La société permet aux hommes de satisfaire leurs
intérêts. De là à penser qu’ils ne vivent en société que par intérêt il y a un
pas qui ne va pas sans difficulté.
En effet, aucune société n’accepte vraiment que chaque
individu ne recherche que son intérêt. Au contraire, chacune exige
éventuellement que l’individu se sacrifie au bien commun. En outre, pour qu’il
soit possible de concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt,
il faut que la société soit le résultat des volontés de chacun de ses membres.
Or, n’est-elle pas un fait indépendant de la volonté individuelle, voire un
fait naturel ?
On peut donc se demander s’il est possible de
concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt ou bien si la société
est la condition pour qu’ils aient des intérêts.
En
effet, pour que l’on puisse dire que les hommes ne vivent en société que par
intérêt, c’est-à-dire en recherchant leur utilité propre, il faut que la
société soit le résultat d’une sorte de convention entre individus. Or, si la
société est un fait naturel, c’est plutôt elle qui permettrait aux hommes de
rechercher leur intérêt.
Qu’elle soit un fait naturel, c’est ce qu’Aristote a
tenté de démontrer dans sa Politique
(livre I, chapitre 2). En effet, la première forme d’association selon lui est
la famille composée des parents, des enfants et des biens. Celle-ci permet à
chacun de subvenir à ses besoins élémentaires. C’est pourquoi on ne peut dire
que l’enfant entre dans une famille par intérêt. C’est au contraire la famille
qui lui fournit les éléments nécessaires à sa survie. À plus forte raison pour
la seconde forme d’association qui est le village ou l’ethnos selon Aristote,
ce dernier terme se traduit par peuple ou nation. Réunion de plusieurs
familles, ou de plusieurs villages, elle se caractérise par la satisfaction de
besoins moins élémentaires et repose sur la division des tâches. Le forgeron
fournit les outils à l’agriculteur qui cultive le blé que prépare le boulanger,
et ainsi de suite. Certes, cette division des tâches pourrait être conçue comme
la pure recherche de l’intérêt. Toutefois, le village préexiste en un sens à la
division des tâches. C’est pourquoi de nombreuses sociétés la conçoivent comme
une émanation des dieux ou une loi intangible.
Enfin, la troisième forme d’association est la cité.
Elle se distingue de toutes les autres en ce qu’elle ne vise pas à satisfaire
les besoins élémentaires. Elle n’est pas liée aux intérêts des individus, mais vise
le bien vivre. Les citoyens, par l’usage de la parole, discutent et établissent
le juste et l’injuste, l’utile et le nuisible. Aussi, c’est non seulement parce
qu’elle présuppose que les intérêts de chacun soient d’abord satisfaits, mais
surtout parce qu’elle est la condition pour que chacun définisse ce qu’est son
intérêt et ce qu’est l’intérêt commun, soit l’utile individuel et l’utile pour
tous, que les citoyens ne vivent pas en cité par intérêt.
Toutefois, la cité ne regroupe pas strictement tous
ceux qui en sont membres. Sont citoyens au sens propre ceux qui participent aux
décisions, le peuple dans les démocraties, le petit nombre des riches dans les
oligarchies, voire le roi dans les monarchies. Or, les autres, citoyens
passifs, femmes ou esclaves, œuvrent et travaillent pour les citoyens. Aussi,
n’est-ce pas pour leur intérêt que les Grecs ou les Romains ont constitué des
cités ? N’était-ce pas pour se libérer du travail comme l’a indiqué Hannah
Arendt dans Condition de l’homme moderne
(1958) que les anciens ont constitué des cités ? Le désintéressement
apparent du citoyen antique ne se manifeste-t-il pas le mieux dans la guerre
qui lui permet de trouver butin et esclaves ?
Aussi peut-on avec Hobbes dans Le Citoyen (1642) (cf. Section première La liberté, chapitre
premier De l’état des hommes hors de la société civile) refuser d’admettre la
thèse selon laquelle l’homme est un animal politique. En effet, comment
expliquer alors que les hommes s’affrontent ? S’il y avait une sociabilité
naturelle, il n’y a aucune raison pour laquelle les hommes préféreraient ceux qui
vivent dans la même société que le premier homme venu. Aussi, les guerres entre
différentes sociétés comme les guerres civiles montrent-elles qu’ « un homme est aussi un loup à un autre homme »
selon l’Épitre dédicatoire à monseigneur le comte de Devonshire de son ouvrage Le Citoyen (Hobbes reprend le mot du
poète comique latin Plaute [~254-184 av. J.-C.] dans sa Comédies des ânes).
