samedi 28 mars 2015

La société - corrigé d'une dissertation sur le sujet : Les hommes ne vivent-ils en société que par intérêt ?

La société permet aux hommes de satisfaire leurs intérêts. De là à penser qu’ils ne vivent en société que par intérêt il y a un pas qui ne va pas sans difficulté.
En effet, aucune société n’accepte vraiment que chaque individu ne recherche que son intérêt. Au contraire, chacune exige éventuellement que l’individu se sacrifie au bien commun. En outre, pour qu’il soit possible de concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt, il faut que la société soit le résultat des volontés de chacun de ses membres. Or, n’est-elle pas un fait indépendant de la volonté individuelle, voire un fait naturel ?
On peut donc se demander s’il est possible de concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt ou bien si la société est la condition pour qu’ils aient des intérêts.

En effet, pour que l’on puisse dire que les hommes ne vivent en société que par intérêt, c’est-à-dire en recherchant leur utilité propre, il faut que la société soit le résultat d’une sorte de convention entre individus. Or, si la société est un fait naturel, c’est plutôt elle qui permettrait aux hommes de rechercher leur intérêt.
Qu’elle soit un fait naturel, c’est ce qu’Aristote a tenté de démontrer dans sa Politique (livre I, chapitre 2). En effet, la première forme d’association selon lui est la famille composée des parents, des enfants et des biens. Celle-ci permet à chacun de subvenir à ses besoins élémentaires. C’est pourquoi on ne peut dire que l’enfant entre dans une famille par intérêt. C’est au contraire la famille qui lui fournit les éléments nécessaires à sa survie. À plus forte raison pour la seconde forme d’association qui est le village ou l’ethnos selon Aristote, ce dernier terme se traduit par peuple ou nation. Réunion de plusieurs familles, ou de plusieurs villages, elle se caractérise par la satisfaction de besoins moins élémentaires et repose sur la division des tâches. Le forgeron fournit les outils à l’agriculteur qui cultive le blé que prépare le boulanger, et ainsi de suite. Certes, cette division des tâches pourrait être conçue comme la pure recherche de l’intérêt. Toutefois, le village préexiste en un sens à la division des tâches. C’est pourquoi de nombreuses sociétés la conçoivent comme une émanation des dieux ou une loi intangible.
Enfin, la troisième forme d’association est la cité. Elle se distingue de toutes les autres en ce qu’elle ne vise pas à satisfaire les besoins élémentaires. Elle n’est pas liée aux intérêts des individus, mais vise le bien vivre. Les citoyens, par l’usage de la parole, discutent et établissent le juste et l’injuste, l’utile et le nuisible. Aussi, c’est non seulement parce qu’elle présuppose que les intérêts de chacun soient d’abord satisfaits, mais surtout parce qu’elle est la condition pour que chacun définisse ce qu’est son intérêt et ce qu’est l’intérêt commun, soit l’utile individuel et l’utile pour tous, que les citoyens ne vivent pas en cité par intérêt.
Toutefois, la cité ne regroupe pas strictement tous ceux qui en sont membres. Sont citoyens au sens propre ceux qui participent aux décisions, le peuple dans les démocraties, le petit nombre des riches dans les oligarchies, voire le roi dans les monarchies. Or, les autres, citoyens passifs, femmes ou esclaves, œuvrent et travaillent pour les citoyens. Aussi, n’est-ce pas pour leur intérêt que les Grecs ou les Romains ont constitué des cités ? N’était-ce pas pour se libérer du travail comme l’a indiqué Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958) que les anciens ont constitué des cités ? Le désintéressement apparent du citoyen antique ne se manifeste-t-il pas le mieux dans la guerre qui lui permet de trouver butin et esclaves ?

Aussi peut-on avec Hobbes dans Le Citoyen (1642) (cf. Section première La liberté, chapitre premier De l’état des hommes hors de la société civile) refuser d’admettre la thèse selon laquelle l’homme est un animal politique. En effet, comment expliquer alors que les hommes s’affrontent ? S’il y avait une sociabilité naturelle, il n’y a aucune raison pour laquelle les hommes préféreraient ceux qui vivent dans la même société que le premier homme venu. Aussi, les guerres entre différentes sociétés comme les guerres civiles montrent-elles qu’ « un homme est aussi un loup à un autre homme » selon l’Épitre dédicatoire à monseigneur le comte de Devonshire de son ouvrage Le Citoyen (Hobbes reprend le mot du poète comique latin Plaute [~254-184 av. J.-C.] dans sa Comédies des ânes).
Dira-t-on avec Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion (1932), que la nature a destiné les hommes à vivre en de petites sociétés analogues aux sociétés primitives et que donc la guerre est naturelle comme cette sociabilité première ? On ne peut comprendre comment la nature a également permis que les hommes quittent cette situation originale, sauf à attribuer à la nature des intentions chaque fois que l’on trouve un fait, ce qui n’avance guère. Mais comment les hommes pourraient vivre en société par simple intérêt quand celui-ci leur conseillera aussi bien de nuire aux autres par intérêt ?
On peut certes concevoir la division du travail au sens large, c’est-à-dire la division des tâches, si par tâche on entend une activité qui donne lieu à un produit fini comme le pain du boulanger ou la récolte de pommes de terre du paysan, voire la division du travail au sens étroit, c’est-à-dire la réalisation par différents individus comme le principe qui permet d’accorder les intérêts divergents des uns et des autres. Si Platon, dans le livre II de La République (369b-372d) concevait la division des tâches comme résultant de l’impossibilité pour chacun de se suffire à lui-même, c’est-à-dire comme manifestant le caractère nécessairement social de la vie humaine, Adam Smith (1723-1790), continuateur de son ami David Hume dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, voyait dans un calcul d’intérêt l’origine de la division du travail au sens large [« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » écrivait Adam Smith dans sa Recherches sur la nature et les causes de la richesses des nations, livre premier, chapitre 2 Du principe qui donne lieu à la division du travail]. Mais si un tel calcul d’intérêt était le principe universel de la division du travail, il n’y aurait ni vol à l’intérieur de la même société, ni guerre. Le père de l’économie est ici victime de l’illusion de la pensée libérale selon laquelle le commerce suffit à unir les hommes. Entendu donc en ce sens, les hommes n’ont aucun intérêt à vivre en société.
Pourtant, si avec Hobbes, on admet que hors de toute société, les hommes par avidité et désir de puissance ne peuvent qu’être dans un état de guerre, alors, il est paradoxalement possible de comprendre comment ils peuvent, par intérêt, vivre en société. En effet, si chacun désire ce que les autres possèdent, chacun craint la mort. Or, l’état de guerre est un état où chacun est certes libre de faire tout ce qu’il veut, mais où il ne peut rien faire véritablement, puisque toute entreprise est menacée de destruction, à commencer par la simple conservation de la vie. Aussi, lorsque Hobbes compare dans Le Citoyen (section deuxième L’empire, chapitre X) l’état de nature à la vie civile, il ne peut que mettre en relief les avantages de celle-ci avec les inconvénients de celle-là. La condition donc pour que les hommes entrent en société est qu’ils s’accordent, par une sorte de pacte, pour transférer tout leur pouvoir à un homme ou une assemblée qui les gouvernera. C’est donc par un calcul d’intérêt, le plus souvent implicite, qui amène les hommes à respecter le pouvoir politique, c’est-à-dire qui s’occupe de l’intérêt général.
Il n’en reste pas moins vrai que cette conception du pacte présuppose ce qui est en question. En effet, pour faire un pacte avec un autre, encore faut-il s’être mis d’accord avec lui, ce qui suppose un pacte, et ainsi de suite à l’infini. En effet, comment les hommes, s’ils ne vivaient en société pourraient-ils avoir l’idée de pacte. Telle est l’objection que Rousseau adressait à tous ceux qui projetaient dans l’état de nature des notions qui n’ont de sens que social. En outre, comme Hume l’avait remarqué, comment se formerait l’obligation de respecter le pacte si le gouvernement n’existait pas déjà (cf. « Du contrat originel », in 4 Essais politiques, T.E.R., 1981). Le pacte ne peut donc expliquer la naissance d’un État ou société civile pour employer le terme du XVII° siècle (Le terme société civile est synonyme d’Etat au XVII° siècle et encore au XVIII° dans les théories du « contrat social ». C’est sous l’influence du libéralisme économique dont Hume fut un précurseur et Adam Smith le chantre que la société civile s’oppose à l’Etat depuis la deuxième moitié du XVIII° siècle comme la sphère de l’économie et du social, autrement dit du marché, à la sphère de l’Etat. Cette opposition sera conceptualisée par Hegel (1770-1830) dans les Principes de la philosophie du droit].
Si donc la société n’est pas naturelle et si elle ne peut s’expliquer par un calcul d’intérêt ou un pacte, comment donc comprendre que les hommes vivent en société ?

Toute tentative de dériver la société de l’individu se heurte à un cercle, c’est-à-dire qu’il faut la présupposer. C’est finalement ce qui donne rétrospectivement sa force à la thèse d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal politique », entendu comme signifiant le caractère nécessaire social de l’homme, même si l’on déforme par-là même quelque peu la pensée du Philosophe. Mais comme les hommes ne s’intègrent jamais à la vie sociale comme les hyménoptères, considérer que la société résulte d’une association en quelque sorte volontaire est une tentative toujours légitime.
Pour concilier ce qui semble inconciliable, il faut considérer à la fois la société comme première et l’homme comme étant en un sens indépendant de la vie sociale. Tel est le sens de la notion de condition humaine. Comme Sartre la définit, notamment dans L’existentialisme est un humanisme, la condition humaine s’entend de tout ce qui en l’homme est universel et a à la fois une face objective et une face subjective. La société peut ainsi se concevoir.
En effet, tout homme naît dans une société et si sans hommes au sens d’individus il ne peut y avoir de société, il faut donc concevoir qu’établir des relations avec les autres appartient à l’humaine condition de la même façon que le langage qui en est la condition. Aussi, en reprenant les analyses d’Aristote peut-on dire qu’il n’y a pas d’hommes qui ne naissent dans une famille ou qui n’appartiennent à une communauté d’échanges.
Toutefois, cette vie sociale, chaque homme peut la refuser ou l’accepter, voire tenter de la tourner à son profit. C’est la raison pour laquelle Kant attribuait à la nature de l’homme une insociable sociabilité dans la Quatrième proposition de son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. C’est en ce sens qu’il est toujours possible aux hommes de vivre en société par intérêt. Ce peut être même un projet social et politique de ne vivre en société que par intérêt, et tel est le cas du libéralisme qui, sur quasiment toute la planète maintenant, constitue le projet des sociétés modernes. Mais cette possibilité tient au fait que la société appartient à la condition humaine, et non à une nature humaine qui ferait que les hommes spontanément feraient un calcul d’intérêt. Ce n’est donc jamais seulement par intérêt que les hommes vivent en société.

