Avant-propos
Le texte
qu’on va lire est la première partie des Principes de la philosophie de
Descartes. Le texte avait d’abord été publié en latin en 1644. Descartes se
proposait de réaliser un manuel capable de remplacer les manuels
aristotéliciens qui avaient cours dans les écoles.
Le texte
fut traduit par l’abbé Picot et la traduction a été en quelque sorte validée
par Descartes et publiée en 1647 accompagné d’une lettre-préface adressée à la
princesse Élisabeth avec laquelle Descartes était en correspondance depuis
quatre ans.
On conserve
ici cette traduction parce qu’on n’a pas la prétention de mieux comprendre le
latin que Descartes. Certaines volontés de retraduction sont d’ailleurs
uniquement déterminées par des problématiques ultérieures qui sont en partie
étrangères à Descartes. Par exemple, l’article 9 n’use pas en français du terme
de conscience, preuve que ce n’est pas le problème de Descartes même si c’est
celui de la philosophie depuis … Kant.
La
pagination de l’édition Adam et Tannery a été maintenue dans le corps du texte.
On s’est uniquement permis de modifier l’orthographe et la graphie afin de
présenter un texte lisible actuellement.
Patrice Bégnana
Descartes, Les principes de la philosophie
PREMIERE
PARTIE : DES PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE HUMAINE (AT IX II 25)
1. Que pour examiner la
vérité il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute
autant qu’il se peut.
Comme nous avons été
enfants avant que d’être hommes et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt
mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous n’avions pas
encore l’usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités
nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent
de telle sorte qu’il n’y a point d’apparence que nous puissions nous en
délivrer, si nous n’entreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les
choses où nous trouverons le moindre soupçon d’incertitude.
2. Qu’il est utile aussi de
considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter.
Il sera
même fort utile que nous fausses toutes celles où nous pourrons imaginer le
moindre doute, afin que si nous en découvrons quelques-unes qui, nonobstant
cette précaution, nous semblent manifestement vraies, nous fassions état
qu’elles sont aussi très certaines et les plus aisées qu’il est possible de
connaître.
(26) 3. Que nous ne
devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions.
Cependant
il est à remarquer que je n’entends point que nous nous servions d’une façon de
douter si générale, sinon lorsque nous commençons à nous appliquer à la
contemplation de la vérité. Car il est certain qu’en ce qui regarde la conduite
de notre vie nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont
que vraisemblables, à cause que les occasions d’agir en nos affaires se
passeraient presque toujours avant que nous pussions nous délivrer de tous nos
doutes ; et lorsqu’il s’en rencontre plusieurs de telles sur un même
sujet, encore que nous n’apercevions peut-être pas davantage de vraisemblance
aux unes qu’aux autres, si l’action ne souffre aucun délai, la raison veut que
nous en choisissions une, et qu’après l’avoir choisie nous la suivions
constamment, de même que si nous l’avions jugée très certaine.
4. Pourquoi on peut douter
de la vérité des choses sensibles.
Mais, parce
que nous n’avons point d’autre dessein maintenant que de vaquer à la recherche
de la vérité, nous douterons en premier lieu si, de toutes les choses qui sont
tombées sous nos sens ou que nous avons jamais imaginées, il y en a
quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous
savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres, et
qu’il y aurait de l’imprudence de nous trop fier à ceux qui nous ont trompés,
quand même ce n’aurait été qu’une fois, comme aussi à cause que nous songeons
presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons
vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont
point ailleurs, et que lorsqu’on est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste
plus de marque par où on puisse savoir si les pensées qui viennent en songe
sont plutôt fausses que les autres.
5. Pourquoi on peut aussi
douter des démonstrations de mathématique.
Nous
douterons aussi de toutes les autres choses qui nous ont semblé autrefois très
certaines, même des démonstrations de mathématique et de ses principes, encore
que d’eux-mêmes ils soient assez manifestes, (27) parce qu’il y a des
hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières ; mais
principalement parce que nous avons ouï dire que Dieu, qui nous a créés, peut
faire tout ce qui lui plaît, et que nous ne savons pas encore s’il a voulu nous
faire tels que nous soyons toujours trompés, même aux choses que nous pensons
mieux connaître ; car, puisqu’il a bien permis que nous nous soyons
trompés quelquefois, ainsi qu’il a été déjà remarqué, pourquoi ne pourrait-il
pas permettre que nous nous trompions toujours ? Et si nous voulons feindre
qu’un Dieu tout-puissant n’est point auteur de notre être, et que nous
subsistons par nous-mêmes ou par quelque autre moyen, de ce que nous
supposerons cet auteur moins puissant, nous aurons toujours d’autant plus de
sujet de croire que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être
continuellement abusés.
6. Que nous avons un libre
arbitre qui fait que nous pouvons nous abstenir de croire les choses douteuses,
et ainsi nous empêcher d’être trompés.
Mais quand celui qui nous
a créés serait tout-puissant, et quand même il prendrait plaisir à nous tromper,
nous ne laissons pas d’éprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes
les fois qu’il nous plaît, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre
croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher
d’être jamais trompés.
7. Que nous ne saurions
douter sans être, et que cela est la première connaissance certaine qu’on peut
acquérir.
Pendant que
nous rejetons en cette sorte tout ce dont nous pouvons douter, et que nous
feignons même qu’il est faux, nous supposons facilement qu’il n’y a point de
Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous n’avons point de corps ; mais
nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous
doutons de La vérité de toutes ces choses ; car nous avons tant de
répugnance à concevoir que ce qui pense n’est pas véritablement au même temps
qu’il pense, que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous
ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : Je pense, donc
je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui
se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre.
(28) 8. Qu’on
connaît aussi ensuite la distinction qui est entre l’âme et le corps.
Il me semble aussi que ce
biais est tout le meilleur que nous puissions choisir pour connaître la nature
de l’âme et qu’elle est une substance entièrement distincte du corps ;
car, examinant ce que nous sommes, nous qui pensons maintenant qu’il n’y a rien
hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connaissons
manifestement que, pour être, nous n’avons pas besoin d’extension, de figure,
d’être en aucun lieu, ni d’aucune autre telle chose qu’on peut attribuer au
corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons ; et par
conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède
celle que nous avons du corps, et qu’elle est plus certaine, vu que nous doutons
encore qu’il y ait au monde aucun corps, et que nous savons certainement que
nous pensons.
9. Ce que c’est que penser.
Par le mot de penser,
j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons
immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre,
vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. Car si
je dis que je vois ou que je marche, et que j’infère de là que je suis ;
si j’entends parler de l’action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes,
cette conclusion n’est pas tellement infaillible, que je n’aie quelque sujet
d’en douter, à cause qu’il se peut faire que je pense voir ou marcher, encore
que je n’ouvre point les yeux et que je ne bouge de ma place ; car cela
m’arrive quelquefois en dormant, et le même pourrait peut-être arriver si je
n’avais point de corps ; au lieu que si j’entends parler seulement de
l’action de ma pensée ou du sentiment, c’est-à-dire de la connaissance qui est
en moi, qui fait qu’il me semble que je vois ou que je marche, cette même
conclusion est si absolument vraie que je n’en puis douter, à cause qu’elle se
rapporte à l’âme, qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque
autre façon que ce soit.
10. Qu’il y a des notions
d’elles-mêmes si claires qu’on les obscurcit en les voulant définir à la façon
de l’École, et qu’elles ne s’acquièrent point par étude, mais naissent avec
nous.
Je
n’explique pas ici plusieurs autres termes dont je me suis déjà servi et dont
je fais état de me servir (29) ci-après ; car je ne pense pas que,
parmi ceux qui liront mes écrits, il s’en rencontre de si stupides qu’ils ne
puissent entendre d’eux-mêmes ce que ces termes signifient. Outre que j’ai
remarqué que les philosophes, en tâchant d’expliquer par les règles de leur
logique des choses qui sont manifestes d’elles-mêmes, n’ont rien fait que les
obscurcir ; et lorsque j’ai dit que cette proposition : Je pense,
donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui
conduit ses pensées par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir
auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il
faut être, et autres choses semblables ; mais, à cause que ce sont là des
notions si simples que d’elles-mêmes elles ne nous font avoir la connaissance
d’aucune chose qui existe, je n’ai pas jugé qu’elles dussent être mises ici en
compte.
11. Comment nous pouvons
plus clairement connaître notre âme que notre corps.
Or, afin de savoir
comment la connaissance que nous avons de notre pensée précède celle que nous
avons du corps, et qu’elle est incomparablement plus évidente, et telle
qu’encore qu’il ne fût point nous aurions raison de conclure qu’elle ne
laisserait pas d’être tout ce qu’elle est, nous remarquerons qu’il est
manifeste, par une lumière qui est naturellement en nos âmes, que le néant n’a
aucunes qualités ni propriétés qui lui soient affectées, et qu’où nous en
apercevons quelques-unes il se doit trouver nécessairement une chose ou
substance dont elles dépendent. Cette même lumière nous montre aussi que nous
connaissons d’autant mieux une chose ou substance, que nous remarquons en elle
davantage de propriétés ; or, il est certain que nous en remarquons
beaucoup plus en notre pensée qu’en aucune autre chose, d’autant qu’il n’y a
rien qui nous excite à connaître quoi que ce soit, qui ne nous porte encore
plus certainement à connaître notre pensée. Par exemple, si je me persuade
qu’il y a une terre à cause que je la touche ou que je la vois : de cela
même, par une raison encore plus forte, je dois être persuadé que ma pensée est
ou existe, à cause qu’il se peut faire que je pense toucher la terre, encore
qu’il n’y ait peut-être aucune terre au monde ; et qu’il n’est pas
possible que moi, c’est-à-dire mon âme, ne soit rien pendant qu’elle a cette
pensée ; nous pouvons conclure le même de toutes les autres choses qui
nous viennent en la pensée, à savoir, que nous, qui les pensons, existons,
encore qu’elles soient peut-être fausses ou qu’elles n’aient aucune existence.
(30) 12. D’où vient
que tout le monde ne la connaît pas en cette façon.
