Sujet.
Je me suis quelquefois proposé un doute :
savoir, s’il est mieux d’être gai et content, en imaginant les biens qu’on
possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne
s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération
et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on
devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne
douterais point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce
pût être, et j’approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs
dans le vin ou les étourdissent avec du pétun (1). Mais (…) voyant que c’est
une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à
notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et
avoir plus de connaissance. (…) Ainsi je n’approuve point qu’on tâche à se
tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir
qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant
une amertume intérieure en s’apercevant qu’ils sont faux.
Descartes, Lettre à
Elisabeth du 6 octobre 1645.
(1) pétun : tabac.
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui
sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas
indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié
dans son ensemble.
Questions
1) Dégagez l’idée essentielle et
les étapes de l’argumentation.
2) Expliquez :
a) « Si je pensais que le
souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher de se
rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être » ;
b) « car tout le plaisir qui
en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant
une amertume intérieure, en s’apercevant qu’ils sont faux ».
3) Le désir du bonheur est-il
compatible avec la recherche de la vérité ?
Corrigé
[Ce texte est extrait d’une des nombreuses lettres de Descartes à la
princesse Elisabeth qui est devenue une de ses correspondants principale à
partir de 1643. Elle l’a amené à préciser ses pensées sur de nombreux points,
notamment sur les questions morales.]
Les hommes
désirent être heureux. Le bonheur est peut-être leur fin ultime. Mais comment l’obtenir ?
Faut-il chercher les plaisirs quels qu’ils soient ou bien faut-il préférer une
recherche rationnelle des biens ? Tel est le problème dont traite
Descartes dans cet extrait de sa lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645.
1) Dégagez
l’idée essentielle et les étapes de l’argumentation.
Descartes veut montrer que la connaissance du vrai
concourt plus au bonheur que la recherche du plaisir.
Il commence
par poser le problème en énonçant une alternative. La première hypothèse est
celle de savoir s’il vaut mieux être dans l’erreur quant aux biens que l’on
possède et satisfait. Il en déduit que cela suppose l’ignorance ou de ne pas
rechercher les biens qui nous manquent. La seconde consiste dans la
connaissance de la vérité quant à la valeur de chacun des biens que nous
possédons. À quoi il ajoute qu’une telle connaissance pourrait nous rendre
triste, c’est-à-dire mécontent de notre sort.
Il émet
ensuite la supposition selon laquelle le souverain bien est la joie. Dans ce
cas, il en déduit qu’il approuverait que l’on cherche à se rendre joyeux, quels
que soient les moyens, notamment par l’usage de substances qui tels l’alcool et
le tabac sont sources à la fois de satisfactions passagères et d’illusions.
À quoi il
oppose que la vérité est un bien supérieur à l’ignorance dans tous les cas, y
compris quand elle va à notre encontre. Il en tire comme conséquence qu’il est
préférable d’être gai et avoir plus de connaissance.
Enfin, il
réfute l’idée d’une recherche volontaire de plaisirs illusoires. La raison
qu’il en donne c’est qu’ils ne touchent que la surface de l’âme puisque la
connaissance de l’illusion conduit à une profonde insatisfaction.
2)
Expliquez :
Lorsque Descartes
écrit « Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais
point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût
être », il suppose que le souverain bien est la joie. Il faut comprendre
par souverain bien le bien suprême, c’est-à-dire le bien en vue duquel tout
s’ordonne et le bien supérieur à tous les autres. Dans cette supposition, il en
tire la conséquence logique, à savoir qu’il faut faire tout ce qui est possible
pour être joyeux. La précision « à quelque prix que ce pût être »
indique qu’une fois la joie ou le plaisir posé comme bien suprême, il n’est pas
cohérent de refuser quoi que ce soit qui donne du plaisir. Au delà des exemples
de l’alcool et du tabac, Descartes laisse entendre que toutes les actions
seraient licites, même celles qui sont le plus contraire à la morale.
Lorsque l’auteur
écrit « car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la
superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure, en
s’apercevant qu’ils sont faux », il explique pourquoi chercher à se donner
du plaisir en s’illusionnant, c’est finalement ne même pas se donner du
plaisir. C’est qu’en effet, un tel plaisir peut avoir un effet sur l’âme, mais
il ne peut selon lui qu’être superficiel car, lorsqu’on cherche volontairement
à s’illusionner, comme dans le cas du tabac et de l’alcool, il est clair qu’on
sait en même temps qu’on le fait et dès lors la satisfaction est contrebalancée
par une tristesse intérieure ici nommée « amertume ».