On peut donc dire que dans la mesure où la société ne peut être considérée simplement comme un fait naturel, sans quoi il n’y aurait entre les hommes aucun affrontement ou alors il faudrait attribuer à la nature des tendances contradictoires, il n’est pas interdit de penser que les hommes ne vivent en société que par intérêt.
Toutefois, nous avons vu qu’il faut alors supposer un calcul d’intérêt, soit pour la constitution d’un marché à la façon du libéralisme, soit pour la constitution de l’État pour la pensée politique de Hobbes. Or, dans tous les cas, un tel calcul d’intérêt présuppose ce qui est en question, à savoir l’existence de la société.
Aussi est-il apparu que la société appartient à la condition humaine, raison pour laquelle les hommes vivent obligatoirement en société, mais raison également pour laquelle ils peuvent chercher à faire de la société un simple moyen pour satisfaire leurs intérêts, voire, comme dans nos modernes sociétés, s’accorder sur le projet collectif de ne considérer la société que comme un grand marche mondial.



André-Louis Leroy (philosophe, 1892-1967) notice biographique et bibliographique

André-Louis Leroy est né le 8 juillet 1892.
Agrégé de philosophie, docteur ès lettres pour une thèse sur La critique et la religion chez David Hume soutenue en 1929.
Il publie en 1930 Mylord Shaftesbury. A Letter concerning Enthusiasm, texte anglais et traduction française, avec une introduction et des notes avec Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury.
Il est professeur au Lycée du Mans, en 1936, où il fait paraître une traduction de l’Analyste de Berkeley. Puis, il est professeur au collège Chaptal.
En 1943, il fait paraître une traduction des Œuvres choisies de Berkeley. Le tome I comprend : Cahiers de notes, l’Essai d’une théorie nouvelle de la vision, les Principes de la connaissance humaine avec le texte anglais en regard et des extraits de l’Obéissance passive, Le tome II comprend : Les Trois dialogues entre Hylas et Philonous avec le texte anglais en regard, des extraits d’Alciphron ou Apologie de la religion chrétienne et des extraits de Siris.
En 1947 sa traduction de l’Enquête sur l’entendement humain paraît ainsi que celle de l’Enquête sur les principes de la morale que suivent Les Quatre philosophes.
Il est chargé de conférences à la Sorbonne (en 1951).
Il publie un David Hume en 1953.
Il publie un article « À propos du cône bergsonien » dans le numéro de janvier-mars 1957 de la Revue philosophique.
Il publie en 1959 un Georges Berkeley dans la collection « Les grands penseurs » aux P.U.F.
Il publie une traduction d’extraits de Berkeley sous le titre L’immatérialisme en 1961.
Il publie en 1964 un Locke : sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie et des extraits de l'œuvre de Locke.
Il publie un article intitulé « Introduction à la philosophie contemporaine d'expression anglaise » dans la Revue Philosophique de la France et de l’Etranger.
Il meurt le 7 mai 1967.

mercredi 25 mars 2015

L'existence et le temps - une explication d'un extrait de Marc-Aurèle "vivre au présent"

Expliquer le texte suivant :
Dusses-tu vivre trois mille ans et autant de fois dix mille ans, souviens-toi pourtant que personne ne perd une autre vie que celle qu’il vit, et qu’il n’en vit pas d’autre que celle qu’il perd. Donc le plus long et le plus court reviennent au même. Car le présent est égal pour tous ; est donc égal aussi ce qui périt ; et la perte apparaît ainsi comme instantanée ; car on ne peut perdre ni le passé ni l’avenir ; comment en effet pourrait-on vous enlever ce que vous ne possédez pas ? Il faut donc se souvenir de deux choses : l’une que toutes les choses sont éternellement semblables et recommençantes, et qu’il n’importe pas qu’on voie les mêmes choses pendant cent ou deux cents ans ou pendant un temps infini ; l’autre qu’on perd autant, que l’on soit très âgé ou que l’on meurt de suite : le présent est en effet la seule chose dont on peut être privé, puisque c’est la seule qu’on possède, et que l’on ne perd pas ce que l’on n’a pas.
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même (II° siècle).

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé

[Ce texte des Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle est le n°14 du livre II. C’est une réflexion complète. Pensées pour moi-même est un des titres des textes de Marc-Aurèle qu’il n’a pas donné à ses notes qui étaient personnelles et où il est son propre interlocuteur. On trouve parfois Pensées à l’imitation de l’ouvrage posthume de Pascal. Le titre choisi par la dernière édition française est : Ecrits pour lui-même.]

Longtemps les hommes ont montré une inquiétude face à la mort. Est-elle raisonnable ? C’est-à-dire faut-il considérer que la mort en nous ôtant la vie nous ôte quelque chose, de sorte qu’il serait raisonnable de désirer vivre le plus longtemps possible, voire de désirer l’immortalité ? Et sur ce désir de l’éternité, ne faut-il pas louer l’espérance comme vertu religieuse qui implique la foi en la résurrection.
Tel est le problème que Marc-Aurèle résout dans cet extrait de ses Pensées pour moi-même. Il démontre que la mort ne nous fait perdre que le présent que nous vivons de sorte que la durée de notre vie ne doit pas être un souci. Par là même l’empereur philosophe, en dernier des Stoïciens, veut montrer qu’une réflexion sur le véritable temps de l’existence, à savoir le présent, est susceptible de détruire le souci de la mort et donc de permettre de mieux vivre. Une telle réflexion détruit aussi tout souci “religieux”.
Reste toutefois à se demander s’il est bien vrai que seul le présent est le temps de notre existence. Car, ne peut-on pas penser que l’existence humaine est nécessairement tournée vers l’avenir et s’appuie non moins nécessairement sur le passé ? Et si tel est le cas, n’y a-t-il pas dans le souci de la mort une dimension irréductible de l’existence humaine ?