Ceux qui n’ont pas
philosophé par ordre ont eu d’autres opinions sur ce sujet, parce qu’ils n’ont
jamais distingué assez soigneusement leur âme, ou ce qui pense, d’avec le
corps, ou ce qui est étendu en longueur, largeur et profondeur. Car, encore
qu’ils ne fassent point difficulté de croire qu’ils étaient dans le monde, et
qu’ils en eussent une assurance plus grande que d’aucune autre chose,
néanmoins, comme ils n’ont pas pris garde que par eux, lorsqu’il était question
d’une certitude métaphysique, ils devaient entendre seulement leur pensée, et
qu’au contraire ils ont mieux aimé croire que c’était leur corps qu’ils
voyaient de leurs yeux qu’ils touchaient de leurs mains, et auquel ils
attribuaient mal à propos la faculté de sentir, ils n’ont pas connu
distinctement la nature de leur âme.
13. En quel sens on peut
dire que si on ignore Dieu, on ne peut avoir de connaissance certaine d’aucune
autre chose.
Mais
lorsque la pensée, qui se connaît soi-même en cette façon, nonobstant qu’elle
persiste encore à douter des autres choses, use de circonspection pour tâcher
d’étendre sa connaissance plus avant, elle trouve en soi premièrement les idées
de plusieurs choses ; et pendant qu’elle les contemple simplement, et
qu’elle n’assure pas qu’il y ait rien hors de soi qui soit semblable à ces
idées, et qu’aussi elle ne le nie pas, elle est hors de danger de se méprendre.
Elle rencontre aussi quelques notions communes dont elle compose des démonstrations
qui la persuadent si absolument qu’elle ne saurait douter de leur vérité
pendant qu’elle s’y applique. Par exemple, elle a en soi les idées des nombres
et des figures ; elle a aussi entre ses communes notions que, “ si on
ajoute des quantités égales à d’autres quantités égales, les touts seront égaux
”, et beaucoup d’autres aussi évidentes que celle-ci, par lesquelles il est
aisé de démontrer que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits,
etc. Tant qu’elle aperçoit ces notions et l’ordre dont elle a déduit cette
conclusion ou d’autres semblables elle est très assurée de leur vérité :
mais, comme elle ne saurait y penser toujours avec tant d’attention lorsqu’il
arrive qu’elle se souvient de quelque (31) conclusion sans prendre garde
à l’ordre dont elle peut être démontrée, et que cependant elle pense que
l’Auteur de son être aurait pu la créer de telle nature qu’elle se méprît en
tout ce qui lui semble très évident elle voit bien qu’elle a un juste sujet de
se défier de la vérité de tout ce qu’elle n’aperçoit pas distinctement, et
qu’elle ne saurait avoir aucune science certaine jusques à ce qu’elle ait connu
celui qui l’a créée.
14. Qu’on peut démontrer
qu’il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d’être ou d’exister est
comprise en la notion que nous avons de lui.
Lorsque par
après, elle fait une revue sur les diverses idées ou notions qui sont en soi,
et qu’elle y trouve celle d’un être tout-connaissant, tout-puissant et
extrêmement parfait, elle juge facilement, par ce qu’elle aperçoit en cette
idée, que Dieu, qui est cet être tout parfait, est ou existe : car encore
qu’elle ait des idées distinctes de plusieurs autres choses, elle n’y remarque
rien qui l’assure de l’existence de leur objet ; au lieu qu’elle aperçoit
en celle-ci, non pas seulement comme dans les autres, une existence possible,
mais une absolument nécessaire et éternelle. Et comme de ce qu’elle voit qu’il
est nécessairement compris dans l’idée qu’elle a du triangle que ses trois
angles soient égaux à deux droits elle se persuade absolument que le triangle a
trois angles égaux à deux droits ; de même, de cela seul qu’elle aperçoit
que l’existence nécessaire et éternelle est comprise dans l’idée qu’elle a d’un
être tout parfait elle doit conclure que cet être tout parfait est ou existe
15. Que la nécessité d’être
n’est pas ainsi comprise en la notion que nous avons des autres choses, mais
seulement le pouvoir d’être.
Elle pourra
s’assurer encore mieux de la vérité de cette conclusion, si elle prend garde
qu’elle n’a point en soi l’idée ou la notion d’aucune autre chose où elle
puisse reconnaître une existence qui soit ainsi absolument nécessaire ;
car de cela seul elle saura que l’idée d’un être tout parfait n’est point en
elle par une fiction, comme celle qui représente une chimère, mais qu’au
contraire, elle y est empreinte par une nature immuable et vraie, et qui doit
nécessairement exister, parce qu’elle ne peut être conçue qu’avec une existence
nécessaire.
(32) 16. Que les
préjugés empêchent que plusieurs ne connaissent clairement cette nécessité
d’être qui est en Dieu.
Notre âme
ou notre pensée n’aurait pas de peine à se persuader cette vérité si elle était
libre de ses préjugés mais, d’autant que nous sommes accoutumés à distinguer en
toutes les autres choses l’essence de l’existence, et que nous pouvons feindre
à plaisir plusieurs idées de choses qui, peut-être, n’ont jamais été et qui ne
seront peut-être jamais, lorsque nous n’élevons pas comme il faut notre esprit
à la contemplation de cet être tout parfait, il se peut faire que nous doutions
si l’idée que nous avons de lui n’est pas l’une de celles que nous feignons
quand bon nous semble, ou qui sont possibles, encore que l’existence ne soit
pas nécessairement comprise en leur nature.
17. Que, d’autant que nous
concevons plus de perfection en une chose, d’autant devons-nous croire que sa
cause doit aussi être plus parfaite.
De plus, lorsque nous
faisons réflexion sur les diverses idées qui sont en nous, il est aisé
d’apercevoir qu’il n’y a pas beaucoup de différence entre elles, en tant que
nous les considérons simplement comme les dépendances de notre âme ou de notre
pensée, mais qu’il y en a beaucoup en tant que l’une représente une chose, et
l’autre une autre ; et même que leur cause doit être d’autant plus
parfaite que ce qu’elles représentent de leur objet a plus de perfection. Car
tout ainsi que lorsqu’on nous dit que quelqu’un a l’idée d’une machine où il y
a beaucoup d’artifice, nous avons raison de nous enquérir comment il a pu avoir
cette idée, à savoir, s’il a vu quelque part une telle machine faite par un
autre, ou s’il a si bien appris la science des mécaniques, ou s’il est avantagé
d’une telle vivacité d’esprit que de lui-même il ait pu l’inventer sans avoir
rien vu de semblable ailleurs, à cause de tout l’artifice qui est représenté
dans l’idée qu’a cet homme, ainsi que dans un tableau, doit être en sa première
et principale cause, non pas seulement par imitation, mais en effet de la même
sorte ou d’une façon encore plus éminente qu’il n’est représenté.
(33) 18. Qu’on peut
derechef démontrer par cela qu’il y a un Dieu.
De même, parce que nous
trouvons en nous l’idée d’un Dieu, ou d’un être tout parfait, nous pouvons
rechercher la cause qui fait que cette idée est en nous ; mais, après
avoir considéré avec attention combien sont immenses les perfections qu’elle
nous représente, nous sommes contraints d’avouer que nous ne saurions la tenir
que d’un être très parfait, c’est-à-dire d’un Dieu qui est véritablement ou qui
existe, parce qu’il est non seulement manifeste par la lumière naturelle que le
néant ne peut être auteur de quoi que ce soit, et que le plus parfait ne
saurait être une suite et une dépendance du moins parfait, mais aussi parce que
nous voyons par le moyen de cette même lumière qu’il est impossible que nous
ayons l’idée ou l’image de quoi que ce soit, s’il n’y a en nous ou ailleurs un
original qui comprenne en effet toutes les perfections qui nous sont ainsi
représentées : mais comme nous savons que nous sommes sujets à beaucoup de
défauts, et que nous ne possédons pas ces extrêmes perfections dont nous avons
l’idée, nous devons conclure qu’elles sont en quelque nature qui est différente
de la nôtre, et en effet très parfaite, c’est-à-dire qui est Dieu, ou du moins
qu’elles ont été autrefois en cette chose, et il suit de ce qu’elles étaient
infinies qu’elles y sont encore.
19. Qu’encore que nous ne
comprenions pas tout ce qui est en Dieu, il n’y a rien toutefois que nous ne
connaissions si clairement comme ses perfections.
Je ne vois point en cela
de difficulté pour ceux qui ont accoutumé leur esprit à la contemplation de la
Divinité, et qui ont pris garde à ses perfections infinies : car encore
que nous ne les comprenions pas, parce que la nature de l’infini est telle que
des pensées finies ne le sauraient comprendre, nous les concevons néanmoins
plus clairement et plus distinctement que les choses matérielles, à cause
qu’étant plus simples et n’étant point limitées, ce que nous en concevons est
beaucoup moins confus. Aussi il n’y a point de spéculation qui puisse plus
aider à perfectionner notre entendement, et qui soit plus importante que
celle-ci, d’autant que la considération d’un objet qui n’a point de bornes en
ses perfections nous comble de satisfaction et d’assurance.
(34) 20. Que nous ne
sommes pas la cause de nous-mêmes, mais que c’est Dieu, et que par conséquent
il y a un Dieu.
Mais tout
le monde n’y prend pas garde comme il faut, et parce que nous savons assez,
lorsque nous avons une idée de quelque machine où il y a beaucoup d’artifice,
la façon dont nous l’avons eue, et que nous ne saurions nous souvenir de même
quand l’idée que nous avons d’un Dieu nous a été communiquée de Dieu, à cause
qu’elle a toujours été en nous, il faut que nous fassions encore cette revue,
et que nous recherchions quel est donc l’auteur de notre âme ou de notre pensée
qui a en soi l’idée des perfections infinies qui sont en Dieu, parce qu’il est
évident que ce qui connaît quelque chose de plus parfait que soi ne s’est point
donné l’être , à cause que par même moyen il se serait donné toutes les
perfections dont il aurait eu connaissance, et par conséquent qu’il ne saurait
subsister par aucun autre que par celui qui possède en effet toutes ces
perfections, c’est-à-dire qui est Dieu.
21. Que la seule durée de
notre vie suffit pour démontrer que Dieu est.