Dira-t-on avec Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion (1932), que la nature a
destiné les hommes à vivre en de petites sociétés analogues aux sociétés
primitives et que donc la guerre est naturelle comme cette sociabilité
première ? On ne peut comprendre comment la nature a également permis que
les hommes quittent cette situation originale, sauf à attribuer à la nature des
intentions chaque fois que l’on trouve un fait, ce qui n’avance guère. Mais
comment les hommes pourraient vivre en société par simple intérêt quand
celui-ci leur conseillera aussi bien de nuire aux autres par intérêt ?
On peut certes concevoir la division du travail au
sens large, c’est-à-dire la division des tâches, si par tâche on entend une
activité qui donne lieu à un produit fini comme le pain du boulanger ou la
récolte de pommes de terre du paysan, voire la division du travail au sens étroit,
c’est-à-dire la réalisation par différents individus comme le principe qui
permet d’accorder les intérêts divergents des uns et des autres. Si Platon,
dans le livre II de La République
(369b-372d) concevait la division des tâches comme résultant de l’impossibilité
pour chacun de se suffire à lui-même, c’est-à-dire comme manifestant le
caractère nécessairement social de la vie humaine, Adam Smith (1723-1790),
continuateur de son ami David Hume dans ses Recherches
sur la nature et les causes de la richesse des nations, voyait dans un
calcul d’intérêt l’origine de la division du travail au sens large [« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher,
du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien
du soin qu’ils apportent à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce
n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur
avantage. » écrivait Adam Smith dans sa Recherches sur la nature et les causes de la richesses des nations,
livre premier, chapitre 2 Du principe qui donne lieu à la division du travail].
Mais si un tel calcul d’intérêt était le principe universel de la division du
travail, il n’y aurait ni vol à l’intérieur de la même société, ni guerre. Le
père de l’économie est ici victime de l’illusion de la pensée libérale selon
laquelle le commerce suffit à unir les hommes. Entendu donc en ce sens, les
hommes n’ont aucun intérêt à vivre en société.
Pourtant, si avec Hobbes, on admet que hors de toute
société, les hommes par avidité et désir de puissance ne peuvent qu’être dans
un état de guerre, alors, il est paradoxalement possible de comprendre comment
ils peuvent, par intérêt, vivre en société. En effet, si chacun désire ce que
les autres possèdent, chacun craint la mort. Or, l’état de guerre est un état
où chacun est certes libre de faire tout ce qu’il veut, mais où il ne peut rien
faire véritablement, puisque toute entreprise est menacée de destruction, à
commencer par la simple conservation de la vie. Aussi, lorsque Hobbes compare
dans Le Citoyen (section deuxième
L’empire, chapitre X) l’état de nature à la vie civile, il ne peut que mettre
en relief les avantages de celle-ci avec les inconvénients de celle-là. La
condition donc pour que les hommes entrent en société est qu’ils s’accordent,
par une sorte de pacte, pour transférer tout leur pouvoir à un homme ou une
assemblée qui les gouvernera. C’est donc par un calcul d’intérêt, le plus
souvent implicite, qui amène les hommes à respecter le pouvoir politique,
c’est-à-dire qui s’occupe de l’intérêt général.
Il
n’en reste pas moins vrai que cette conception du pacte présuppose ce qui est
en question. En effet, pour faire un pacte avec un autre, encore faut-il s’être
mis d’accord avec lui, ce qui suppose un pacte, et ainsi de suite à l’infini.
En effet, comment les hommes, s’ils ne vivaient en société pourraient-ils avoir
l’idée de pacte. Telle est l’objection que Rousseau adressait à tous ceux qui
projetaient dans l’état de nature des notions qui n’ont de sens que social. En
outre, comme Hume l’avait remarqué, comment se formerait l’obligation de
respecter le pacte si le gouvernement n’existait pas déjà (cf. « Du
contrat originel », in 4 Essais politiques, T.E.R., 1981). Le pacte ne
peut donc expliquer la naissance d’un État ou société civile pour employer le
terme du XVII° siècle (Le terme société civile est synonyme d’Etat au XVII°
siècle et encore au XVIII° dans les théories du « contrat social ».