Que la durée de la vie importe peu selon lui, c’est ce que montre l’évocation de durées fictives par Marc-Aurèle au début de cet extrait, à savoir « trois mille ans et autant de fois dix mille ans ». Or, pour la plupart des hommes, la durée de la vie importe et plus jeune quelqu’un meurt et plus on estime qu’il lui a manqué quelque chose. Mais justement, on pense alors une autre vie que celle qui est donnée. C’est la raison pour laquelle Marc-Aurèle invoque le souvenir d’une double évidence. C’est la vie que l’on vit que l’on perd et non une autre. Ce que quelqu’un n’a pas vécu, il ne peut pas non plus le perdre. La seconde évidence est qu’on ne vit pas d’autre vie que celle que l’on perd. C’est qu’en effet, même dans l’hypothèse où nous serions immortels et que notre vie sur terre serait suivie d’une autre vie, l’une et l’autre serait la même. Bref, l’immortalité exclut que l’on puisse perdre la vie. Aussi Marc-Aurèle a-t-il raison de dire qu’on ne vit pas d’autre vie que celle que l’on perd dans l’hypothèse de la mortalité.
Or, il en déduit de façon apparemment étrange que la longueur de la vie importe peu. Ne faut-il pas penser qu’un jeune vit moins qu’un plus âgé ? C’est alors justement que l’on introduit dans cette mesure une vie autre que celle qui a été perdue par le plus jeune. En effet, celui-ci n’a pas perdu la vie qu’il n’a pas vécue. Donc, il n’a pas moins vécu. C’est donc par rapport à une vie possible que l’on parle de plus et de moins. La conséquence implicite est qu’il ne faut pas se soucier de la durée de la vie. Mesurer des vies n’a pas de sens. Il y a bien une égalité de toutes les vies quelque courtes ou longues qu’elles paraissent. Une vie immortelle ne serait pas plus longue qu’une vie mortelle.
Marc-Aurèle justifie cette conséquence par une autre raison, à savoir que le présent est le même pour tous. Cette identité du présent est somme toute ambiguë. Admise, elle implique que la mort est la même pour tous d’autant plus qu’elle est instantanée. Est-ce à dire que le présent est instantané, c’est-à-dire que le présent et l’instant sont identiques ? Si tel était le cas, alors un tel présent serait évanouissant. Selon un argument souvent utilisé, déjà par Aristote dans sa Physique, plus tard par Augustin dans ses Confessions et encore par Bergson dans L’énergie spirituelle, si le présent est pensé comme instant, alors cela revient à faire du temps une suite d’instants, c’est-à-dire finalement une suite de rien. Dès lors, la différence entre être et ne pas être serait vide. C’est la raison pour laquelle, le présent n’est pas chez les Stoïciens, et chez Marc-Aurèle non plus un simple instant. Il occupe une durée plus ou moins longue si l’on cherche à la mesurer mais la qualité de présent reste la même [voir les textes complémentaires. Texte 1]. Distinguer des quantités inégales de présent, c’est introduire le passé et/ou le futur dans la mesure du temps.
Or, la deuxième justification de l’égalité de la vie et de la mort, c’est-à-dire du présent qu’est la vie et du caractère instantané de la mort, c’est qu’il n’est possible de perdre ni le passé ni l’avenir. Cette justification repose sur l’idée que l’on ne possède ni l’un ni l’autre. C’est que le passé désigne ce qui n’est plus et l’avenir ce qui n’est pas encore.
Ce primat du présent est bien ce qui organise le texte. C’est ainsi que lorsque Marc Aurèle invite à se souvenir de deux choses, d’une part l’éternelle répétition du même, qui doit nous conduire à ne pas nous attendre à quelque chose de nouveau dans l’avenir, et donc à ne pas nous soucier de notre mort, là encore, c’est le présent qu’il identifie avec le temps. En effet, l’éternel retour du même suppose que le présent reste toujours identique à lui-même. Autrement dit, c’est parce que le présent est la seule dimension du temps selon lui que Marc Aurèle considère que rien de nouveau ne peut se produire.
Il est clair que par rien de nouveau, on peut entendre une nouveauté numérique ou une nouveauté spécifique. Dans le premier cas, on aurait la thèse de l’éternel retour du même, c’est-à-dire que ce que je vis, je le vivrai de nouveau éternellement et ainsi de suite à l’infini. Thèse que l’on attribue parfois aux anciens stoïciens. Dans le second cas, cette laitue que je mange est la même que la laitue que j’ai déjà mangée l’hiver dernier. L’identité est spécifique.
L’objection qui vient à l’esprit moderne est alors celle du progrès technique qui semble apporter des nouveautés. Soit le téléphone portable. Il me permet de faire ce que je pouvais faire jusque là, parler à quelqu’un d’absent tout en marchant dans la rue. Faut-il donc espérer vivre le plus longtemps pour voir ses nouveautés dont nous n’avons aucune idée actuellement ? C’est le contenu du second souvenir qui permet de trancher.
En effet, tout aussi nécessaire pour bien vivre, il réaffirme ce qui a déjà été dit, à savoir que le présent étant la seule chose que l’on perd, il est nécessaire de considérer que c’est le même temps que l’on perd que l’on soit jeune ou vieux, que l’on meurt à la naissance ou à cent ans. Ainsi, un enfant mort à cinq ans en 1978 n’a pas perdu le fait de téléphoner avec un téléphone portable. Sans compter qu’on peut se demander si, ce qui est dit dans un tel objet, est véritablement nouveau.
Ainsi, passé et avenir ne sont pas possédés par nous, nous ne les vivons pas selon Marc Aurèle. Or, dire qu’on ne les possède pas, c’est dire qu’ils ne sont pas présents. Il y a là une pure tautologie. Tout le problème est donc de déterminer s’il est possible de considérer que présent et être sont identiques.
Pour cela, on peut partir de l’apparente contradiction qui traverse cette réflexion de Marc-Aurèle. C’est qu’il considère que le passé n’est pas et demande à la fois de vivre au présent et de se souvenir qu’il faut vivre au présent. Or, se souvenir, n’est-ce pas se reporter au passé ? Et s’il est vrai que dans le souvenir je me reporte au passé, il en va de même pour l’avenir auquel je me reporte dans l’anticipation. C’est que l’exigence de se souvenir qui traverse le texte de Marc-Aurèle est portée par un projet et donc une anticipation de l’avenir, à savoir ne pas craindre la mort. Car, celle-ci n’est-elle pas un avenir irréductible à tout présent ?
L’objection que l’on peut adresser donc à Marc Aurèle concerne l’identification du présent avec ce qui est. C’est qu’un présent va alors se composer d’instants. Le passé et l’avenir étant la séparation dans un présent plus ou moins étendu de certains instants. Or, que présent et instant soient identiques conduit à une absurdité. En effet, si j’identifie le présent avec l’instant, dès lors, comme l’instant est insaisissable, car, toute réflexion sur lui le transforme immédiatement en passé, il faudrait en conclure qu’il n’y a pas de temps.
Mais cette conclusion ou plutôt la thèse selon laquelle le temps n’a pas vraiment de réalité implique qu’il y aurait une réalité non temporelle qui, pour cela, se nomme éternité. Cette thèse n’a de sens que si on identifie le présent et l’instant, toujours divisible en instants plus petits et ainsi de suite à l’infini. Quant à l’éternité, soit elle est pensée comme une durée indéfinie, et alors c’est le temps qui sert à la penser. Soit c’est l’idée d’une réalité extratemporelle mais on n’évite guère le temps comme le montre malgré lui Augustin qui, posant que Dieu est hors du temps, en fait le créateur du temps et doit bien penser que Dieu a existé avant le temps, ce qui revient à réutiliser le temps pour concevoir le rapport entre le temps et l’éternité. L’éternité opposée au temps est une pure abstraction. La vie éternelle n’est que la projection de la peur de la mort dont il s’agit précisément de se débarrasser.
En outre, on ne comprendrait pas comment le temps comme illusion ou erreur serait possible. Comment une division entre passé présent et futur serait possible ? À la limite, s’il n’y a pas d’instants, n’est-ce pas parce que le temps ne se compose pas d’instants? Pourquoi refuser que le passé et l’avenir soient ?

Si l’appel à l’éternité ne résout pas le problème de l’existence du temps, à quoi faire appel ? Car, nous avons non seulement une conscience du temps, mais notre conscience est temporelle en elle-même. Qu’est-ce que réfléchir, sinon revenir sur une conscience antérieure qui a été retenue ? Sans mémoire donc il n’y a pas de conscience. Nier l’existence du temps, c’est nier que la mémoire soit possible. Or, elle est donnée dans la réflexion. C’est ainsi que Descartes a pu écrire sa découverte du cogito au passé dans le Discours de la méthode. on peut pourtant aller plus loin et affirmer que la distinction entre la mémoire et la conscience ne va pas de soi.
Reprenons à Bergson une de ses analyses de L’énergie spirituelle que l’on trouve dans la conférence « L’âme et le corps ». Bergson montre qu’il est impossible de comprendre un mot de quelques syllabes comme “causerie” par exemple si chaque syllabe ne se conserve pas et n’est pas présente en un sens à la conscience lorsque l’on prononce la suivante et ainsi de suite. Ce qui implique que le passé se conserve en tant que passé et que c’est lui que l’on vise lorsque l’on cherche à se souvenir ou que l’on se souvient même involontairement comme Proust (1871-1922), dans Du côté de chez Swann (1913), l’a illustré dans le célèbre passage où, le narrateur, portant à la bouche une madeleine, voit revenir tout un monde jusque là oublié.
Il est donc nécessaire d’admettre que le passé se conserve et que par conséquent nous le conservons virtuellement. En effet, ce qui fait la distinction entre le passé et le présent, c’est que celui-ci est le temps de l’action. Le présent se distingue du passé comme l’actuel et le virtuel. Le passé, contrairement à ce qu’on dit n’est pas dépassé. De même, l’avenir est présent sous la forme de l’anticipation que toute action implique. Si je vais prendre mon bus, monter dans le bus, arriver à la maison sont bien des fins que j’ai sans quoi je ne pourrais agir. L’avenir en tant que tel est, même s’il n’est pas non plus actuel. Il est sous la forme du possible puisqu’il pourra être autre que ce que j’anticipe. C’est d’ailleurs ce qui le distingue du passé.
Dès lors, ne peut-on pas penser que la mort nous concerne ? Si notre existence se meut dans ses trois dimensions du temps, le passé virtuel, l’avenir possible et le présent actuel, n’est-il pas alors nécessaire de chercher à vivre le plus longtemps possible ? Ne faut-il pas espérer que la vie perdure ? La quête de l’immortalité n’a-t-elle pas un sens ?

Si le passé se conserve, un être qui n’agirait pas verrait toute sa vie présente. De là Bergson concluait à la différence de l’âme et du corps, celui-ci toujours présent, celle-là accumulant son passé. De cette différence l’espoir d’une survie de l’âme même si le corps disparaît apparaissait sensé. Et pourtant, on peut se demander si la méditation de Marc Aurèle ne garde pas un sens.
En effet, quel est le temps de l’action, sinon le présent. Se souvenir et anticiper n’ont de sens que pour agir. Le temps de notre existence est donc bien le présent. Si donc ce pouvoir d’anticipation que nous avons nous fait exister comme pro-jet selon Sartre, c’est-à-dire vivre hors de nous, il nous permet d’anticiper notre mort. Si l’homme est conscient de la mort, c’est parce qu’il est conscient, parce que la conscience est porteuse de l’avenir et donc de sa propre fin. Or, en quoi l’espoir de vivre plus, le regret du temps passé peuvent-ils bien avoir un sens ?
À supposer que je puisse me penser comme immortel, rien ne change à la question de savoir comment je dois vivre, c’est-à-dire agir. De ce point de vue, l’anticipation de la mort ou de l’immortalité ne change rien au problème de l’existence. Elle est bien plutôt un moyen de ne pas vivre ici et maintenant, c’est-à-dire en un sens de ne pas vivre. Car si je ne me recentre pas sur le présent maintenant, comment le ferai-je demain. Même Jésus de Nazareth demandait à ses disciples de ne pas se soucier du lendemain. Il est vrai qu’il les invitait à s’en remettre à Dieu. On peut toutefois se demander si l’annonce de la bonne nouvelle n’est pas celle qu’une présence de Dieu est toujours possible ici et maintenant plutôt que l’espoir paulinien en la résurrection.
Quoi qu’il en soit de ses spéculations théologiques, dont le but est de montrer que la mise entre parenthèses de la question de l’immortalité est indépendante des croyances religieuses, la prescription de Marc Aurèle, ne se soucier que du présent et donc ne pas craindre la mort, garde toute sa valeur. Si notre existence ne va pas sans la subsistance du passé et la possibilité de l’avenir, c’est le présent qui lui donne son orientation, son centre, son poids. Or, la mort n’est rien d’autre que ce qui est hors de la vie. Epicure faisait remarquer dans la Lettre à Ménécée que la mort ne nous concerne pas parce que vivant nous ne la sentons pas et mort nous ne pouvons pas sentir.
C’est que l’avenir, s’il est possible n’est pas réel et n’est possible d’ailleurs que si je vis au présent. « Je suis, j’existe » comme le dit Descartes en la méditation seconde, cela est sûr. Mais serai-je ?
Quelle que soit donc la mesure de la vie, c’est ma vie que je perds en mourant, et non une vie à venir. Aussi, en vivant au présent, c’est-à-dire en faisant servir passé et avenir pour le présent, j’élimine regret et espoir, ce mal qui est resté selon Hésiode dans la boite de Pandore. On peut même dire avec Wittgenstein [texte 2] que vivre au présent, c’est vivre dans l’éternité, puisque cela revient à s’abstraire du cours du temps.
À l’inverse, qui ne vit que dans le futur ou le passé ne vit pas au présent et donc ne vit pas du tout. En effet, le passé est virtuel. Le regret ou le souvenir heureux, peu importe transforme l’existence en subsistance, en une espèce de virtualité qui serait celles des fantômes. C’est en ce sens que l’on peut dire de l’homme qu’il a sa vie à vivre.
Quant à l’avenir, l’anticiper toujours, c’est exister dans le possible et non dans le réel. Pire ! C’est faire du pro-jet de l’existence un échec puisque c’est différer toujours l’action. Un peu comme un peintre qui différerait toujours de peindre sous prétexte de conserver intact son projet de chef d’œuvre. De sorte que l’on peut dire que c’est parce que l’homme conserve son passé et anticipe son avenir que la prescription de Marc Aurèle a un sens. Seul le présent est le temps de la vie. Cette pensée fait disparaître le souci de la mort. Et il faut bien l’anticiper et la conserver en mémoire pour qu’elle produise son effet sur l’existence présente.