Je ne crois pas qu’on
doute de la vérité de cette démonstration, pourvu qu’on prenne garde à la
nature du temps ou de la durée de notre vie ; car, étant telle que ses
parties ne dépendent point les unes des autres et n’existent jamais ensemble,
de ce que nous sommes maintenant, il ne s’ensuit pas nécessairement que nous
soyons un moment après, si quelque cause, à savoir la même qui nous a produits,
ne continue à nous produire, c’est-à-dire ne nous conserve. Et nous connaissons
aisément qu’il n’y a point de force en nous par laquelle nous puissions
subsister ou nous conserver un seul moment, et que celui qui a tant de
puissance qu’il nous fait subsister hors de lui et qui nous conserve, doit se
conserver soi-même, ou plutôt n’a besoin d’être conservé par qui que ce soit,
et enfin qu’il est Dieu.
22. Qu’en connaissant qu’il
y a un Dieu en la façon ici expliquée, on connaît aussi tous ses attributs,
autant qu’ils peuvent être connus par la seule lumière naturelle.
Nous
recevons encore cet avantage, en prouvant de cette sorte l’existence de Dieu,
que nous connaissons (35) par même moyen ce qu’il est, autant que le
permet la faiblesse de notre nature. Car, faisant réflexion sur l’idée que nous
avons naturellement de lui, nous voyons qu’il est éternel, tout-connaissant,
tout-puissant, source de toute bonté et vérité, créateur de toutes choses, et
qu’enfin il a en soi tout ce en quoi nous pouvons reconnaître quelque
perfection infinie ou bien qui n’est bornée d’aucune imperfection.
23. Que Dieu n’est point
corporel, et ne connaît point par l’aide des sens comme nous, et n’est point
auteur du péché.
Car il y a des choses
dans le monde qui sont limitées, et en quelque façon imparfaites, encore que
nous remarquions en elles quelques perfections ; mais nous concevons
aisément qu’il n’est pas possible qu’aucunes de celles-là soient en Dieu :
ainsi, parce que l’extension constitue la nature du corps, et que ce qui est
étendu peut être divisé en plusieurs parties, et que cela marque du défaut,
nous concluons que Dieu n’est point un corps. Et bien que ce soit un avantage
aux hommes d’avoir des sens, néanmoins, à cause que les sentiments se font en
nous par des impressions qui viennent d’ailleurs, et que cela témoigne de la
dépendance, nous concluons aussi que Dieu n’en a point, mais qu’il entend et
veut, non pas encore comme nous par des opérations aucunement différentes, mais
que toujours par une même et très simple action, il entend, veut et fait tout,
c’est-à-dire toutes les choses qui sont en effet ; car il ne veut point la
malice du péché, parce qu’elle n’est rien.
24. Qu’après avoir connu
que Dieu est, pour passer à la connaissance des créatures, il se faut souvenir
que notre entendement est fini, et la puissance de Dieu, infinie.
Après avoir
ainsi connu que Dieu existe et qu’il est l’auteur de tout ce qui est ou qui
peut être, nous suivrons sans doute la meilleure méthode dont on se puisse
servir pour découvrir la vérité, si, de la connaissance que nous avons de sa
nature, nous passons à l’explication des choses qu’il a créées, et si nous
essayons de la déduire en telle sorte des notions qui sont naturellement en nos
âmes, que nous ayons une science parfaite, c’est-à-dire que nous connaissions les
effets par leurs causes. Mais, afin que nous puissions (36)
l’entreprendre avec plus de sûreté, nous nous souviendrons toutes les fois que
nous voudrons examiner la nature de quelque chose, que Dieu, qui en est
l’auteur est infini, et que nous sommes entièrement finis.
25. Et il faut croire tout
ce que Dieu a révélé, encore qu’il soit au-dessus de la portée de notre esprit.
Tellement
que s’il nous fait la grâce de nous révéler, ou bien à quelques autres, des
choses qui surpassent la portée ordinaire de notre esprit, telles que sont les
mystères de l’Incarnation et de la Trinité, nous ne ferons point difficulté de
les croire, encore que nous ne les entendions peut-être pas bien clairement.
Car nous ne devons point trouver étrange qu’il y ait en sa nature, qui est
immense, et en ce qu’il a fait, beaucoup de choses qui surpassent la capacité
de notre esprit.
26. Qu’il ne faut point
tâcher de comprendre l’infini mais seulement penser que tout ce en quoi nous ne
trouvons aucunes bornes est indéfini.
Ainsi nous ne nous
embarrasserons jamais dans les disputes de l’infini ; d’autant qu’il
serait ridicule que nous, qui sommes finis, entreprissions d’en déterminer
quelque chose, et par ce moyen le supposer ni en tâchant de le
comprendre ; c’est pourquoi nous ne nous soucierons pas de répondre à ceux
qui demandent si la moitié d’une ligne infinie est infinie, et si le nombre
infini est pair ou non pair, et autres choses semblables, à cause qu’il n’y a
que ceux qui s’imaginent que leur esprit est infini qui semblent devoir
examiner telles difficultés. Et, pour nous, en voyant des choses dans
lesquelles, selon certains sens, nous ne remarquons point de limites, nous
n’assurerons pas pour cela qu’elle soient infinies, mais nous les estimerons
seulement indéfinies. Ainsi, parce que nous ne saurions imaginer une étendue si
grande que nous ne concevions en même temps qu’il y en peut avoir une plus
grande, nous dirons que l’étendue des choses possibles est indéfinie ; et
parce qu’on ne saurait diviser un corps en des parties si petites que chacune
de ses parties ne puisse être divisée en d’autres plus petites, nous penserons
que la quantité peut être divisée en des parties dont le nombre est
indéfini ; et parce que nous ne saurions imaginer tant d’étoiles que Dieu
n’en puisse créer davantage, nous supposerons que leur nombre est indéfini, et
ainsi du reste.
(37) 27. Quelle
différence il y a entre indéfini et infini.
Et nous appellerons ces
choses indéfinies plutôt qu’infinies, afin de réserver à Dieu seul le nom
d’infini ; tant à cause que nous ne remarquons point de bornes en ses
perfections, comme aussi à cause que nous sommes très assurés qu’il n y en peut
avoir. Pour ce qui est des autres choses, nous savons qu’elles ne sont pas
ainsi absolument parfaites, parce qu’encore que nous y remarquions quelquefois
des propriétés qui nous semblent n’avoir point de limites, nous ne laissons pas
de connaître que cela procède du défaut de notre entendement, et non point de
leur nature.
28. Qu’il ne faut point
examiner pour quelle fin Dieu a fait chaque chose, mais seulement par quel
moyen il a voulu qu’elle fut produite.
Nous ne
nous arrêterons pas aussi à examiner les fins que Dieu s’est proposées en
créant le monde, et nous rejetterons entièrement de notre philosophie la
recherche des causes finales ; car nous ne devons pas tant présumer de
nous-mêmes, que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses
conseils : mais, le considérant comme l’auteur de toutes choses, nous
tâcherons seulement de trouver par la faculté de raisonner qu’il a mise en
nous, comment celles que nous apercevons par l’entremise de nos sens ont pu
être produites ; et nous serons assurés, par ceux de ses attributs dont il
a voulu que nous ayons quelque connaissance, que ce que nous aurons une fois
aperçu clairement et distinctement appartenir à la nature de ces choses, a la
perfection d’être vrai
29. Que Dieu n’est point la
cause de nos erreurs.
Et le
premier de ses attributs qui semble devoir être ici considéré, consiste en ce
qu’il est très véritable et la source de toute lumière, de sorte qu’il n’est
pas possible qu’il nous trompe, c’est-à-dire qu’il soit directement la cause
des erreurs auxquelles nous sommes sujets, et que nous expérimentons en
nous-mêmes ; car encore que l’adresse à pouvoir tromper semble être une
marque de subtilité d’esprit entre les hommes, néanmoins jamais (38) la
volonté de tromper ne procède que de malice ou de crainte et de faiblesse, et
par conséquent ne peut être attribuée à Dieu.
30. Et que par conséquent tout
cela est vrai que nous connaissons clairement être vrai, ce qui nous délivre
des doutes ci-dessus proposés.
D’où il
suit que la faculté de connaître qu’il nous a donnée, que nous appelons lumière
naturelle, n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle
l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et
distinctement ; parce que nous aurions sujet de croire que Dieu serait
trompeur, s’il nous l’avait donnée telle que nous prissions le faux pour le
vrai lorsque nous en usons bien. Et cette considération seule nous doit
délivrer de ce doute hyperbolique où nous avons été pendant que nous ne savions
pas encore si celui qui nous a créés avait pris plaisir à nous faire tels, que
nous fussions trompés en toutes les choses qui nous semblent très claires. Elle
doit nous servir aussi contre toutes les autres raisons que nous avions de
douter, et que j’ai alléguées ci-dessus ; même les vérités de mathématique
ne nous seront plus suspectes, à cause qu’elles sont très évidentes ; et
si nous apercevons quelque chose par nos sens, soit en veillant, soit en
dormant, pourvu que nous séparions ce qu’il y aura de clair et de distinct en
la notion que nous aurons de cette chose de ce qui sera obscur et confus, nous
pourrons facilement nous assurer de ce qui sera vrai. Je ne m’étends pas ici
davantage sur ce sujet, parce que j’en ai amplement traité dans les Méditations
de ma métaphysique, et ce qui suivra tantôt servira encore à l’expliquer mieux.
31. Que nos erreurs au
regard de Dieu ne sont que des négations, mais au regard de nous sont des
privations ou des défauts.
Mais parce
qu’il arrive que nous nous méprenons souvent, quoique Dieu ne soit pas
trompeur, si nous désirons rechercher la cause de nos erreurs, et en découvrir
la source, afin de les corriger ; il faut que nous prenions garde qu’elles
ne dépendent pas tant de notre entendement comme de notre volonté, et qu’elles
ne sont pas des choses ou substances qui aient besoin du concours actuel de
Dieu pour être produites ; en sorte (39) qu’elles ne sont à son
égard que des négations, c’est-à-dire qu’il ne nous a pas donné tout ce qu’il
pouvait nous donner, et que nous voyons par même moyen qu’il n’était point tenu
de nous donner ; au lieu qu’à notre égard elles sont des défauts et des imperfections.
32. Qu’il n’y a en nous que
deux sortes de pensées, à savoir la perception de l’entendement et l’action de
la volonté.
Car toutes
les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux
générales, dont l’une consiste à apercevoir par l’entendement, et l’autre à se
déterminer par la volonté. Ainsi sentir, imaginer et même concevoir des choses
purement intelligibles, ne sont que des façons différentes d’apercevoir ;
mais désirer, avoir de l’aversion, assurer, nier, douter, sont des façons
différentes de vouloir.