C’est sous l’influence du libéralisme économique dont Hume fut un précurseur et
Adam Smith le chantre que la société civile s’oppose à l’Etat depuis la
deuxième moitié du XVIII° siècle comme la sphère de l’économie et du social,
autrement dit du marché, à la sphère de l’Etat. Cette opposition sera
conceptualisée par Hegel (1770-1830) dans les Principes de la philosophie du droit].
Si
donc la société n’est pas naturelle et si elle ne peut s’expliquer par un
calcul d’intérêt ou un pacte, comment donc comprendre que les hommes vivent en
société ?
Toute
tentative de dériver la société de l’individu se heurte à un cercle,
c’est-à-dire qu’il faut la présupposer. C’est finalement ce qui donne
rétrospectivement sa force à la thèse d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal politique »,
entendu comme signifiant le caractère nécessaire social de l’homme, même si l’on
déforme par-là même quelque peu la pensée du Philosophe. Mais comme les hommes
ne s’intègrent jamais à la vie sociale comme les hyménoptères, considérer que
la société résulte d’une association en quelque sorte volontaire est une
tentative toujours légitime.
Pour
concilier ce qui semble inconciliable, il faut considérer à la fois la société
comme première et l’homme comme étant en un sens indépendant de la vie sociale.
Tel est le sens de la notion de condition humaine. Comme Sartre la définit,
notamment dans L’existentialisme est un
humanisme, la condition humaine s’entend de tout ce qui en l’homme est
universel et a à la fois une face objective et une face subjective. La société
peut ainsi se concevoir.
En
effet, tout homme naît dans une société et si sans hommes au sens d’individus
il ne peut y avoir de société, il faut donc concevoir qu’établir des relations
avec les autres appartient à l’humaine condition de la même façon que le
langage qui en est la condition. Aussi, en reprenant les analyses d’Aristote
peut-on dire qu’il n’y a pas d’hommes qui ne naissent dans une famille ou qui
n’appartiennent à une communauté d’échanges.
Toutefois,
cette vie sociale, chaque homme peut la refuser ou l’accepter, voire tenter de
la tourner à son profit. C’est la raison pour laquelle Kant attribuait à la
nature de l’homme une insociable sociabilité dans la Quatrième proposition de son
Idée d’une histoire universelle d’un
point de vue cosmopolitique. C’est en ce sens qu’il est toujours possible
aux hommes de vivre en société par intérêt. Ce peut être même un projet social
et politique de ne vivre en société que par intérêt, et tel est le cas du
libéralisme qui, sur quasiment toute la planète maintenant, constitue le projet
des sociétés modernes. Mais cette possibilité tient au fait que la société
appartient à la condition humaine, et non à une nature humaine qui ferait que
les hommes spontanément feraient un calcul d’intérêt. Ce n’est donc jamais
seulement par intérêt que les hommes vivent en société.
On
peut donc dire que dans la mesure où la société ne peut être considérée
simplement comme un fait naturel, sans quoi il n’y aurait entre les hommes
aucun affrontement ou alors il faudrait attribuer à la nature des tendances
contradictoires, il n’est pas interdit de penser que les hommes ne vivent en
société que par intérêt.
Toutefois,
nous avons vu qu’il faut alors supposer un calcul d’intérêt, soit pour la
constitution d’un marché à la façon du libéralisme, soit pour la constitution
de l’État pour la pensée politique de Hobbes. Or, dans tous les cas, un tel
calcul d’intérêt présuppose ce qui est en question, à savoir l’existence de la
société.
Aussi
est-il apparu que la société appartient à la condition humaine, raison pour
laquelle les hommes vivent obligatoirement en société, mais raison également
pour laquelle ils peuvent chercher à faire de la société un simple moyen pour
satisfaire leurs intérêts, voire, comme dans nos modernes sociétés, s’accorder
sur le projet collectif de ne considérer la société que comme un grand marche
mondial.