Pour conclure on peut dire que l’intérêt du texte de Marc Aurèle est de tenter de résoudre l’énigme de notre être mortel et de notre existence temporelle. En se recentrant sur le présent, on se débarrasse du faux espoir qui consiste soit à vouloir la vie la plus longue possible, soit à souhaiter l’immortalité. C’est que notre vie est au présent.
Certes, nous avons vu que contrairement à ce qu’avançait Marc Aurèle dans cet extrait, le passé subsiste et l’avenir apparaît comme possible et que l’un et l’autre appartiennent à l’existence humaine. Or, c’est justement parce que cette existence se perd dans les regrets relatifs au passé ou dans l’anticipation perpétuelle de l’avenir que le conseil de Marc Aurèle, que l’on pourrait résumer par cette maxime : “existe” au présent, prend tout son sens.

Textes complémentaires.
Texte 1.
Pour une définition du temps dans le stoïcisme de Zénon de Citium, voici le témoignage de Diogène Laërce (III° siècle ap. J.-C. ?) : « En dehors du monde s’étend un vide infini, qui est incorporel ; est incorporel ce qui est capable d’être occupé par des corps, mais ce qui ne l’est pas. (…) Le temps est lui aussi incorporel, puisqu’il est l’intervalle du mouvement du monde ; dans le temps il y a le passé et l’avenir qui sont illimités, et le présent qui est limité. » Vies opinions et sentences des philosophes illustres, VII, 140-141.

Texte 2.
6.4311 – La mort n’est pas un événement de la vie. On ne vit pas la mort.
Si on entend par éternité non la durée infinie mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent.
Notre vie n’a pas de fin, comme notre champ de vision est sans frontière.
6.4312 – L’immortalité de l’âme, c’est-à-dire sa survie éternelle après la mort, non seulement n’est en aucune manière assurée, mais encore et surtout n’apporte nullement ce qu’on a toujours voulu obtenir en en recevant la croyance. Car quelle énigme se trouvera résolue du fait de mon éternelle survie ? Cette vie éternelle n’est-elle pas aussi énigmatique que la vie présente ? La solution de l’énigme de la vie dans le temps et dans l’espace se trouve en dehors de l’espace et du temps.
(Ce n’est pas la solution des problèmes de la science de la nature qui est ici requise.)
Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1922), traduction Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1993.



mardi 24 mars 2015

Le désir - une dssertation sur le sujet : Un désir peut-il être coupable ?

Sujet : Un désir peut-il être coupable ?

Il arrive que nous ressentions un fort sentiment de culpabilité, c’est-à-dire le remords d’avoir commis une faute, lorsque nous sentons en nous le désir de commettre une mauvaise action. C’est le cas de la Phèdre de Racine (1639-1699) qui, dans la pièce éponyme (1677), désire son beau-fils dès qu’elle le voit (cf. Phèdre, Acte I, scène 3). La mauvaise conscience qui apparaît, ce remords, c’est-à-dire cette douleur morale qui accompagne la conscience d’avoir mal agi ou de ne pas avoir bien agi, semble impliquer qu’un désir puisse être coupable.
Et pourtant, le désir ne semble pas se commander de sorte que, ne dépendant pas du sujet, il ne pourrait jamais être coupable s’il est vrai que la culpabilité repose sur la transgression volontaire d’une faute, qu’elle soit juridique ou morale.
C’est la raison pour laquelle on peut se poser le problème de savoir si un désir peut être coupable. La culpabilité provient-elle de la seule conscience ? La conscience ne peut-elle pas se faire désir et donc culpabilité ? La culpabilité ne peut-elle pas plutôt provenir des interdits et non du désir lui-même ?

Le désir se distingue de la volonté par son caractère de nécessité. Lorsque je désire, l’objet qui m’apparaît comme désirable s’impose à moi. Par exemple, le chevalier des Grieux, lorsque apparaît pour la première fois Manon Lescaut, en tombe amoureux, dans le roman de l’Abbé Prévost (1697-1763) intitulé l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Cet amour qui va le conduire aux pires turpitudes apparaît comme une sorte de fatalité. L’expression « tomber amoureux » l’exprime assez. À l’inverse, pour vouloir, il suffit de se décider même si la volonté ne va pas sans motif. On peut parler de la volonté du Cid, don Rodrigue, dans la pièce éponyme (1637) de Corneille (1606-1684). En effet, il décide de combattre son futur beau-père, don Gomès, qui a insulté son père, don Diègue, même s’il lui en coûte l’amour de sa Chimène. Je puis donc décider de ce que je veux mais non ce que je désire. Dès lors, on ne peut imputer la moindre faute au désir. Comment donc rendre compte du sentiment de culpabilité qu’on éprouve lorsqu’on a certains désirs ?
Un désir implique un engagement de tout l’être au moment du désir. C’est ce qui le distingue du simple souhait. Le désir implique donc qu’on commence en quelque sorte à agir ou en tout cas il implique l’impulsion à agir. Or, si un désir se porte sur un objet interdit ou implique une action immorale, il est l’équivalent d’un point de vue moral d’une action. C’est donc cette intention d’agir en quelque sorte bloquée qui explique le sentiment de culpabilité et l’illusion qu’il appartient au désir.
Pour se sentir coupable, il est en effet nécessaire de réfléchir sur soi : il faut prendre conscience de soi. Or, qui dit conscience de soi, dit question sur ce qu’on doit faire. En conséquence, la conscience comme dit Alain dans ses Définitions est toujours implicitement morale. Si donc l’immoralité est dans l’inconscience, c’est-à-dire dans l’absence de réflexion, et comme le désir appartient au corps, le désir implique une sorte de faiblesse. Lorsque donc un désir va à l’encontre de la morale, il ne peut pas ne pas y avoir de sentiment de culpabilité parce que nous réfléchissons alors à la faiblesse qui nous a habités. Ainsi, désirer la mort d’un proche ne peut que donner lieu à un sentiment de culpabilité. Alain disait bien dans les Éléments de philosophie (1941) que les choses du sexe sont des crimes de soi.
Toutefois, on pourrait à l’inverse penser que le désir n’étant pas coupable en lui-même, une simple illusion de culpabilité ne peut pas donner lieu à un sentiment de culpabilité. Il suffirait alors de réfléchir pour ne pas se sentir coupable. Or, lorsqu’un désir est immoral, le sentiment de culpabilité nous colle en quelque sorte à la peau. Dès lors, ne faut-il pas que ce soit en lui-même qu’un désir est coupable ? Comment est-ce possible ?

Pour qu’un désir puisse être coupable, il faudrait donc qu’il soit conçu à l’origine de la faute. Or, nous disions que le désir nous apparaît nécessaire, comme une sorte de fatalité. Ne faut-il pas penser alors que cette nécessité n’est qu’apparente ? C’est qu’en réalité le désir est fondamentalement manque de son objet. Il ne peut donc pas être une réalité physique qui est tout ce qu’elle doit être. Attribué au corps le désir paraît alors absurde. Aussi Platon avait-il déjà raison de faire remarquer dans le Philèbe (32c) que le désir appartient à l’âme et non au corps. Or, s’il est manque, il ne peut qu’être conscience, c’est-à-dire intentionnalité. En effet, un manque n’est rien et une réalité physique ne manque de rien. Disons donc avec Sartre dans L’Être et le Néant (II, chapitre 1) que le désir en tant que manque manifeste l’être de la conscience, à savoir d’être ce qu’elle n’est pas et de ne pas être ce qu’elle est. Autrement dit, seule une conscience peut être habitée par le manque.
Parce que le désir est fondamentalement conscience et même conscience du manque d’être, alors chaque désir implique un choix de son objet. Mais ce choix apparaît comme nécessaire seulement à la conscience réflexive qui est conscience seconde. Et même, il n’apparaît comme tel que lorsque la conscience réflexive se fait volonté, c’est-à-dire décision qui semble aller à l’encontre du choix qu’est le désir. C’est le comportement de mauvaise foi où le sujet se projette comme objet pour se décharger de sa responsabilité fondamentale d’avoir à être. Dire que je ne fais pas ce que je veux ou que le désir me pousse, c’est ainsi nier ma responsabilité. Dès lors, si ce choix que constitue le désir transgresse une faute, alors ce choix est susceptible d’impliquer une culpabilité. Comment toutefois le simple désir pourrait être une faute puisqu’il n’appartient pas à l’acte ? N’est-ce pas plutôt l’acte qui est coupable ?
C’est vrai d’un point de vue juridique. Mais pourtant, déjà dans le domaine du droit, la faute est d’autant plus grave que le sujet a eu l’intention de la commettre. Dès lors, si on quitte le simple champ juridique pour interpréter la culpabilité sur le plan moral, on peut comprendre qu’un désir puisse produire un légitime sentiment de culpabilité. La raison en est que la faute morale est dans l’intention elle-même. Comme Sénèque en prend l’exemple dans son dialogue, De la constance du sage, un homme qui couche avec sa femme alors qu’il croit la tromper, est coupable, dans la mesure où la fidélité est considérée comme un devoir. Ce n’est pas l’acte qui constitue la faute, c’est bien l’intention puisque dans un tel acte, il est clair qu’il ne l’a pas réellement trompée. Du point de vue moral, l’intention est la faute pleine et entière. Dès lors, un désir en tant qu’il manifeste le choix d’un manque d’être qui constitue une faute morale est coupable.
Néanmoins, le désir ne peut s’expliquer seulement comme une forme de choix car il reste obscur que tel objet soit choisi plutôt que tel autre. Dès lors, on peut se demander s’il n’est pas suscité de sorte qu’il ne serait en aucun cas, lorsqu’il vise la transgression d’une faute, coupable, mais au contraire, il serait rendu coupable.