33. Que nous ne nous
trompons que lorsque nous jugeons de quelque chose qui ne nous est pas assez
connue.
Lorsque nous apercevons
quelque chose, nous ne sommes point en danger de nous méprendre si nous n’en
jugeons en aucune façon ; et quand même nous en jugerions, pourvu que nous
ne donnions notre consentement qu’à ce que nous connaissons clairement et
distinctement devoir être compris en ce dont nous jugeons, nous ne saurions non
plus faillir ; mais ce qui fait que nous nous trompons ordinairement est
que nous jugeons bien souvent, encore que nous n’ayons pas une connaissance
bien exacte de ce dont nous jugeons.
34. Que la volonté aussi
bien que l’entendement est requise pour juger.
J’avoue que nous ne saurions
juger de rien, si notre entendement n’y intervient, parce qu’il n’y a pas
d’apparence que notre volonté se détermine sur ce que notre entendement
n’aperçoit en aucune façon ; mais comme la volonté est absolument
nécessaire, afin que nous donnions notre consentement à ce que nous avons
aucunement aperçu, et qu’il n’est pas nécessaire pour faire un jugement tel
quel que nous ayons une connaissance entière et parfaite ; de là vient que
bien souvent nous donnons notre consentement à des choses dont nous n’avons
jamais eu qu’une connaissance fort confuse.
(40) 35. Qu’elle a
plus d’étendue que lui, et que de là viennent nos erreurs.
De plus, l’entendement ne
s’étend qu’à ce peu d’objets qui se présentent à lui, et sa connaissance est
toujours fort limitée : au lieu que la volonté en quelque sens peut
sembler infinie, parce que nous n’apercevons rien qui puisse être l’objet de
quelque autre volonté, même de cette immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre
ne puisse aussi s’étendre ; ce qui est cause que nous la portons
ordinairement au delà de ce que nous connaissons clairement et
distinctement ; et lorsque nous en abusons de la sorte, ce n’est pas
merveille s’il nous arrive de nous méprendre.
36. Lesquelles ne peuvent
être imputées à Dieu.
Or, quoique
Dieu ne nous ait pas donné un entendement tout-connaissant, nous ne devons pas
croire pour cela qu’il soit l’auteur de nos erreurs, parce que tout entendement
créé est fini, et qu’il est de la nature de l’entendement fini de n’être pas
tout-connaissant.
37. Que la principale
perfection de l’homme est d’avoir un libre arbitre, et que c’est ce qui le rend
digne de louange ou de blâme.
Au contraire, la volonté
étant, de sa nature, très étendue, ce nous est un avantage très grand de
pouvoir agir par son moyen, c’est-à-dire librement ; en sorte que nous
soyons tellement les maîtres de nos actions, que nous sommes dignes de louange
lorsque nous les conduisons bien : car, tout ainsi qu’on ne donne point
aux machines qu’on voit se mouvoir en plusieurs façons diverses, aussi
justement qu’on saurait désirer, des louanges qui se rapportent véritablement à
elles, parce que ces machines ne représentent aucune action qu’elles ne doivent
faire par le moyen de leurs ressorts, et qu’on en donne à l’ouvrier qui les a
faites, parce qu’il a eu le pouvoir et la volonté de les composer avec tant
d’artifice ; de même on doit nous attribuer quelque chose de plus, de ce
que nous choisissons ce qui est vrai, lorsque nous le distinguons d’avec le
faux, par une détermination de notre volonté, que si nous y étions déterminés
et contraints par un principe étranger.
(41) 38. Que nos
erreurs sont des défauts de notre façon d’agir, mais non point de notre
nature ; et que les fautes des sujets peuvent souvent être attribuées aux
autres maîtres, mais non point à Dieu.
Il est bien
vrai que toutes les fois que nous faillons, il y a du défaut en notre façon
d’agir ou en l’usage de notre liberté ; mais il n’y a point pour cela de
défaut en notre nature, à cause qu’elle est toujours la même quoique nos
jugements soient vrais ou faux. Et quand Dieu aurait pu nous donner une
connaissance si grande que nous n’eussions jamais été sujets à faillir, nous
n’avons aucun droit pour cela de nous plaindre de lui ; car encore que
parmi nous celui qui a pu empêcher un mal et ne l’a pas empêché en soit blâmé
et jugé comme coupable, il n’en est pas de même à l’égard de Dieu, d’autant que
le pouvoir que les hommes ont les uns sur les autres est institué afin qu’ils
empêchent de mal faire ceux qui leur sont inférieurs, et que la toute-puissance
que Dieu a sur l’univers est très absolue et très libre. C’est pourquoi nous
devons le remercier des biens qu’il nous a faits, et non point nous plaindre de
ce qu’il ne nous a pas avantagés de ceux que nous connaissons qui nous manquent
et qu’il aurait peut-être pu nous départir.
39. Que la liberté de notre
volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.
Au reste il est si
évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou
ne le pas donner quand bon lui semble, que cela peut être compté pour une de
nos plus communes notions. Nous en avons eu ci-devant une preuve bien
claire ; car, au même temps que nous doutions de tout, et que nous
supposions même que celui qui nous a créés employait son pouvoir à nous tromper
en toutes façons, nous apercevions en nous une liberté si grande, que nous
pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore
parfaitement bien. Or, ce que nous apercevions distinctement, et dont nous ne
pouvions douter pendant une suspension si générale, est aussi certain qu’aucune
autre chose que nous puissions jamais connaître.
(42) 40. Que nous
savons aussi très certainement que Dieu a préordonné toutes choses.
Mais, à
cause que ce que nous avons depuis connu de Dieu nous assure que sa puissance
est si grande que nous ferions un crime de penser que nous eussions jamais été
capables de faire aucune chose qu’il ne l’eût auparavant ordonnée, nous
pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes si nous
entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et
si nous tâchions de comprendre, c’est-à-dire d’embrasser et comme limiter avec
notre entendement, toute l’étendue de notre libre arbitre et l’ordre de la
Providence éternelle.
41. Comment on peut
accorder notre libre arbitre avec la préordination divine.
Au lieu que nous n’aurons
point du tout de peine à nous en délivrer, si nous remarquons que notre pensée
est finie, et que la toute-puissance de Dieu, par laquelle il a non seulement
connu de toute éternité ce qui est ou qui peut être, mais il l’a aussi voulu,
est infinie. Ce qui fait que nous avons bien assez d’intelligence pour
connaître clairement et distinctement que cette puissance est en Dieu ;
mais que nous n’en avons pas assez pour comprendre tellement son étendue que
nous puissions savoir comment elle laisse les actions des hommes entièrement
libres et indéterminées ; et que d’autre côté nous sommes aussi tellement
assurés de la liberté et de l’indifférence qui est en nous, qu’il n’y a rien
que nous connaissions plus clairement ; de façon que la toute-puissance de
Dieu ne nous doit point empêcher de la croire. Car nous aurions tort de douter
de ce que nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être
en nous, parce que nous ne comprenons pas une autre chose que nous savons être
incompréhensible de sa nature.
42. Comment, encore que
nous ne voulions jamais faillir, c’est néanmoins par notre volonté que nous
faillons.
Mais, parce
que nous savons que l’erreur dépend de notre volonté, et que personne n’a la
volonté de se tromper, on s’étonnera peut-être qu’il y ait de l’erreur en nos
jugements. Mais il faut remarquer qu’il y a bien (43) de la différence
entre vouloir être trompé et vouloir donner son consentement à des opinions qui
sont cause que nous nous trompons quelquefois. Car encore qu’il n’y ait
personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s’en trouve presque pas
un qui ne veuille donner son consentement à des choses qu’il ne connaît pas
distinctement : et même il arrive souvent que c’est le désir de connaître
la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l’ordre qu’il faut tenir pour la
rechercher manquent de la trouver et se trompent, à cause qu’il les incite à
précipiter leurs jugements, et à prendre des choses pour vraies, desquelles ils
n’ont pas assez de connaissance.
43. Que nous ne saurions
faillir en ne jugeant que des choses que nous apercevons clairement et distinctement.
Mais il est certain que
nous ne prendrons jamais le faux pour le vrai tant que nous ne jugerons que de
ce que nous apercevons clairement et distinctement, parce que Dieu n’étant
point trompeur, la faculté de connaître qu’il nous a donnée ne saurait faillir,
ni même la faculté de vouloir, lorsque nous ne l’étendons point au delà de ce
que nous connaissons. Et quand même cette vérité n’aurait pas été démontrée,
nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que
nous apercevons manifestement, que nous n’en saurions douter pendant que nous
les apercevons de la sorte.
44. Que nous ne saurions
que mal juger de ce que nous n’apercevons pas clairement, bien que notre
jugement puisse être vrai, et que c’est souvent notre mémoire qui nous trompe.
Il est
aussi très certain que toutes les fois que nous approuvons quelque raison dont
nous n’avons pas une connaissance bien exacte, ou nous nous trompons, ou, si
nous trouvons la vérité, comme ce n’est que par hasard, nous ne saurions être
assurés de l’avoir rencontrée et ne saurions savoir certainement que nous ne
nous trompons point. J’avoue qu’il arrive rarement que nous jugions d’une chose
en même temps que nous remarquons que nous ne la connaissons pas assez
distinctement à cause que la raison naturellement nous dicte que nous ne devons
jamais juger de rien que de ce que nous connaissons distinctement auparavant
que de juger. Mais nous nous trompons souvent parce que nous présumons avoir
autrefois connu plusieurs choses,(44) et que tout aussitôt qu’il nous en
souvient nous y donnons notre consentement, de même que si nous les avions
suffisamment examinées, bien qu’en effet nous n’en ayons jamais eu une
connaissance bien exacte.
45 Ce que c’est qu’une
perception claire et distincte.
Il y a même
des personnes qui en toute leur vie n’aperçoivent rien comme il faut pour en
bien juger ; car la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement
indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J’appelle
claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même
que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent
assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte,
celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne
comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme
il faut.
46. Qu’elle peut être
claire sans être distincte, mais non au contraire.
