n’y a pas de différence entre le médecin qui soigne et l’empoisonneur qui tue. La technique est donc une affaire de moyens. D’elle, on ne peut attendre autre chose que fournir des moyens. Si donc on en attend quelque chose, c’est de mettre à disposition de l’individu mais surtout de la société, voire de l’humanité, des moyens divers pour toutes sortes de fins possibles. Ne peut-on pas en attendre un effet plus global ?
Elle permet aussi lorsqu’elle est adossée à la science de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » comme Descartes en a conçu le projet dans la VI° partie du Discours de la méthode (1637). Autrement dit, on peut attendre de la technique en ce sens qu’elle nous permette d’être de plus en plus efficaces dans notre capacité à maîtriser les forces de la nature et à les faire servir pour les usages que nous pouvons définir. En effet, les sciences empiriques nous permettent de connaître les lois de la nature, c’est-à-dire les relations nécessaires de succession ou de simultanéité entre les phénomènes selon la définition d’Auguste Comte dans la première leçon du Cours de philosophie positive (1830). Dès lors, la réalité d’un ou de plusieurs phénomènes permet de réaliser le ou les phénomènes qui s’en suivent. C’est en ce sens que les progrès de la connaissance du vivant, des mécanismes qui le constituent, permettent non seulement d’améliorer notre santé mais nous amènent à attendre qu’il en aille de même à l’avenir. Est-ce à dire que nous devons attendre de la technique seulement des merveilles ?
Dans la mesure où la technique nous permet la maîtrise de la nature, elle ne peut qu’être bonne en ce sens où elle nous donne les moyens d’arriver à nos fins. Nous pouvons donc nous attendre à de bons effets de la puissance qu’elle nous donne. En effet, ce que la maîtrise de la nature a d’incontestablement positive, c’est qu’elle permet à l’homme de se libérer de forces qui le dominent. Il faut certes en faire usage pour qu’elle produise les effets escomptés. Il faut même en faire un bon usage. La puissance peut servir à de mauvaises fins. Mais ce n’est pas la technique qui en est responsable. Aussi demeure-t-elle à disposition pour produire les effets que nous pouvons souhaiter, qu’il s’agisse d’outils, de machines ou de savoir-faire incorporés.
Néanmoins, attendre de la technique qu’elle nous assure la maîtrise de la nature comme si c’était le bien, c’est se lancer dans une course infinie qui a toutes les chances de produire l’effet strictement inverse, c’est-à-dire obtenir la plus grande dépendance vis-à-vis de la technique. Dès lors, pour pouvoir attendre de la technique qu’elle puisse nous donner des moyens en vue de nos fins, ne faut-il pas justement séparer nos fins de la technique ? Ne faut-il pas trouver vis-à-vis de la technique une attitude qui soit telle qu’elle permette justement d’en attendre ce qu’on peut et doit en attendre sans obtenir tout autre chose ?
On peut attendre de la technique des moyens pour des fins quelconques à la condition d’avoir la bonne attitude, c’est-à-dire de ne pas attendre d’elle qu’elle fasse plus et mieux qu’elle ne peut sans quoi on peut attendre d’elle au mieux une énorme déception, au pire notre esclavage. En effet, on peut remarquer avec Freud dans Malaise dans la civilisation (1929) que l’homme, quoiqu’il ait accompli les progrès que Descartes promettait, n’en est pas plus heureux pour autant. Il attendait en effet la satisfaction de ses désirs de l’accroissement de la maîtrise de la nature que donne la technique comme technologie, c’est-à-dire comme application des sciences. Freud en conclut qu’il ne faut pas alors rejeter la technique, c’est-à-dire n’en attendre que le malheur, mais il faut penser qu’elle n’est pas la seule source du bonheur. C’est qu’en effet, si elle donne des moyens de faire, elle ne permet en aucune façon de régler les désirs. Bien au contraire, elle donne une forme à nos désirs. En effet, dans la mesure où la technique permet de faire quelque chose, elle nous conduit à nécessairement attendre ce qu’elle permet. Et s’il est vrai comme le soutenait René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) que nous désirons ce que les autres désirs, l’invention technique multiplie et complique nos vies. On imagine mal Homo erectus s’inquiétant de l’absence de réseau avec son dernier téléphone mobile à la mode. Dès lors, dans la mesure où on en attend le bonheur, la technique ne conduit-elle pas plutôt à l’esclavage ?