La culpabilité n’a de sens que comme transgression de la loi. Dès lors, c’est ce qui fait le fond de la culpabilité d’un désir. Qui désire des fleurs ne sera pas coupable ! Par contre, s’il désire un de ses parents et désire tuer l’autre, il se sentira coupable. Comment est-ce possible ?
La raison en est que le désir n’a pas d’objet en lui-même. Il n’a qu’un but la satisfaction. C’est pourquoi tout objet qu’il se représente comme désirable est bon par là même. Il est comme Hobbes le montrait dans le chapitre XI du Léviathan, ce qui fait la vie et donc ce par quoi nous sommes amenés à rechercher des choses. Or, dans une telle recherche, le principal est que le désir se maintienne. Dès lors, le manque ne définit pas tant le désir ou plutôt il ne définit que le désir insatisfait.
Un désir est susceptible d’aller à l’encontre des prescriptions sociales, qu’elles soient propres à telle ou telle société ou qu’elles soient la condition pour qu’il y ait société. Un jeune Spartiate, dans l’antiquité grecque, aurait éprouvé un sentiment de culpabilité s’il avait désiré se laver ou changer de vêtement. Ce serait l’inverse pour un jeune français du xxi° siècle. De façon plus générale, on peut admettre que toute société ou tout au moins tout groupe social suppose l’interdiction du meurtre et l’interdiction de l’inceste, sans quoi il n’y a pas de société humaine possible. Dès lors, on comprend que Phèdre puisse éprouver un sentiment de culpabilité lorsqu’elle découvre à la fois son beau-fils, Hippolyte, le fils de Thésée, et son amour pour lui comme elle en fait le récit à sa servante Œnone à la scène 3 de l’acte I de la pièce de Racine.
Il est donc nécessaire que la société inculque à l’individu des mœurs, c’est-à-dire des habitudes sociales et cela dès le plus jeune âge. De telles mœurs sont en un sens inconscientes dans la mesure où elles sont inculquées très jeunes. Elles transforment certains objets et certains actes en interdits. Elles les rendent ainsi désirables dans la mesure où ils sont toujours présents dans le corps social. Chacun désire les objets qui sont désirés. Et c’est ainsi que le manque s’inscrit dans la chair même de chacun. Dès lors, dans la mesure où l’individu sent en lui l’aspiration à faire ce qui est interdit, éprouvera-t-il une forme de remords. Mais ce remords ne doit pas être attribué à un désir qui serait en lui-même coupable.
C’est qu’alors, on renverse l’ordre. En effet, s’il est vrai que là où il y a de l’interdit, il y a du désir, le désir ne peut pas être désir de l’interdit tant que celui-ci n’existe pas. C’est pourquoi on ne peut dire comme Freud dans Totem et tabou (1913) qu’on n’interdit que ce qu’on désire mais au contraire, que l’interdit suscite le désir. Tant qu’il n’y a pas d’interdit du meurtre ou de l’inceste, les actes correspondants n’existent pas. Et ils ne peuvent être désirés en tant que tels.Prenons un cas que Freud relate dans les Cinq leçons sur la psychanalyse. Il s’agit d’une jeune femme qui tombe malade après avoir, au chevet de sa sœur malade, éprouvé un sentiment de satisfaction parce qu’à sa mort, son mari donc son beau-frère qu’elle devait déjà désirer, se retrouvait libre. On peut dire que ce sentiment de culpabilité était lié à son désir. Or, c’est l’interdit social intériorisé qui refoule ici le désir et produit le sentiment de culpabilité.

Disons en un mot que l’apparition de certains désirs, ceux qui se tournent vers des objets ou des actes interdits par la morale, qu’elle soit sociale ou qu’elle paraisse universelle, peuvent s’accompagner d’un sentiment de culpabilité. La raison n’en est pas que la conscience s’éprouve à leur occasion coupable, ni que le désir serait la conscience d’un manque mais bien plutôt que la vie sociale secrète des interdits qui orientent le désir vers certains objets et qui les rendant désirables, produit dans le sujet le sentiment de culpabilité.


samedi 21 mars 2015

Spinoza : sur la prétendue vanité du monde

Philippe de Champaigne (1602-1773), Vanité, huile sur bois, 28,4 X 37,4 cm, 1646, Le Mans, musée de Tessé.


Aussi est-il certain que ceux-là sont le plus désireux de gloire, qui crient le plus sur le mauvais usage qu’on en fait et sur la vanité du monde.
SpinozaÉthique (posthume 1677), Cinquième partie De la puissance de l’entendement ou de la liberté humaine, scolie de la proposition 10.


vendredi 20 mars 2015

Autrui - une explication d'un extrait de "L'être et le néant" de Sartre : "S'il y a un Autre"

Sujet
Expliquer le texte suivant :
S’il y a un Autre, quel qu’il soit, où qu’il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu’il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j’ai un dehors, j’ai une nature ; ma chute originelle c’est l’existence de l’autre ; et la honte est – comme la fierté – l’appréhension de moi-même comme nature, encore que cette nature m’échappe et soit inconnaissable comme telle. Ce n’est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là-bas, hors de ma liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l’autre. Je saisis le regard de l’autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités.
Sartre, L’être et le néant (1943).

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé

[On trouvera ce texte dans L’être et le néant, Gallimard Tel, p.321]

Par sa conscience, chacun a accès à ce qu’il est. Dès lors, il semble que nul n’ait besoin des autres pour être conscient de soi. Pourtant, la conscience ne peut se réfléchir sans être contrainte de réfléchir cette réflexion et ainsi de suite à l’infini. Dès lors, ne faut-il pas qu’autrui puisse me permettre de prendre conscience de moi ?
Tel est le problème que résout Sartre dans cet extrait de L’être et le néant paru en 1943. Le philosophe y défend la thèse qu’autrui par son regard rend possible que j’ai un être, une nature dont je prends conscience.
Ne peut-on pas plutôt penser qu’autrui me permet d’être conscient de moi sans que j’ai une nature, c’est-à-dire qu’il me permet de me reconnaître comme sujet ?

Sartre part dans cet extrait de l’hypothèse de l’apparition d’autrui. En effet, l’Autre dont il s’agit ne peut être n’importe quoi de différent de moi. L’auteur en effet précise qu’il s’agit d’un autre qui pourrait être quelqu’un, qui pourrait être dans un lieu, qui peut avoir des rapports avec moi. Et à la fin du texte il parle de son regard. Aussi l’Autre, c’est autrui en général ou plutôt c’est n’importe quel autrui, c’est-à-dire un sujet autre que moi doué de conscience et de liberté.
Une fois supposé le pur surgissement de l’autre qui exclut qu’il soit une pure et simple idée, Sartre en déduit que c’est par l’autre que j’ai un dehors, que j’ai une nature. Qu’entendre par là ? Avoir un dehors, c’est être un objet pour l’autre. De même, c’est par ce dehors que j’ai une nature, c’est-à-dire que j’ai quelque chose qui me définit réellement. C’est donc dire que le sujet seul n’a ni dehors, ni nature. Il est seulement conscience, il est seulement liberté, c’est-à-dire que pouvant toujours choisir, il n’est que le porteur de possibilités. Et même ses choix une fois effectués ne lui donnent aucun dehors puisque c’est lui qui leur donne un sens. Par contre, autrui étant une autre conscience, il leur donne un sens et ce sens justement existe alors non plus comme sens pour le sujet mais comme quelque chose qui ne dépend plus du sujet. On pourrait à l’instar de Hegel notamment dans Propédeutique philosophique (1808) penser que c’est par là que le sujet peut être conscient de soi en tant que l’autre le reconnaît en tant que sujet. Il n’en est rien pour l’auteur.
En effet, Sartre interprète avec un vocabulaire religieux cette apparition de l’autre. Il se définit quant à son existence « ma chute originelle » En effet, la chute originelle fait penser immédiatement au péché originel du christianisme. La différence est que si Adam et Eve ont désobéi à Dieu selon La Genèse, ma chute n’est pas morale. Dès lors, pourquoi parler de chute ?
C’est qu’autrui par le surgissement de son existence m’impose le fait de ne pas être seulement un libre sujet mais également un être qui a une nature. Dès lors, autrui me diminue quant à mon être et dès lors, je suis moins. C’est pour cela qu’il est ma chute. Mais si elle est originelle, c’est qu’autrui n’est jamais second. Sartre ne dira-t-il pas dans L’existentialisme est un humanisme que le cogito comme premier principe n’est pas seulement la découverte par le sujet de la primauté de son existence mais également la découverte de l’existence des autres ? Originelle est la chute parce qu’autrui surgit toujours déjà pour que j’aie une nature. Toutefois, pourquoi ne pas plutôt considérer qu’en me donnant une nature, l’autre me permet de me reconnaître dans ce que je suis ? En quoi avoir une nature est-il négatif si l’on peut dire ?
Sartre donne deux exemples pour illustrer cette nature que je suis qu’autrui me révèle. Il s’agit de la honte et de la fierté. On doit comprendre que l’une comme l’autre suppose autrui. Je ne puis être honteux ou être fier que si et seulement si autrui se présente. Seul, c’est-à-dire sans autrui, voire sans cet autrui imaginaire mais quasi présent qui est tel ou tel autrui que je “connais”, je ne puis ni avoir honte, c’est-à-dire éprouver l’inconvenance de mon geste, ni fier, c’est-à-dire éprouvé la valeur positive de mon geste. La honte comme la fierté sont une façon d’être nature pour soi-même. Je ne puis pas être autrement. S’introduit dans mon être l’opposé des possibilités : la nécessité. Telle serait la chute.
Faut-il alors comprendre que par l’autre j’ai une nature que je peux connaître ? Nullement avance Sartre. Ma nature me demeure inconnue. C’est pourquoi elle m’échappe. Aussi est-elle est inconnaissable. Or, il y a quelque chose d’étrange dans une telle thèse. En effet, si autrui fait exister ma nature, on peut comprendre que je ne la connaisse pas. Mais ne doit-on pas penser qu’elle est connue par autrui. On pourrait tout au contraire penser que je n’ai aucune nature mais que je suis reconnue par et grâce à autrui, c’est-à-dire que je me montre à lui tel que je suis.