Par
exemple, lorsque quelqu’un sent une douleur cuisante, la connaissance qu’il a
de cette douleur est claire à son égard, et n’est pas pour cela toujours
distincte, parce qu’il la confond ordinairement avec le faux jugement qu’il
fait sur la nature de ce qu’il pense être en la partie blessée, qu’il croit être
semblable à l’idée ou au sentiment de la douleur qui est en sa pensée, encore
qu’il n’aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse qui est
en lui. Ainsi la connaissance peut être claire sans être distincte, et ne peut
être distincte qu’elle ne soit claire par même moyen.
47. Que pour ôter les
préjugés de notre enfance, il faut considérer ce qu’il y a de clair en chacune
de nos premières notions.
Or, pendant
nos premières années, notre âme ou notre pensée était si fort offusquée du
corps, qu’elle ne connaissait rien distinctement, bien qu’elle aperçût
plusieurs choses assez clairement ; et parce qu’elle ne laissait pas de
faire cependant une réflexion telle quelle sur les choses qui se présentaient,
nous avons rempli notre mémoire de beaucoup de préjugés, dont nous
n’entreprenons presque jamais de nous délivrer, encore (45) qu’il soit
très certain que nous ne saurions autrement les bien examiner. Mais afin que
nous le puissions maintenant sans beaucoup de peine, je ferai ici un dénombrement
de toutes les notions simples qui composent nos pensées, et séparerai ce qu’il
y a de clair en chacune d’elles, et ce qu’il y a d’obscur ou en quoi nous
pouvons faillir.
48. Que tout ce dont nous
avons quelque notion est considéré comme une chose ou comme une vérité ;
et le dénombrement des choses.
Je
distingue tout ce qui tombe sous notre connaissance en deux genres : le
premier contient toutes les choses qui ont quelque existence, et l’autre toutes
les vérités qui ne sont rien hors de notre pensée. Touchant les choses, nous
avons premièrement certaines notions générales qui se peuvent rapporter à
toutes, à savoir celles que nous avons de la substance, de la durée, de l’ordre
et du nombre, et peut-être aussi quelques autres. Puis nous en avons aussi de
plus particulières, qui servent à les distinguer. Et la principale distinction
que je remarque entre toutes les choses créées est que les unes sont
intellectuelles, c’est-à-dire sont des substances intelligentes, ou bien des
propriétés qui appartiennent à ces substances ; et les autres sont
corporelles c’est-à-dire sont des corps, ou bien des propriétés qui
appartiennent au corps. Ainsi l’entendement, la volonté et toutes les façons de
connaître et de vouloir, appartiennent à la substance qui pense ; la
grandeur, ou l’étendue en longueur, largeur et profondeur, la figure, le
mouvement, la situation des parties et la disposition qu’elles ont à être
divisées, et telles autres propriétés, se rapportent au corps. Il y a encore
outre cela certaines choses que nous expérimentons en nous-mêmes, qui ne
doivent point être attribuées à l’âme seule, ni aussi au corps seul, mais à
l’étroite union qui est entre eux, ainsi que j’expliquerai ci-après : tels
sont les appétits de boire, de manger, et les émotions ou les passions de
l’âme, qui ne dépendent pas de la pensée seule, comme l’émotion à la colère, à
la joie, à la tristesse, à l’amour, etc. ; tels sont tous les sentiments,
comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, le goût, la chaleur, la
dureté, et toutes les autres qualités qui ne tombent que sous le sens de
l’attouchement.
(46)49. Que les
vérités ne peuvent ainsi être dénombrées, et qu’il n’en est pas besoin.
Jusques ici j’ai dénombré
tout ce que nous connaissons comme des choses, il reste à parler de ce que nous
connaissons comme des vérités. Par exemple, lorsque nous pensons qu’on ne
saurait faire quelque chose de rien, nous ne croyons point que cette
proposition soit une chose qui existe ou la propriété de quelque chose, mais
nous la prenons pour une certaine vérité éternelle qui a son siège en notre
pensée, et que l’on nomme une notion commune ou une maxime : tout de même
quand on dit qu’il est impossible qu’une même chose en même temps soit et ne
soit pas, que ce qui a été fait ne peut n’être pas fait, que celui qui pense ne
peut manquer d’être ou d’exister pendant qu’il pense et quantité d’autres
semblables, ce sont seulement des vérités, et non pas des choses qui soient
hors de notre pensée, et il y en a si grand nombre de telles qu’il serait
malaisé de les dénombrer, mais aussi n’est-il pas nécessaire, parce que nous ne
saurions manquer de les savoir lorsque l’occasion se présente de penser à
elles, et que nous n’avons point de préjugés qui nous aveuglent.
50. Que toutes ces vérités
peuvent être clairement aperçues, mais non pas de tous, à cause des préjugés.
Pour ce qui est des
vérités qu’on nomme des notions communes, il est certain qu’elles peuvent être
connues de plusieurs très clairement et très distinctement ; car autrement
elles ne mériteraient pas d’avoir ce nom ; mais il est vrai aussi qu’il y
en a qui le méritent au regard de quelques personnes, qui ne le méritent point
au regard des autres, à cause qu’elles ne leur sont pas assez évidentes. Non
pas que je croie que la faculté de connaître qui est en quelques hommes
s’étende plus loin que celle qui est communément en tous, mais c’est plutôt
qu’il y en a lesquels ont imprimé de longue main des opinions en leur créance
qui, étant contraires à quelques-unes de ces vérités, empêchent qu’ils ne les
puissent apercevoir, bien qu’elles soient fort manifestes à ceux qui ne sont
point ainsi préoccupés.
51. Ce que c’est que la
substance ; et que c’est un nom qu’on ne peut attribuer à Dieu et aux
créatures en même sens.
Pour ce qui
est des choses que nous considérons (47) comme ayant quelque existence,
il est besoin que nous les examinions ici l’une après l’autre, afin de
distinguer ce qui est obscur d’avec ce qui est évident en la notion que nous
avons de chacune. Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement
une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour
exister. En quoi il peut y avoir de l’obscurité touchant l’explication de ce
mot, n’avoir besoin que de soi-même ; car, à proprement parler, il n’y a
que Dieu qui soit tel, et il n’y a aucune chose créée qui puisse exister un
seul moment sans être soutenue et conservée par sa puissance. C’est pourquoi on
a raison dans l’École de dire que le nom de substance n’est pas univoque au
regard de Dieu et des créatures, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune signification
de ce mot que nous concevions distinctement, laquelle convienne à lui et à
elles : mais parce qu’entre les choses créées quelques-unes sont de telle
nature qu’elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons
d’avec celles qui n’ont besoin que du concours ordinaire de Dieu, en nommant
celles-ci des substances, et celles-là des qualités ou des attributs de ces
substances ;
52. Qu’il peut être
attribué à l’âme et au corps en même sens ; et comment on connaît la
substance.
Et la notion que nous
avons ainsi de la substance créée se rapporte en même façon à toutes,
c’est-à-dire à celles qui sont immatérielles comme à celles qui sont
matérielles ou corporelles ; car il faut seulement, pour entendre que ce
sont des substances, que nous apercevions qu’elles peuvent exister sans l’aide
d’aucune chose créée. Mais lorsqu’il est question de savoir si quelqu’une de
ces substances existe véritablement, c’est-à-dire si elle est à présent dans le
monde, ce n’est pas assez qu’elle existe en cette façon pour faire que nous
l’apercevions : car cela seul ne nous découvre rien qui excite quelque
connaissance particulière en notre pensée ; il faut outre cela qu’elle ait
quelques attributs que nous puissions remarquer ; et il n’y en a aucun qui
ne suffise pour cet effet, à cause que l’une de nos notions communes est que le
néant ne peut avoir aucuns attributs, ni propriétés ou qualités : c’est
pourquoi, lorsqu’on en rencontre quelqu’un, on a raison de conclure qu’il est
l’attribut de quelque substance, et que cette substance existe.
(48) 53. Que chaque
substance a un attribut principal, et que celui de l’âme est la pensée, comme
l’extension est celui du corps.
Mais encore que chaque
attribut soit suffisant pour faire connaître la substance, il y en a toutefois
un en chacune qui constitue sa nature et son essence, et de qui tous les autres
dépendent. A savoir, l’étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la
nature de la substance corporelle ; et la pensée constitue la nature de la
substance qui pense. Car tout ce que d’ailleurs on peut attribuer au corps
présuppose de l’étendue, et n’est qu’une dépendance de ce qui est étendu ;
de même, toutes les propriétés que nous trouvons en la chose qui pense ne sont
que des façons différentes de penser. Ainsi nous ne saurions concevoir, par
exemple, de figure, si ce n’est en une chose étendue, ni de mouvement qu’en un
espace qui est étendu ; ainsi l’imagination, le sentiment et la volonté
dépendent tellement d’une chose qui pense que nous ne les pouvons concevoir
sans elle. Mais, au contraire, nous pouvons concevoir l’étendue sans figure ou
sans mouvement ; et la chose qui pense sans imagination ou sans sentiment,
et ainsi du reste.
54. Comment nous pouvons
avoir des pensées distinctes de la substance qui pense, de celle qui est
corporelle, et de Dieu.
Nous pouvons donc avoir
deux notions ou idées claires et distinctes, l’une d’une substance créée qui
pense, et l’autre d’une substance étendue, pourvu que nous séparions
soigneusement tous les attributs de la pensée d’avec les attributs de
l’étendue. Nous pouvons avoir aussi une idée claire et distincte d’une
substance incréée qui pense et qui est indépendante, c’est-à-dire d’un Dieu,
pourvu que nous ne pensions pas que cette idée nous représente tout ce qui est
en lui, et que nous n’y mêlions rien par une fiction de notre
entendement ; mais que nous prenions garde seulement à ce qui est compris
véritablement en la notion distincte que nous avons de lui et que nous savons
appartenir à la nature d’un être tout parfait. Car il n’y a personne qui puisse
nier qu’une telle idée de Dieu soit en nous, s’il ne veut croire sans raison
que l’entendement humain ne saurait avoir aucune connaissance de la Divinité.
(49) 55. Comment
nous en pouvons aussi avoir de la durée, de l’ordre et du nombre.