C’est que l’attitude de pure attente vis-à-vis de la technique conduit à en être l’esclave, c’est-à-dire finalement le contraire de ce qu’on en attend. En effet, cette attitude consiste à placer dans la technique la solution à tous les problèmes, qu’ils soient moraux, politiques ou sociaux. On attendra de la technique qu’elle résolve le problème de la pauvreté en ne voyant pas que la pauvreté est le résultat de l’inégale répartition des richesses qui n’a rien de technique mais qui est politique. Aider son prochain n’est pas un impératif technique, mais un impératif catégorique pour parler comme Kant, c’est-à-dire une fin qui est morale. Il n’y a pas à attendre que la technique permette à l’avenir – un avenir qui est toujours remis aux calendes grecques – de permettre de résoudre les problèmes de la faim. On peut généraliser cet exemple et considérer qu’il ne faut pas attendre de la technique la solution au problème des moyens dans la mesure où les fins elles-mêmes doivent déterminer quels moyens sont en adéquation. Autrement dit, les impératifs catégoriques pour parler comme Kant sont premiers. Est-ce à dire qu’il ne faut rien attendre de la technique ?
On peut alors dire avec Heidegger dans « Sérénité » repris dans Questions III (1955) que c’est à la condition de ne pas accorder à la technique un rôle essentiel, autrement dit, c’est à la condition de ne pas attendre d’elle qu’elle prenne le pas sur la totalité de nos existences, qu’il est possible de s’en libérer et de n’attendre d’elle que ce qu’elle peut donner : de simples moyens dont nous pouvons user. Il faut dit-il simplifier notre rapport à la technique en lui disant à la fois oui et non. Oui à l’usage des objets techniques. Le progrès technique peut alors se poursuivre. Nous pouvons même y contribuer. Non à l’accaparement à la technique. Il faut s’en détacher. Or, ce qui la caractérise, c’est justement de penser en termes d’utilité. Ce n’est donc pas simplement par la distinction des moyens et des fins, ce n’est pas non plus en considérant que les fins sont plus importantes que les moyens, surtout s’il s’agit de fin en soi comme autrui, c’est en adoptant une tout autre attitude que celle du calcul technique, une attitude qui consiste justement à penser qu’il est possible de se libérer de la technique. Socrate déjà critiquait si on en croit l’Apologie de Socrate de Platon les gens de métier ou artisans qui croient savoir ce qu’il en est des choses les plus importantes alors qu’ils n’ont de connaissances que limitées dans leur métier. À son exemple, n’attendons pas de la technique qu’elle puisse résoudre les questions essentielles.
Disons donc pour finir que le problème était de savoir s’il y avait un sens à attendre quoi que ce soit de la technique. C’est que l’homme en tant qu’homo faber ne peut en attendre quoi que ce soit dans la mesure où la technique fait le fond de son action sur le monde. Pourtant, on a pu voir que dans la mesure où la technique comme ensemble d’outils pouvait avoir un usage variable, il semble nécessaire d’en attendre simplement d’être un ensemble de moyens neutres qui permet de réaliser nos fins. On peut même considérer que cette neutralité est bonne dans la mesure où on peut en attendre une certaine maîtrise de la nature. Mais c’est précisément cette vue d’une technique neutre qui nous livre à sa domination si nous ne cherchons pas bien plutôt à considérer que nous devons extraire notre pensée lorsqu’elle concerne les fins de la technique, donc du calcul des moyens, que nous pouvons attendre de la technique qu’elle se limite à fournir des moyens.