En effet, pour que j’aie une nature et qu’on puisse dire qu’elle est méconnaissable, il faut que cette nature soit telle qu’il soit impossible de la fixer. Il faut donc pour cela que la nature qu’autrui fait être en moi par le simple surgissement de son être ne m’ôte pas ma liberté. Sartre est donc amené à dire que la présence d’autrui ne me fait pas perdre ma liberté. Elle est toujours présente. Autrement dit le sujet demeure un être libre au sens de la capacité de choisir et même de se choisir. C’est donc que son être ne dépend pas d’autre chose que de lui-même. Sinon, il serait une chose. Dès lors, pourquoi ne pas voir en autrui non seulement en tant qu’il est mais également en tant qu’il agit – et regarder, c’est aussi un acte – la condition pour que je sois pleinement sujet à mes yeux lorsque autrui me considère comme tel ? Ce ne serait pas alors une nature qu’autrui me donnerait.
Pour la chose qui est ce qu’elle est il y a non seulement une nature mais une nature qui est en droit connaissable même si en fait on peut ignorer ce qu’est la chose. Celle-ci ne peut se modifier elle-même. Le propre donc d’une chose est de ne pas être libre au sens de l’autonomie du choix. Une chose a une nature. Un sujet ne peut en avoir une. C’est ce que Sartre défend.
Ainsi autrui par son surgissement ne me fait pas devenir chose. En ce sens, même la domination la plus brutale, celle qui fait d’un sujet un esclave, ne le transforme jamais en chose puisqu’il a toujours la possibilité de tenter de se libérer. Et pourtant, l’esclave ou le serviteur d’un maître justement comme déjà Hegel l’avait vu notamment dans sa Propédeutique philosophique est amené à reconnaître sa non liberté dans un autre. C’est cette thèse que Sartre généralise en quelque sorte. Mais en la généralisant, il ne voit pas en quoi il ne s’agit pas tant d’être connu par autrui que d’être reconnu par autrui ce qui suppose que chacun des sujets ne se contentent pas de simplement se regarder ou surgir l’un pour l’autre.
En effet, cette nature selon Sartre qui ne me fait pas perdre ma liberté, fait que celle-ci n’est plus la liberté que je vis, c’est-à-dire celle par laquelle je suis un sujet. Cette liberté se trouve chez l’autre. Non qu’il faille voir là une sorte de transfert de la liberté comme un échange de biens voire de droits. Mais en réalité ma liberté se trouve en quelque sorte hors de moi selon lui. Elle appartient à cet être que je suis pour l’autre. Comment est-ce possible ?
C’est que le choix qui est mien se présente à l’autre comme un acte. Dès lors, il n’est plus choix mais acte. Reprenons les exemples de la honte et de la fierté. Il est clair que les actes par lesquels je me fais honteux ou fier ont toujours le sens d’actes que j’ai voulus. Il est non moins clair que lorsque je les vis, ces actes sont miens et dépendent de moi. Mais justement dans la honte comme dans la fierté, autrui va transformer ces actes. Ils deviennent des actes de honte ou de fierté et rien d’autres. Dès lors, ils ne m’appartiennent plus absolument et c’est en ce sens que la liberté qui était mienne dans ces actes va devenir ce qui appartient à l’être que je suis pour autrui. Cet attribut ou prédicat est bien celui d’un sujet qui n’est pas une chose, mais ce sujet n’est plus le sujet absolument libre. Une telle analyse même pour les exemples proposés n’est pas suffisante. Car que ce soit la honte par laquelle je me trouve diminué à mes propres yeux ou la fierté qui au contraire m’élève, dans les deux cas, je prends conscience de ce que je suis non pas simplement comme une nature, mais comme un sujet responsable de ses actes. La honte ou la fierté d’un défaut physique même n’ont de sens que si et seulement si j’en fais quelque chose dans ma relation avec autrui.
Toutefois, il reste à se demander comment selon Sartre cet être que je suis pour l’autre peut m’être accessible de sorte que je me considère non pas comme un sujet libre mais aussi comme une nature inconnaissable. Et dès lors, n’est-ce pas plutôt moi qui me montre à l’autre de sorte à recueillir ainsi par ce qu’il me renvoie une reconnaissance de ce que je suis ?

Il faut d’abord que l’autre m’apparaisse. Je dois donc être conscient de ce que l’autre pense de moi. Or, cela, c’est habituellement ce qui est possible par la parole ou l’attitude. Mais il est clair que si je me représente l’image que l’autre se fait de moi, alors je n’ai pas de nature ou de dehors. Il y a simplement l’idée qu’un autre se fait de moi. En toute rigueur, il n’y a que l’idée que je me fais de l’idée qu’il se fait de moi. Et en ce sens, réduit à moi-même, je ne puis me connaître puisque c’est moi qui forge l’idée de ce que je devrais être. Si donc l’autre m’est nécessaire, ce n’est pas lui qui m’indique quel je suis pour lui simplement en se faisant une image de moi. Mais comment parler alors de surgissement de l’autre ?
C’est que l’autre constituant mon acte, je dois donc saisir cette constitution de mon acte à même l’acte. Si on reprend les exemples de la honte et de la fierté. Dans les deux cas je suis honteux ou fier. Dans les deux cas, je le suis si et seulement si autrui est là. Par conséquent, ce sont mes actes qui me montrent comment autrui me constitue comme nature. Qu’en est-il alors du regard d’autrui sur moi ? Comment me constitue-t-il comme nature ?
Sartre précise que le regard d’autrui que j’appréhende à même mes actes a deux effets si l’on peut dire, à savoir la solidification de mes possibilités et leur aliénation. Mes possibilités, ce sont précisément ainsi que je peux qualifier mes actes quand ils sont seulement miens. En effet, dans la mesure où ils sont libres, ils peuvent toujours être autres qu’ils ne sont ne serait-ce que par le sens que je leur donne ou encore par les actes ultérieurs que je vais commettre. Ce geste avant que je devienne honteux s’insère dans la trame d’actes qui le feront devenir autre. En ce sens il n’est que possible. Je surveille par le trou de la serrure quelqu’un pourrais-je me dire. Or, la honte donne le sens définitif d’un geste déplacé. Dès lors, mon acte est solidifié. Il est devenu un acte réel et non simplement possible. Or, on pourrait rétorquer que c’est cette solidification qui donne un poids à mon être. Dès lors, autrui est moins ma chute que la reconnaissance de ce que je suis. De lui, j’apprends qui je suis ou tout au moins quelque chose de qui je suis. Non que je me connaisse absolument sans quoi je serais une chose. La suite de mon histoire donnera peut-être un autre sens comme le montre l’exemple de Jean Genet (1910-1986), voleur et prostitué dans sa jeunesse, écrivain adulte. Mais justement, le sujet que je suis se connaît tel qu’il est.
D’un autre côté, mes possibilités définissent mes actes en tant qu’ils sont libres. Or, à partir du moment où mes actes prennent un sens définitif par le regard d’autrui, je ne puis plus les considérer comme des possibilités miennes. J’en suis en quelque sorte dépossédé. C’est en ce sens que le regard d’autrui aliène mes possibilités s’il est vrai que l’aliénation est le mouvement par lequel je me dessaisis de quelque chose, voire je me dessaisis de quelque chose d’essentiel. Or tel est le cas puisque c’est ce qui fait la matière de mon être dont autrui me dépossède.
Dès lors, de la même manière que dans l’interprétation augustinienne de la chute, l’homme devient en quelque sorte esclave du péché, c’est-à-dire de sa désobéissance à Dieu, de la même manière dans la conception sartrienne, autrui aliène mes possibilités. On comprend alors que l’Estelle de Huis clos dise : « L’enfer, c’est les autres ». C’est l’autre qui fait à la fois la réalité de ce que je suis et donc l’aliénation de ma liberté.
Toutefois, sans l’autre, je serais réduit à ne jamais savoir non pas seulement qui je suis mais que je suis. De simples possibilités ne font pas des réalités. C’est donc que l’autre n’aliène mes possibilités que pour me donner en retour mes réalités. Là encore, on peut reprocher à Sartre d’en rester simplement au côté négatif de la relation à autrui et de ne pas voir en quoi elle présente un côté positif, à savoir celle de permettre au sujet de se reconnaître comme sujet comme Hegel l’avait bien vu.