Nous concevons aussi très
distinctement ce que c’est que la durée, l’ordre et le nombre, si, au lieu de
mêler dans l’idée que nous en avons ce qui appartient proprement à l’idée de la
substance, nous pensons seulement que la durée de chaque chose est un mode ou
une façon dont nous considérons cette chose en tant qu’elle continue
d’être ; et que pareillement l’ordre et le nombre ne diffèrent pas en
effet des choses ordonnées et nombrées, mais qu’ils sont seulement des façons
sous lesquelles nous considérons diversement ces choses.
56. Ce que c’est que
qualité et attribut, et façon ou mode.
Lorsque je dis ici façon
ou mode, je n’entends rien que ce que je nomme ailleurs attribut ou qualité.
Mais lorsque je considère que la substance en est autrement disposée ou
diversifiée, je me sers particulièrement du nom de mode ou façon ; et
lorsque, de cette disposition ou changement, elle peut être appelée telle, je
nomme qualité les diverses façons qui font qu’elle est ainsi nommée ;
enfin, lorsque je pense plus généralement que ces modes ou qualités sont en la
substance, sans les considérer autrement que comme les dépendances de cette
substance, je les nomme attributs. Et, parce que je ne dois concevoir en Dieu
aucune variété ni changement, je ne dis pas qu’il y ait en lui des modes ou des
qualités, mais plutôt des attributs ; et même dans les choses créées, ce
qui se trouve en elles toujours de même sorte, comme l’existence et la durée en
la chose qui existe et qui dure, je le nomme attribut, et non pas mode ou
qualité.
57. Qu’il y a des attributs
qui appartiennent aux choses auxquelles ils sont attribués, et d’autres qui
dépendent de notre pensée.
De ces
qualités ou attributs, il y en a quelques-uns qui sont dans les choses mêmes,
et d’autres qui ne sont qu’en notre pensée ; ainsi le temps, par exemple,
que nous distinguons de la durée prise en général, et que nous disons être le
nombre du mouvement, n’est rien qu’une certaine façon dont nous pensons à cette
durée, parce que nous ne concevons point que la durée des choses (50)
qui sont mues soit autre que celle des choses qui ne le sont point ; comme
il est évident de ce que si deux corps sont mus pendant une heure, l’un vite et
l’autre lentement, nous ne comptons pas plus de temps en l’un qu’en l’autre,
encore que nous supposions plus de mouvement en l’un de ces deux corps. Mais
afin de comprendre la durée de toutes les choses sous une même mesure, nous
nous servons ordinairement de la durée de certains mouvements réguliers qui
font les jours et les années, et la nommons temps, après l’avoir ainsi
comparée ; bien qu’en effet ce que nous nommons ainsi ne soit rien, hors
de la véritable durée des choses, qu’une façon de penser.
58. Que les nombres et les
universaux dépendent de notre pensée.
De même le nombre que
nous considérons en général, sans faire réflexion sur aucune chose créée, n’est
point hors de notre pensée, non plus que toutes ces autres idées générales que
dans l’École on comprend sous le nom d’universaux.
59. Quels sont les
universaux.
Qui se font
de cela seul que nous nous servons d’une même idée pour penser à plusieurs
choses particulières qui ont entre elles un certain rapport. Et lorsque nous
comprenons sous un même nom les choses qui sont représentées par cette idée, ce
nom aussi est universel. Par exemple, quand nous voyons deux pierres et que,
sans penser autrement à ce qui est de leur nature, nous remarquons seulement
qu’il y en a deux, nous formons en nous l’idée d’un certain nombre que nous
nommons le nombre de deux. Si, voyant ensuite deux oiseaux ou deux arbres, nous
remarquons (sans penser aussi à ce qui est de leur nature) qu’il y en a deux,
nous reprenons par ce moyen la même idée que nous avions auparavant formée, et
la rendons universelle, et le nombre aussi que nous nommons d’un nom universel
le nombre de deux. De même, lorsque nous considérons une figure de trois côtés,
nous formons une certaine idée que nous nommons l’idée du triangle, et nous en
servons ensuite à nous représenter généralement toutes les figures qui n’ont
que trois côtés. Mais quand nous remarquons plus particulièrement que, des
figures de trois côtés, les unes ont un angle droit et que les autres n’en ont
point, nous formons en nous une idée universelle du triangle rectangle, qui,
étant rapportée à la précédente qui est générale et plus universelle, peut être
nommée espèce ;(51) et l’angle droit, la différence universelle par
où les triangles rectangles diffèrent de tous les autres ; de plus, si
nous remarquons que le carré du côté qui sous-tend l’angle droit est égal aux
carrés des deux autres côtés, et que cette propriété convient seulement à cette
espèce de triangles, nous la pourrons nommer propriété universelle des triangles
rectangles. Enfin, si nous supposons que de ces triangles les uns se meuvent et
que les autres ne se meuvent point, nous prendrons cela pour un accident
universel en ces triangles ; et c’est ainsi qu’on compte ordinairement
cinq universaux, à savoir le genre, l’espèce, la différence, le propre et
l’accident.
60. Des distinctions, et
premièrement de celle qui est réelle.
Pour ce qui
est du nombre que nous remarquons dans les choses mêmes, il vient de la
distinction qui est entre elles ; et il y a des distinctions de trois
sortes : à savoir, réelle, modale, et de raison, ou bien qui se fait de la
pensée. La réelle se trouve proprement entre deux ou plusieurs substances. Car
nous pouvons conclure que deux substances sont réellement distinctes l’une de
l’autre, de cela seul que nous en pouvons concevoir une clairement et
distinctement sans penser à l’autre ; parce que, suivant ce que nous
connaissons de Dieu, nous sommes assurés qu’il peut faire tout ce dont nous
avons une idée claire et distincte. C’est pourquoi, de ce que nous avons
maintenant l’idée, par exemple, d’une substance étendue ou corporelle, bien que
nous ne sachions pas encore certainement si une telle chose est à présent dans
le monde, néanmoins, parce que nous en avons l’idée, nous pouvons conclure
qu’elle peut être, et qu’en cas qu’elle existe, quelque partie que nous
puissions déterminer de la pensée doit être distincte réellement de ses autres
parties. De même, parce qu’un chacun de nous aperçoit en soi qu’il pense, et
qu’il peut en pensant exclure de soi ou de son âme toute autre substance ou qui
pense ou qui est étendue, nous pouvons conclure aussi qu’un chacun de nous
ainsi considéré est réellement distinct de toute autre substance qui pense, et
de toute substance corporelle. Et quand Dieu même joindrait si étroitement un
corps à une âme qu’il fût impossible de les unir davantage, et ferait un
composé de ces deux substances ainsi unies, nous concevons aussi qu’elles
demeureraient toutes deux réellement distinctes, nonobstant cette union, parce
que, quelque liaison que Dieu ait mise entre elles, (52) il n’a pu se
défaire de la puissance qu’il avait de les séparer, ou bien de les conserver
l’une sans l’autre, et que les choses que Dieu peut séparer ou conserver
séparément les unes des autres sont réellement distinctes.
61. De la distinction
modale.
Il y a deux
sortes de distinction modale, à savoir, l’une entre le mode que nous avons
appelé façon et la substance dont il dépend et qu’il diversifie ; et
l’autre entre deux différentes façons d’une même substance. La première est
remarquable en ce que nous pouvons apercevoir clairement la substance sans la
façon qui diffère d’elle en cette sorte, mais que réciproquement nous ne
pouvons avoir une idée distincte d’une telle façon sans penser à une telle
substance. Il y a, par exemple, une distinction modale entre la figure ou le
mouvement et la substance corporelle dont ils dépendent tous deux ; il y
en a aussi entre assurer ou se ressouvenir et la chose qui pense. Pour l’autre
sorte de distinction, qui est entre deux différentes façons d’une même
substance, elle est remarquable en ce que nous pouvons connaître l’une de ces
façons sans l’autre, comme la figure sans le mouvement, et le mouvement sans la
figure ; mais que nous ne pouvons penser distinctement ni à l’une ni à
l’autre que nous ne sachions qu’elles dépendent toutes deux d’une même
substance. Par exemple, si une pierre est mue, et avec cela carrée, nous
pouvons connaître sa figure carrée sans savoir qu’elle soit mue, et
réciproquement nous pouvons savoir qu’elle est mue sans savoir si elle est
carrée ; mais nous ne pouvons avoir une connaissance distincte de ce
mouvement et de cette figure si nous ne connaissons qu’ils sont tous deux en
une même chose, à savoir en la substance de cette pierre. Pour ce qui est de la
distinction dont la façon d’une substance est différente d’une autre substance
ou bien de la façon d’une autre substance, comme le mouvement d’un corps est
différent d’un autre corps ou d’une chose qui pense, ou bien comme le mouvement
est différent du doute, il me semble qu’on la doit nommer réelle plutôt que
modale, à cause que nous ne saurions connaître les modes sans les substances
dont ils dépendent, et que les substances sont réellement distinctes les unes
des autres.
(53) 62. De la
distinction qui se fait par la pensée.
Enfin, la distinction qui
se fait par la pensée consiste en ce que nous distinguons quelquefois une
substance de quelqu’un de ses attributs sans lequel néanmoins il n’est pas
possible que nous en ayons une connaissance distincte ; ou bien en ce que
nous tâchons de séparer d’une même substance deux tels attributs, en pensant à
l’un sans penser à l’autre. Cette distinction est remarquable en ce que nous ne
saurions avoir une idée claire et distincte d’une telle substance si nous lui
ôtons un tel attribut ; ou bien en ce que nous ne saurions avoir une idée
claire et distincte de l’un de deux ou plusieurs tels attributs si nous le
séparons des autres. Par exemple, à cause qu’il n’y a point de substance qui ne
cesse d’exister lorsqu’elle cesse de durer, la durée n’est distincte de la
substance que par la pensée ; et généralement tous les attributs qui font
que nous avons des pensées diverses d’une même chose, tels que sont par exemple
l’étendue du corps et sa propriété d’être divisé en plusieurs parties, ne
diffèrent du corps qui nous sert d’objet, et réciproquement l’un de l’autre,
qu’à cause que nous pensons quelquefois confusément à l’un sans penser à
l’autre. Il me souvient d’avoir mêlé la distinction qui se fait par la pensée
avec la modale, sur la fin des réponses que j’ai faites aux premières
objections qui m’ont été envoyées sur les Méditations de ma métaphysique ;
mais cela ne répugne point à ce que j’écris en cet endroit, parce que, n’ayant
pas dessein de traiter pour lors fort amplement de cette matière, il me
suffisait de les distinguer toutes deux de la réelle.