3) Le désir du bonheur est-il
compatible avec la recherche de la vérité ?
On peut penser
que le désir du bonheur, c’est-à-dire l’aspiration à la plus grande
satisfaction possible, est ancré en tout homme. Il semble s’opposer à la
recherche de la vérité puisque celle-ci présuppose qu’on ne connaisse pas la
vérité et surtout qu’on fasse des efforts pour la trouver.
Pourtant, le
désir du bonheur est susceptible de nous amener à chercher ce qui permettrait
en vérité de le contenter.
Dès lors on
peut se demander si le désir du bonheur et la recherche de la vérité sont
compatibles.
C’est que si
par bonheur on entend une satisfaction purement physique, un accomplissement de
tous les désirs, il n’est pas du tout évident que la recherche de la vérité
puisse être compatible avec le bonheur. C’est qu’en effet, rechercher la vérité
c’est savoir qu’on ne la connaît pas, c’est-à-dire être dans le doute. Or,
celui-ci est un état d’insatisfaction. Ce n’est donc pas pour rien que nombre
d’hommes tentent de s’oublier de façon purement artificielle puisque
s’interroger, c’est aussi découvrir ses propres manques.
En outre, le
désir du bonheur vise à être immédiatement satisfait alors que la recherche de
la vérité implique que l’on mette à l’épreuve des hypothèses sans être assuré
de la découvrir. Il y a là un long chemin semé d’embûches et donc nombre d’insatisfactions.
Enfin, la
recherche de la vérité implique que l’on sacrifie tous les plaisirs pour
atteindre un but dont on ignore s’il peut être satisfait. Aussi le poète et
écrivain allemand Goethe (1749-1832) a-t-il représenté dans le personnage de
Faust (1808) le type même du chercheur de la vérité profondément insatisfait et
qui vend son âme au diable pour enfin connaître le bonheur.
Pourtant, le
désir du bonheur implique de trouver de vraies satisfactions, sinon, il
faudrait poser qu’il est compatible avec l’illusion. Or, n’est-il pas clair
qu’une illusion ne peut produire de plaisir que si on ne la connaît pas comme
illusion ? N’est-ce pas pour cela que souvent celui qui vivait dans
l’illusion est déçue lorsqu’il y a doute ? Autrement dit, le désir du
bonheur implique un certain rapport à la vérité de sorte qu’on ne peut
simplement opposer recherche de la vérité et désir du bonheur.
C’est que si
nous désirons le bonheur, nous ne savons pas exactement ce qu’il est. Les
plaisirs des sens sont éphémères et s’ils nous suffisaient pour être heureux,
nous ne tenterions pas de les augmenter ou de les modifier. Même la recherche
de plaisirs illusoires montre que le désir du bonheur chez l’homme n’est pas
enfermé dans des limites naturelles. S’il est vrai qu’on prétend souvent à
l’instar des épicuriens qu’il ne faut satisfaire que les désirs naturels et
nécessaires pour être heureux, toujours est-il que la nécessité de cette
prescription montre que les hommes la dépassent toujours.
Dès lors il
faut bien rechercher la vérité pour savoir comment être heureux. Et même si
pendant cette recherche, le bonheur n’apparaît pas, il n’en reste pas moins
vrai qu’on se défait par là de fausses idées, d’illusions. La recherche de la
vérité est donc le moyen de se débarrasser des préjugés qui nous encombrent et
qui nous donnant de fausses idées font que nous sommes bien souvent déçus par
les plaisirs factices que la société, surtout la société de consommation nous
propose.
D’ailleurs, le
doute volontaire doit être distingué du doute qui provient d’une déception.
Celui-ci nous surprend alors que celui-là nous montre la force de notre esprit.
Par conséquent, loin d’être source d’insatisfaction il implique une forme de
plaisir. Car c’est là exercer notre raison dont c’est la vérité est l’aliment.
Si nous étions des animaux, nous pourrions nous contenter des simples plaisirs
des sens. Loin d’être une souffrance, la recherche de la vérité donne donc des
satisfactions solides, analogues à celles qu’éprouvent le corps dans l’exercice
physique.
En un mot, non
seulement il est apparu que l’opposition entre la recherche de la vérité et le
désir du bonheur ne reposait que sur l’illusion que l’homme pourrait se
contenter des simples plaisirs physiques, mais il est également apparu que la
recherche de la vérité constituait en elle-même la source d’un plaisir, à
savoir satisfaire les exigences de notre raison. On peut donc dire qu’il n’y a
pas d’incompatibilité entre le désir du bonheur et la recherche de la vérité.
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