En un mot, le problème était de savoir quel rôle joue autrui dans la conscience de soi. Sartre montre dans ce texte comment la simple présence de l’autre, le regard d’autrui me découvre que je ne suis pas seulement un sujet, mais également un être qui a une nature. Dès lors, autrui apparaît comme mon aliénation. Toutefois, nous avons vu qu’on pouvait voir un aspect positif à la relation à autrui, celle d’une reconnaissance de la réalité du sujet que nous sommes. Sans autrui, nous ne serions que des possibilités abstraites. C’est par autrui que nous pouvons véritablement donner une réalité à ce que nous sommes. C’est par la reconnaissance que nous exigeons et obtenons toujours par nos actes que nous pouvons non pas nous mirer mais être avec autrui, voire contre lui.


jeudi 19 mars 2015

La perception - une explication d'un extrait de Bergson des "Deux sources de la morale et de la religion" sur la perception et la place de l'homme dans l'univers

Sujet
Expliquer le texte suivant :
On ne se lasse pas de répéter que l’homme est bien peu de chose sur la terre, et la terre dans l’univers. Pourtant, même par son corps, l’homme est loin de n’occuper que la place minime qu’on lui octroie d’ordinaire, et dont se contentait Pascal lui-même quand il réduisait le corps à n’être, matériellement, qu’un roseau. Car si notre corps est la matière à laquelle notre conscience s’applique, il est coextensif à notre conscience, il comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles. Mais ce corps immense change à tout instant, et parfois radicalement, pour le plus léger déplacement d’une partie de lui-même qui en occupe le centre et qui tient dans un espace minime. Ce corps intérieur et central, relativement invariable, est toujours présent. Il n’est pas seulement présent, il est agissant : c’est par lui, et par lui seulement, que nous pouvons mouvoir d’autres parties du grand corps. Et comme l’action est ce qui compte, comme il est entendu que nous sommes là où nous agissons, on a coutume d’enfermer la conscience dans le corps minime, de négliger le corps immense... Mais la vérité est tout autre, et nous sommes réellement dans tout ce que nous percevons.
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé

[Le texte est extrait du chapitre III La religion dynamique.]

Quelle est la place de l’homme dans l’univers ? À cette question, on a coutume de répondre qu’elle est minime, voire qu’elle n’est presque rien. De ce point de vue, on connaît les réflexions de Pascal « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes (…) » (Pensées, 199, Lafuma, 1670 posthume).
C’est à ce problème que s’attaque Bergson, dans cet extrait de son ouvrage, Les deux sources de la morale et de la religion (1932). Le philosophe veut montrer que la place physique de l’homme n’est pas aussi minime qu’on le pense habituellement car, par la perception, l’homme est physiquement présent à une grande partie de l’univers.
Dès lors, on peut se demander si c’est bien la perception et comment, qui peut rendre compte de la place de l’homme dans l’univers.
L’homme semble d’une petitesse extrême dans l’univers.

Bergson commence par exposer la thèse qu’il veut critiquer. Cette thèse qu’il exprime comme une opinion commune consiste à refuser toute comparaison possible entre l’homme et la Terre, soit la planète où il vit et cette dernière et l’univers. Ce double refus de comparaison vise à montrer l’infinie petitesse de l’homme, c’est-à-dire le quasi néant de sa place et de sa valeur dans l’univers. Cette thèse prend l’homme en tant que tout. Elle ne distingue en lui ni l’âme et le corps, ni la perception et l’action.
Bergson va s’y opposer mais en introduisant d’abord une autre thèse qu’il réfère à Pascal, celle selon laquelle la petitesse de l’homme tient à son corps. En effet, le penseur janséniste définissait l’homme comme un « roseau pensant » dans ses Pensées (113 et 200, Lafuma). C’est le premier membre qui intéresse ici Bergson qui insiste sur la mention de la faiblesse qu’implique cette comparaison. Pascal justement voyait dans la pensée de l’homme ce qui faisait sa grandeur puisque l’homme pouvait par elle comprendre l’univers. Par contre, « le génie catholique » comme le nommait Alain (Propos sur le bonheur, XLV L’égoïste) considérait l’homme d’un point de vue physique comme ayant une place infime.
Comment nier la faiblesse physique de l’homme ? N’est-ce pas faire preuve de cette naïve mégalomanie, de ce narcissisme inné dont parle Freud à la même époque que Bergson dans le chapitre 18 de son Introduction à la psychanalyse et dans son article « Une difficulté de la psychanalyse » repris dans ses Essais de psychanalyse appliquée que de prétendre que l’homme aurait une place importante dans l’univers et qui plus est physique ? À l’inverse, parce qu’il est capable de percevoir plus que son corps physique ou biologique, l’homme n’est-il pas là où on ne le situe pas ?

Bergson réfute les deux thèses sur la petitesse de l’homme, soit en sa totalité, soit quant à son corps, en soutenant que la perception que la conscience rend possible en s’appliquant au corps dilate jusqu’aux confins de l’univers la place de l’homme. Autrement dit, ce qui mesure la place de l’homme est sa perception. En effet, pour Bergson, le corps n’est pas simplement une certaine étendue de matière, il est coextensif à notre conscience en tant qu’elle s’y applique. Le corps donc de l’homme n’est pas le corps objectif qu’il peut connaître comme un morceau de matière. Il n’est pas non plus le corps biologique, à savoir une synthèse de fonctions. Le corps du sujet est ce qu’il perçoit. Non pas ce qu’il pense car à ce compte l’univers tout entier serait l’homme en tant qu’il en a l’idée. Ce qu’il perçoit puisqu’il n’y a pas de perception possible sans corps. Cette perception est toujours une représentation singulière et limitée. Elle n’est pas perception de tout. Mais dans la mesure où la perception humaine dépasse la simple immédiateté, l’homme est plus grand que ce que l’opinion commune, voire la pensée religieuse de Pascal lui assigne comme place. En disant que notre corps « va jusqu’aux étoiles », Bergson exprime très clairement que la place physique de l’homme ne se limite nullement au corps objectif mais à l’homme en tant qu’il perçoit.
Il présuppose ainsi que la perception est un tout et surtout qu’elle n’est pas un événement du monde, une réalité objective, à la façon d’un empirisme comme celui de Hume qui, dans son Enquête sur l’entendement humain, considère que la perception résulte de l’association des idées, à savoir la contiguïté spatiale et temporelle, la similitude, et la causalité qui font l’objet. Dès lors, ce qui est perçu n’existe en un sens que pour le sujet. Bergson tout au contraire pense la perception dans son unité et dans sa visée.
Dire que nous allons jusqu’aux étoiles, c’est dire plus qu’une simple conception de l’intentionnalité comme dans ce courant moderne qu’est la phénoménologie. En effet, quelles que soient les différences entre les phénoménologues, Husserl, Sartre ou Merleau-Ponty, tous considèrent que la conscience dans la perception vise son objet. Par conséquent, elle s’en distingue. Dès lors, même s’il est impliqué par la perception, le corps percevant sera au mieux une certaine visée d’un objet qui lui reste extérieur. Sartre disait bien que Bergson est un réaliste dans son article relatif à Husserl repris dans Situations I « Une idée de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité ». Ce réalisme de Bergson le conduit justement à dire ce qui paraît énorme dans tous les sens du terme : le corps de l’homme est partout où il perçoit et ceci réellement.
Toutefois, il paraît difficile de nier que le corps de l’homme comme le sens commun le pense est cette partie de l’univers qui agit et par lequel la perception est possible. Et Bergson lui-même va être amené à distinguer deux corps en l’homme. Dès lors, ne faut-il pas plutôt mesurer la place du corps de l’homme dans l’univers par son action et la place de l’homme par sa capacité d’agir qui met en œuvre ses facultés intellectuelles y compris perceptives ?

En effet, Bergson note le changement opéré par le centre du corps immense qu’il nomme un corps qui occupe un espace minime. Il revient donc à la conception qu’il critique. Et surtout, le corps immense, soit le corps perçu dépend quant à sa qualité du corps minime et percevant. Or, ces déplacements du corps minime, soit le corps au sens courant du terme, sont des éléments d’action ou encore de l’ordre de l’action. Car, pourquoi changer de place si ce n’est pour faire quelque chose ? Dès lors, la perception n’est-elle pas une fonction de l’action ? Le corps de l’homme et l’homme tout entier aurait donc une place en fonction de l’action. Le corps que Bergson nomme le « corps intérieur » conformément à sa thèse selon laquelle le corps de l’homme est ce qu’il perçoit lui apparaît comme relativement invariable. C’est qu’en effet, ses changements sont moins nets que les changements du perçu. Il n’en reste pas moins vrai qu’il change et qu’il peut même changer radicalement. La perte d’un sens comme celui de la vue et les étoiles disparaissent. Dès lors, n’est-ce pas contrairement à ce qu’affirme Bergson la puissance d’action qui compte ?
L’auteur lui-même précise que le corps intérieur n’est pas seulement présent, il est également agissant. L’action se mesure à la capacité à mouvoir d’autres corps. Or, n’est-ce pas elle qui me fait connaître mon corps ? Car, un corps que je meus n’est pas le mien. Un corps que je ne peux mouvoir marque les limites de ma puissance. Aussi a-t-on plutôt l’habitude de ne pas considérer les étoiles comme des parties de nous-mêmes car elles s’offrent à notre regard mais échappe à notre puissance. C’est pour cela que Bergson poursuit l’argumentation qui accorde le primat à l’action tout en marquant une certaine distance dans la mesure où il la rapporte à la pensée commune. Ce primat de l’action implique de limiter le corps humain à ce qu’il peut faire. Dès lors, sa place est limitée dans l’univers. On peut d’ailleurs à ce propos ajouter que mesurer à la puissance d’agir, le corps humain dépasse le corps biologique puisqu’il va impliquer tous les outils. Et Bergson aurait pu de nos jours voir que les fusées humaines s’apprêtent à aller jusqu’aux étoiles.
Or, Bergson rejette cette limitation de la place de l’homme quant à son corps à sa puissance physique. Il conserve l’idée que c’est la perception qui fait la place physique de l’homme dans l’univers. Pourquoi ? C’est que si on accepte l’idée que l’homme est plus que son corps biologique, si on étend un tant soit peu la notion de corps, dès lors, il n’y a aucune raison de négliger la perception. En effet, celle-ci n’est pas seulement une fonction de l’action. Dans sa dimension esthétique, la perception fait justement abstraction de l’action. Admirer le ciel étoilé, penser les étoiles comme des amis à l’instar du poète qu’Alain oppose à Pascal dans un Propos du 22 février 1908 (repris dans les Propos sur le bonheur, IV Neurasthénie), c’est percevoir pour percevoir.