63. Comment on peut avoir
des notions distinctes de l’extension et de la pensée, en tant que l’une
constitue la nature du corps et l’autre celle de l’âme.
Nous
pouvons aussi considérer la pensée et l’étendue comme les choses principales
qui constituent la nature de la substance intelligente et corporelle, et alors
nous ne devons point les concevoir autrement que comme la substance même qui
pense et qui est étendue ; c’est-à-dire comme l’âme et le corps ; car
nous les connaissons en cette sorte très clairement et très distinctement. Il
est même plus aisé de connaître une substance qui pense ou une substance
étendue que la (54) substance toute seule, laissant à part si elle pense
ou si elle est étendue ; parce qu’il y a quelque difficulté à séparer la
notion que nous avons de la substance de celle que nous avons de la pensée et
de l’étendue : car elles ne diffèrent de la substance que par cela seul
que nous considérons quelquefois la pensée ou l’étendue sans faire réflexion
sur la chose même qui pense ou qui est étendue. Et notre conception n’est pas
plus distincte parce qu’elle comprend peu de choses, mais parce que nous
discernons soigneusement ce qu’elle comprend, et que nous prenons garde à ne le
point confondre avec d’autres notions qui la rendraient plus obscure.
64. Comment on peut aussi
les concevoir distinctement en les prenant pour des modes ou attributs de ces
substances.
Nous pouvons considérer
aussi la pensée et l’étendue comme les modes ou différentes façons qui se
trouvent en la substance ; c’est-à-dire que lorsque nous considérons
qu’une même âme peut avoir plusieurs pensées diverses et qu’un même corps avec
sa même grandeur peut être étendu en plusieurs façons, tantôt plus en longueur
et moins en largeur ou en profondeur, et quelquefois au contraire plus en
largeur et moins en longueur ; et que nous ne distinguons la pensée et
l’étendue de ce qui pense et de ce qui est étendu que comme les dépendances
d’une chose, de la chose même dont elles dépendent ; nous les connaissons
aussi clairement et aussi distinctement que leurs substances, pourvu que nous
ne pensions point qu’elles subsistent d’elles-mêmes, mais qu’elles sont
seulement les façons ou dépendances de quelques substances. Parce que, quand
nous les considérons comme les propriétés des substances dont elles dépendent,
nous les distinguons aisément de ces substances, et les prenons pour telles
qu’elles sont véritablement ; au lieu que si nous voulions les considérer
sans substance, cela pourrait être cause que nous les prendrions pour des
choses qui subsistent d’elles-mêmes ; en sorte que nous confondrions
l’idée que nous devons avoir de la substance avec celle que nous devons avoir de
ses propriétés
65. Comment
on conçoit aussi leurs diverses propriétés ou attributs.
Nous
pouvons aussi concevoir fort distinctement diverses façons de penser, comme
entendre, imaginer, se souvenir, vouloir, etc. ; et diverses façons
d’étendue, (55) ou qui appartiennent à l’étendue, comme généralement
toutes les figures, la situation des parties et leurs mouvements pourvu que
nous les considérions simplement comme les dépendances des substances où elles
sont ; et quant à ce qui est du mouvement, pourvu que nous pensions
seulement à celui qui se fait d’un lieu en autre, sans rechercher la force qui
le produit, laquelle toutefois j’essayerai de faire connaître lorsqu’il en sera
temps.
66. Que nous avons aussi
des notions distinctes de nos sentiments, de nos affections et de nos appétits,
bien que souvent nous nous trompions aux jugements que nous en faisons.
Il ne reste plus que les
sentiments, les affections et les appétits, desquels nous pouvons avoir aussi
une connaissance claire et distincte, pourvu que nous prenions garde à ne
comprendre dans les jugements que nous en ferons que ce que nous connaîtrons
précisément par le moyen de notre entendement et dont nous serons assurés par
la raison. Mais il est malaisé d’user continuellement d’une telle précaution,
au moins à l’égard de nos sens, à cause que nous avons cru dès le commencement
de notre vie que toutes les choses que nous sentions avaient une existence hors
de notre pensée et qu’elles étaient entièrement semblables aux sentiments ou
aux idées que nous avions à leur occasion. Ainsi, lorsque nous avons vu, par
exemple, une certaine couleur, nous avons cru voir une chose qui subsistait
hors de nous, et qui était semblable à l’idée que nous avions. Or nous avons
ainsi jugé en tant de rencontres, et il nous a semblé voir cela si clairement
et si distinctement, à cause que nous étions accoutumés à juger de la sorte,
qu’on ne doit pas trouver étrange que quelques-uns demeurent ensuite tellement
persuadés de ce faux préjugé qu’ils ne puissent pas même se résoudre à en
douter
67. Que souvent même nous
nous trompons en jugeant que nous sentons de la douleur en quelque partie de
notre corps.
La même
prévention a eu lieu en tous nos autres sentiments, même en ce qui est du
chatouillement et de la douleur. Car encore que nous n’ayons pas cru qu’il y
eût hors de nous, dans les objets extérieurs, des choses qui fussent semblables
au chatouillement ou à la douleur qu’ils nous faisaient sentir, nous n’avons
pourtant (56) pas considéré ces sentiments comme des idées qui étaient
seulement en notre âme ; mais nous avons cru qu’ils étaient dans nos
mains, dans nos pieds et dans les autres parties de notre corps, sans que
toutefois il y ait aucune raison qui nous oblige à croire que la douleur que
nous sentons, par exemple au pied, soit quelque chose hors de notre pensée qui
soit dans notre pied, ni que la lumière que nous pensons voir dans le soleil
soit dans le soleil ainsi qu’elle est en nous. Et si quelques-uns se laissent
encore persuader à une si fausse opinion, ce n’est qu’à cause qu’ils font si
grand cas des jugements qu’ils ont faits lorsqu’ils étaient enfants, qu’ils ne
sauraient les oublier pour en faire d’autres plus solides, comme il paraîtra encore
plus manifestement par ce qui suit.
68. Comment on doit
distinguer en telles choses ce en quoi on peut se tromper d’avec ce qu’on
conçoit clairement.
Mais afin que nous
puissions distinguer ici ce qu’il y a de clair en nos sentiments d’avec ce qui est
obscur, nous remarquerons en premier lieu que nous connaissons clairement et
distinctement la douleur, la couleur et les autres sentiments, lorsque nous les
considérons simplement comme des pensées ; mais que quand nous voulons
juger que la couleur, que la douleur, etc., sont des choses qui subsistent hors
de notre pensée, nous ne concevons en aucune façon quelle chose c’est que cette
couleur, cette douleur, etc. Et il en est de même lorsque quelqu’un nous dit
qu’il voit de la couleur dans un corps, ou qu’il sent de la douleur en
quelqu’un de ses membres ; comme s’il nous disait qu’il voit ou qu’il sent
quelque chose, mais qu’il ignore entièrement quelle est la nature de cette
chose, ou bien qu’il n’a pas une connaissance distincte de ce qu’il voit et de
ce qu’il sent. Car encore que, lorsqu’il n’examine pas ses pensées avec
attention, il se persuade peut-être qu’il en a quelque connaissance, à cause
qu’il suppose que la couleur qu’il croit voir dans l’objet a de la ressemblance
avec le sentiment qu’il éprouve en soi, néanmoins, s’il fait réflexion sur ce
qui lui est représenté par la couleur ou par la douleur, en tant qu’elles
existent dans un corps coloré ou bien dans une partie blessée, il trouvera sans
doute qu’il n’en a pas de connaissance.
(57) 69. Qu’on
connaît tout autrement les grandeurs, les figures, etc., que les couleurs, les
douleurs, etc.
Principalement, s’il
considère qu’il connaît bien d’une autre façon ce que c’est que la grandeur
dans le corps qu’il aperçoit, ou la figure, ou le mouvement, au moins celui qui
se fait d’un lieu en un autre (car les philosophes, en feignant d’autres
mouvements que celui-ci, n’ont pas connu si facilement sa vraie nature), ou la
situation des parties, ou la durée, ou le nombre, et les autres propriétés que nous
apercevons clairement en tous les corps comme il a été déjà remarqué, que non
pas ce que c’est que la couleur dans le même corps, ou la douleur, l’odeur, le
goût, la saveur et tout ce que j’ai dit devoir être attribué au sens. Car
encore que voyant un corps nous ne soyons pas moins assurés de son existence
par la couleur que nous apercevons à son occasion que par la figure qui le
termine, toutefois il est certain que nous connaissons tout autrement en lui
cette propriété qui est cause que nous disons qu’il est figuré, que celle qui
fait qu’il nous semble coloré.
70. Que nous pouvons juger
en deux façons des choses sensibles, par l’une desquelles nous tombons en
l’erreur, et par l’autre nous l’évitons.
Il est donc
évident, lorsque nous disons à quelqu’un que nous apercevons des couleurs dans
les objets, qu’il en est de même que si nous lui disions que nous apercevons en
ces objets je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause
pourtant en nous un certain sentiment fort clair et manifeste qu’on nomme le
sentiment des couleurs. Mais il y a bien de la différence en nos jugements.
Car, tant que nous nous contentons de croire qu’il y a je ne sais quoi dans les
objets (c’est-à-dire dans les choses telles qu’elles soient) qui cause en nous
ces pensées confuses qu’on nomme sentiments, tant s’en faut que nous nous
méprenions, qu’au contraire nous évitons la surprise qui nous pourrait faire
méprendre, à cause que nous ne nous emportons pas sitôt à juger témérairement
d’une chose que nous remarquons ne pas bien connaître. Mais lorsque nous
croyons apercevoir une certaine couleur dans un objet, bien que nous n’ayons
aucune connaissance distincte (58) de ce que nous appelons d’un tel nom,
et que notre raison ne nous fasse apercevoir aucune ressemblance entre la
couleur que nous supposons être en cet objet et celle qui est en notre
sens ; néanmoins, parce que nous ne prenons pas garde à cela, et que nous
remarquons en ces mêmes objets plusieurs propriétés, comme la grandeur, la
figure, le nombre, etc.. qui existent en eux de même sorte que nos sens ou
plutôt notre entendement nous les fait apercevoir, nous nous laissons persuader
aisément que ce qu’on nomme couleur dans un objet est quelque chose qui existe
en cet objet, qui ressemble entièrement à la douleur qui est en notre
pensée ; et ensuite nous pensons apercevoir clairement en cette chose ce
que nous n’apercevons en aucune façon appartenir à sa nature.