En guise de conclusion, nous pouvons rappeler que le problème était de savoir si on peut refuser de limiter la place minime de l’homme que le sens commun accorde à l’homme. En ce sens, contrairement à ce que Freud soutient, l’homme ne s’attribue pas une place aussi centrale qu’il le prétend. En effet, on pense la place de l’homme comme infime. Tout au plus, on la gonfle de ce qu’il peut faire.

À l’opposé, on peut, à l’instar de Pascal, montrer que l’homme, ce « roseau pensant » est au moins grand par son esprit. Mais Bergson a voulu montrer que la perception permet d’interpréter tout autrement la place de l’homme dans l’univers. Libérer de l’action, elle donne à l’homme une place immense, non pas une place coextensive à l’univers qui reste une Idée, mais une très grande place par laquelle chacun se libère de ses limitations physiques, biologiques et technologiques. Nous avons vu qu’il fallait alors accorder à la relation esthétique aux choses la première place pour qu’il soit possible de dire sans absurdité que l’homme est physiquement présent jusqu’aux étoiles.

mercredi 18 mars 2015

L'inconscient - une dissertation sur le sujet : Puis-je invoquer l'inconscient sans ruiner la morale ?

Pour certains comportement humains, ceux qui semblent échapper au sujet et qui exigent une explication, il arrive qu’on invoque l’inconscient. N’est-ce pas ruiner la morale ?
En effet, la morale suppose que le sujet ait conscience de ses actes, qu’il en dispose, qu’il se détermine en connaissance de cause et qu’il le fasse librement. Invoquer l’inconscient, telle une puissance tutélaire, c’est donc en apparence ruiner la morale.
Pourtant, invoquer l’inconscient, un peu comme invoquer le diable dans la pensée religieuse, c’est reconnaître que le sujet ne se maîtrise pas entièrement, qu’il est sollicité, pour ne pas dire tenter. C’est donc lui donner les moyens d’arriver à la maîtrise de soi grâce à l’aide d’un autre. C’est lui éviter de présumer de sa force. Ce ne serait donc pas nécessairement ruiner la morale.
On peut donc se demander s’il est possible et à quelle conditions d’invoquer l’inconscient sans ruiner la morale.

Il n’y a de morale qui si le sujet est libre. Car, c’est parce qu’on estime que le sujet est capable de commencer l’action, autrement dit d’être l’auteur de ses actes, qu’on peut lui attribuer un qualificatif moral. Invoquer l’inconscient, c’est annuler cette liberté. Car, c’est assigner des causes à son action. En effet, le sujet serait agi par quelque chose. Autrement dit, invoquer l’inconscient, c’est récuser qu’il y ait un sujet. Car la liberté au sens du libre arbitre présuppose que la volonté soit un pouvoir d’affirmer ou de nier sans être déterminé par quelque cause que ce soit comme Descartes la définit dans la quatrième de ses Méditations métaphysiques et dans la Lettre au père Mesland du 9 février 1645.
C’est ainsi que lorsque Freud expose ses cas, il montre que ce qui fait penser ou agir le sujet est autre chose que ce qu’il croit. Le président d’une assemblée se trompe-t-il en disant que la séance est close alors qu’il voulait dire que la séance est ouverte, c’est qu’il y avait en lui un désir d’en finir qui a produit son propos à l’encontre de sa volonté. Selon un mot célèbre de l’Introduction à la psychanalyse (1917) il s’agit de montrer au moi « qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison » (chapitre 18).
En outre, le sujet se ferait des illusions sur ce qu’il croit faire. Les motifs de ses actions seraient en réalité différents de ses actions réelles. Il pourrait croire avoir agi pour le bien alors qu’il aurait agi de façon intéressée. C’est d’ailleurs une des raisons de l’opposition à la psychanalyse de Freud. Ainsi, Alain dans les Éléments de philosophie (livre II L’expérience méthodique, chapitre 16 Du mécanisme, note sur l’inconscient), considère que la notion même d’inconscient est une faute, puisqu’elle déresponsabilise l’individu. C’est un acte moral selon lui que d’affirmer qu’il n’y a que le sujet qui pense, donc qui est l’auteur de ses actes.
Cependant, il faut bien accepter qu’il y ait en l’homme de l’obscurité. On dit bien de certains hommes qu’ils sont inconscients des motifs de leurs actions lorsqu’ils sont sous l’emprise de l’alcool. On peut donc leur reprocher l’état dans lequel ils sont. Or, n’est-ce pas que l’inconscient remet en cause moins la liberté que la conscience qui permet de savoir ce qu’on fait et donc ruine par là même l’intention ?

Invoquer l’inconscient, c’est ruiner la morale, puisque c’est enlever à l’individu le fait d’agir en connaissance de cause, de penser et donc de savoir ce qu’il en est de ses actes. En effet, la morale suppose que l’individu sache ce qu’il fait. C’est à cette condition qu’on peut le juger coupable, innocent ou méritant. Si j’aide quelqu’un en l’absence de tout intérêt, je fais ce que je dois faire puisque je considère l’autre comme une fin et non simplement comme un moyen selon la formulation du devoir moral de Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). Pour cela, il faut que je sois conscient de ce que je fais. Sinon, cette aide que j’apporte, n’est-elle pas intéressée ? Ainsi les moralistes français du xvii° siècle comme La Rochefoucauld (1613-1680) dans ses Réflexions ou Sentences et Maximes morales (1665) dénonçaient-ils l’apparence de vertu masquant l’amour-propre comme mobile réel des actes de l’homme.
Or, si j’invoque l’inconscient, j’invoque quelque chose qui fait agir l’individu qu’il ignore : c’est donc aussi l’innocenter. En effet, si je prétends qu’il y a en l’autre ou en moi un inconscient, dès lors, j’ignore pourquoi j’agis. J’ignore même agir. Lorsque donc je commets quelque chose de mal, il n’est pas légitime de me punir ou de me le reprocher puisque j’ignorais ce que je faisais.
Il en va différemment de l’inconscience volontaire qu’on réprimande. En effet, elle consiste en ce que le sujet se met volontairement en état de ne pas être conscient. Soit il le fait par des moyens physiques, comme l’ivresse, soit il le fait en refusant de s’informer sur ce qu’il doit faire. Dès lors, loin de ruiner la morale, l’inconscience est une notion essentiellement morale : elle désigne le refus d’agir moralement, le refus de la réflexion comme Alain le soutient dans ses Définitions. L’inconscience s’oppose à l’inconscient qui est l’idée d’une source des pensées et actions du sujet qui échappe radicalement à sa conscience et l’amène à se méconnaître.
Néanmoins, il n’est pas possible d’invoquer l’inconscience pour rendre compte de l’impossibilité où est le sujet de comprendre certains de ses actes et de ses pensées. Dès lors, il semble nécessaire d’admettre l’hypothèse de l’inconscient pour arriver à cette compréhension. N’est-elle pas la condition pour que la morale soit effectivement possible ?

Si j’invoque l’inconscient, je ne ruine pas la morale car je me donne les moyens de comprendre ce qui empêche le sujet que je suis d’agir par lui-même. En effet, la morale exige que l’on doive agir, mais aussi qu’on puisse le faire. On ne reprochera pas à un prisonnier attaché de ne pas avoir fait quelque chose. Or, l’hypothèse de l’inconscient, c’est l’hypothèse que quelque chose se dérobe à ma conscience et qui me fait penser et agir d’une façon que je ne peux contrôler. Mais n’est-ce pas alors rendre impossible le devoir ?
Nullement, car le fait que nos pensées nous échappent montre simplement qu’il est présomptueux de croire que l’on a agi par devoir. C’est pour cela que Kant, qui fonde la morale sur la liberté du sujet, sur son autonomie radicale, accepte l’idée que nombre de nos pensées sont inconscientes dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798, livre premier De l’intelligence ou faculté de connaître, § V Des représentations dont nous n’avons pas conscience, traduction Tissot). Je dois respecter l’autre. Je dois le respecter en faisant abstraction de tout intérêt. Toutefois, j’ai peut-être eu un intérêt inconscient à le faire. Ce que je peux en conclure c’est que je ne peux jamais savoir si mon attitude est entièrement morale. Cela doit m’entraîner à me méfier de toute bonne conscience ou de toute conscience tranquille et m’inviter à toujours mieux scruter les motifs de mes actions. Ainsi peut-on admettre l’idée de pensées non conscientes comme Kant et défendre la possibilité de la morale. Mais n’est-on pas condamner avec l’idée d’inconscient à innocenter le sujet ?
Lorsqu’il y a maladie mentale où l’individu est totalement aliéné, il est innocenté moralement et juridiquement. Il doit être respecté comme sujet. Sinon le sujet est susceptible d’être conscient qu’il y a en lui quelque chose qui ne va pas. Tel est le cas des patients de Freud qui vont le voir justement parce qu’ils sont conscients que quelque chose leur échappe. Ainsi dans la psychanalyse freudienne selon la formule de Freud dans La technique psychanalytique, il s’agit « de rendre l’inconscient accessible au conscient » pour permettre à l’individu de retrouver un comportement normal. S’il le refuse, il est coupable. Il y a donc une dimension morale dans la thérapie. Invoquer l’inconscient, c’est donc tout au contraire, permettre au sujet de retrouver les conditions qui vont lui permettre d’agir moralement. C’est lui permettre d’accéder à ce qui le trouble ou au moins de donner un sens à ce qui le trouble pour qu’il puisse en tenir compte dans sa vie, notamment morale. Si j’invoque l’inconscient en ce sens, je rends possible la morale dans sa réalisation.

En un mot, le problème était de savoir si invoquer l’inconscient telle une puissance surnaturelle ne conduit pas à ruiner la morale. Car, elle repose sur l’idée de sujet, c’est-à-dire d’un être libre et conscient. L’inconscient ne peut remettre en cause la liberté du sujet, ni sa capacité à être conscient qu’en apparence. En situant dans l’inconscient certaines de ses actions, le sujet nie une fausse maîtrise et une conscience présomptueuse pour justement mieux se connaître et mieux agir.