71. Que la première et
principale cause de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance.
C’est ainsi
que nous avons reçu la plupart de nos erreurs. À savoir, pendant les premières
années de notre vie, que notre âme était si étroitement liée au corps, qu’elle
ne s’appliquait à autre chose qu’à ce qui causait en lui quelques impressions,
elle ne considérait pas encore si ces impressions étaient causées par des
choses qui existassent hors de soi, mais seulement elle sentait de la douleur
lorsque le corps en était offensé ou du plaisir lorsqu’il en recevait de
l’utilité, ou bien, si elles étaient si légères que le corps n’en reçût point
de commodité, ni aussi d’incommodité qui fût importante à sa conservation, elle
avait des sentiments tels que sont ceux qu’on nomme goût, odeur, son, chaleur,
froid, lumière, couleur, et autres semblables, qui véritablement ne nous
représentent rien qui existe hors de notre pensée, mais qui sont divers selon
les diversités qui se rencontrent dans les mouvements qui passent de tous les
endroits de notre corps jusques à l’endroit du cerveau auquel elle est
étroitement jointe et unie. Elle apercevait aussi des grandeurs, des figures et
des mouvements qu’elle ne prenait pas pour des sentiments, mais pour des choses
ou des propriétés de certaines choses qui lui semblaient exister ou du moins
pouvoir exister hors de soi, bien qu’elle n’y remarquât pas encore cette
différence. Mais lorsque nous avons été quelque peu plus avancés en âge et que
notre corps, se tournant fortuitement de part et d’autre par la disposition de
ses organes, a rencontré des choses utiles ou en a évité de nuisibles, l’âme,
qui lui était étroitement unie, faisant réflexion sur les choses qu’il
rencontrait (59) ou évitait, a remarqué premièrement qu’elles existaient
au dehors, et ne leur a pas attribué seulement les grandeurs, les figures, les
mouvements et les autres propriétés qui appartiennent véritablement au corps,
et qu’elle concevait fort bien ou comme des choses ou comme les dépendances de
quelques choses, mais encore les couleurs, les odeurs, et toutes les autres
idées de ce genre qu’elle apercevait aussi à leur occasion ; et comme elle
était si fort offusquée du corps qu’elle ne considérait les autres choses
qu’autant qu’elles servaient à son usage, elle jugeait qu’il y avait plus ou
moins de réalité en chaque objet, selon que les impressions qu’il causait lui
semblaient plus ou moins fortes. De là vient qu’elle a cru qu’il y avait
beaucoup plus de substance ou de corps dans les pierres et dans les métaux que
dans l’air ou dans l’eau, parce qu’elle y sentait plus de dureté et de
pesanteur ; et qu’elle n’a considéré l’air non plus que rien lorsqu’il
n’était agité d’aucun vent, et qu’il ne lui semblait ni chaud ni froid. Et
parce que les étoiles ne lui faisaient guère plus sentir de lumière que des
chandelles allumées, elle n’imaginait pas que chaque étoile fût plus grande que
la flamme qui paraît au bout d’une chandelle qui brûle. Et parce qu’elle ne
considérait pas encore si la terre peut tourner sur son essieu, et si sa
superficie est courbée comme celle d’une boule, elle a jugé d’abord qu’elle est
immobile, et que sa superficie est plate. Et nous avons été par ce moyen si
fort prévenus de mille autres préjugés que lors même que nous étions capables
de bien user de notre raison, nous les avons reçus en notre créance ; et
au lieu de penser que nous avions fait ces jugements en un temps que nous
n’étions pas capables de bien juger, et par conséquent qu’ils pouvaient être
plutôt faux que vrais, nous les avons reçus pour aussi certains que si nous en
avions eu une connaissance distincte par l’entremise de nos sens, et n’en avons
non plus douté que s’ils eussent été des notions communes.
72. Que la seconde est que
nous ne pouvons oublier ces préjugés.
Enfin,
lorsque nous avons atteint l’usage entier de notre raison, et que notre âme,
n’étant plus si sujette au corps, tâche à bien juger des choses, et à connaître
leur nature, bien que nous remarquions que les jugements que nous avons faits
lorsque nous étions enfants sont pleins d’erreurs, nous avons assez de peine à
nous en délivrer entièrement, et néanmoins il est certain que (60) Si
nous manquons à nous souvenir qu’ils sont douteux, nous sommes toujours en
danger de retomber en quelque fausse prévention. Cela est tellement vrai qu’à
cause que dès notre enfance, nous avons imaginé, par exemple, les étoiles fort
petites, nous ne saurions nous défaire encore de cette imagination, bien que
nous connaissions par les raisons de l’astronomie qu’elles sont très
grandes : tant a de pouvoir sur nous une opinion déjà reçue.
73. La troisième, que notre
esprit se fatigue quand il se rend attentif à toutes les choses dont nous
jugeons.
De plus, comme notre âme
ne saurait s’arrêter à considérer longtemps une même chose avec attention sans
se peiner et même sans se fatiguer, et qu’elle ne s’applique à rien avec tant
de peine qu’aux choses purement intelligibles, qui ne sont présentes ni aux
sens ni à l’imagination, soit que naturellement elle ait été faite ainsi à
cause qu’elle est unie au corps, ou que pendant les premières années de notre
vie nous nous soyons si fort accoutumés à sentir et imaginer, que nous ayons
acquis une facilité plus grande à penser de cette sorte, de là vient que
beaucoup de personnes ne sauraient croire qu’il y ait de substance si elle n’est
imaginable et corporelle, et même sensible ; car on ne prend pas garde
ordinairement qu’il n’y a que les choses qui consistent en étendue, en
mouvement et en figure, qui soient imaginables, et qu’il y en a quantité
d’autres que celles-là qui sont intelligibles : de là vient aussi que la
plupart du monde se persuade qu’il n’y a rien qui puisse subsister sans corps,
et même qu’il n’y a point de corps qui ne soit sensible. Et d’autant que ce ne
sont point nos sens qui nous font découvrir la nature de quoi que ce soit, mais
seulement notre raison lorsqu’elle y intervient, on ne doit pas trouver étrange
que la plupart des hommes n’aperçoivent les choses que fort confusément, vu
qu’il n’y en a que très peu qui s’étudient à la bien conduire
74. La quatrième, que nous
attachons nos pensées à des paroles qui ne les expriment pas exactement.
Au reste,
parce que nous attachons nos conceptions à certaines paroles afin de les
exprimer de bouche, et que nous nous souvenons plutôt des paroles que des
choses, (61) à peine saurions-nous concevoir aucune chose si
distinctement que nous séparions entièrement ce que nous concevons d’avec les
paroles qui avaient été choisies pour l’exprimer. Ainsi tous les hommes donnent
leur attention aux paroles plutôt qu’aux choses ; ce qui est cause qu’ils
donnent bien souvent leur consentement à des termes qu’ils n’entendent point,
et qu’ils ne se soucient pas beaucoup d’entendre, ou parce qu’ils croient les
avoir entendus autrefois, ou parce qu’il leur a semblé que ceux qui les leur ont
enseignés en connaissaient la signification, et qu’ils l’ont apprise par même
moyen. Et, bien que ce ne soit pas ici l’endroit où je dois traiter de cette
matière, à cause que je n’ai pas enseigné quelle est la nature du corps humain
et que je n’ai pas même encore prouvé qu’il y ait au monde aucun corps, il me
semble néanmoins que ce que j’en ait dit nous pourra servir à discerner celles
de nos conceptions qui sont claires et distinctes d’avec celles où il y a de la
confusion et qui nous sont inconnues.
75. Abrégé de tout ce qu’on
doit observer pour bien philosopher.
C’est
pourquoi, si nous désirons vaquer sérieusement à l’étude de la philosophie et à
la recherche de toutes les vérités que nous sommes capables de connaître, nous
nous délivrerons en premier lieu de nos préjugés, et ferons état de rejeter
toutes les opinions que nous avons autrefois reçues en notre créance, jusques à
ce que nous les ayons derechef examinées ; nous ferons ensuite une revue
sur les notions qui sont en nous, et ne recevrons pour vraies que celles qui se
présenteront clairement et distinctement à notre entendement. Par ce moyen,
nous connaîtrons premièrement que nous sommes, en tant que notre nature est de
penser, et qu’il y a un Dieu duquel nous dépendons ; et après avoir considéré
ses attributs nous pourrons rechercher la vérité de toutes les autres choses,
parce qu’il en est la cause. Outre les notions que nous avons de Dieu et de
notre pensée, nous trouverons aussi en nous la connaissance de beaucoup de
propositions qui sont perpétuellement vraies, comme par exemple, que le néant
ne peut être l’auteur de quoi que ce soit, etc. Nous y trouverons l’idée d’une
nature corporelle ou étendue, qui peut être mue, divisée, etc., et des
sentiments qui causent en nous certaines dispositions, comme la douleur, les
couleurs (62) etc. ; et comparant ce que nous venons d’apprendre en
examinant ces choses par ordre, avec ce que nous en pensions avant que de les
avoir ainsi examinées, nous nous accoutumerons à former des conceptions claires
et distinctes sur tout ce que nous sommes capables de connaître. C’est en ce
peu de préceptes que je pense avoir compris tous les principes plus généraux et
plus importants de la connaissance humaine.
76. Que nous devons
préférer l’autorité divine à nos raisonnements, et ne rien croire de ce qui
n’est pas révélé que nous ne le connaissions fort clairement.
Surtout,
nous tiendrons pour règle infaillible que ce que Dieu a révélé est
incomparablement plus certain que le reste, afin que, si quelque étincelle de
raison semblait nous suggérer quelque chose au contraire, nous soyons toujours
prêts à soumettre notre jugement à ce qui vient de sa part ; mais pour ce
qui est des vérités dont la théologie ne se mêle point, il n’y aurait pas
d’apparence qu’un homme qui veut être philosophe reçût pour vrai ce qu’il n’a
point connu être tel, et qu’il aimât mieux se fier à ses sens, c’est-à-dire aux
jugements inconsidérés de son enfance, qu’à sa raison, lorsqu’il est en état de
la bien conduire.
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