Expliquer le texte suivant :
Il me paraît donc vraisemblable que la conscience,
originellement immanente à tout ce qui vit, s’endort là où il n’y a plus de
mouvement spontané, et s’exalte quand la vie appuie vers l’activité libre.
Chacun de nous a d’ailleurs pu vérifier cette loi sur lui-même. Qu’arrive-t-il
quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir automatique ?
La conscience s’en retire. Dans l’apprentissage d’un exercice, par exemple,
nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous
exécutons, parce qu’il vient de nous, parce qu’il résulte d’une décision et
implique un choix, puis, à mesure que ces mouvements s’enchaînent davantage
entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns des autres, nous
dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons
diminue et disparaît. Quels sont, d’autre part, les moments où notre conscience
atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise
intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous
sentons que notre avenir sera ce que nous l’aurons fait ? Les variations
d’intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus
ou moins considérable de choix ou, si voulez, de création, que nous distribuons
sur notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en
général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience
est synonyme de choix.
Bergson, La conscience et la vie (1919)
La connaissance de la doctrine de
l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende
compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est
question.
Corrigé
[« La conscience et la
vie » est le premier chapitre de L’énergie spirituelle, un recueil de
textes, que Bergson a publié en 1919. Il s’agit de la reprise améliorée d’une
conférence prononcée le 29 mai 1911 sous le titre « Life and Consciousness »
à l’université de Birmingham.]
Si
nous sommes conscients et pouvons être conscients de l’être, nous ne pouvons
être conscients de la conscience des autres. Jusqu’où s’étend donc la
conscience ? Se limite-t-elle à l’homme ou bien faut-il penser que les
autres êtres vivants aussi sont conscients ?
Tel est le problème que résout Bergson dans cet
extrait de La conscience et la vie
publié en 1919. Le philosophe veut montrer que la conscience peut être
attribuée à tous les vivants, bref, qu’elle appartient à la vie. Pour cela il
analyse la conscience en nous pour montrer comment il est possible qu’un vivant
qui semble plutôt inerte peut être réputé doué d’une conscience endormie ou
potentielle.
Or, la conscience n’est-elle pas plutôt la vigilance même ?
Dès lors, ne doit-on pas restreindre à l’homme, voire à l’homme libre, la
conscience ? On s’interrogera d’abord sur la thèse générale de Bergson
selon laquelle conscience et vie sont intimement mêlées. On examinera ensuite
la preuve de l’endormissement de la conscience en nous. Enfin, on déterminera
dans quelle mesure la conscience peut se définir par la liberté.
La thèse de Bergson se présente au début de l’extrait
comme une conséquence. Mais elle n’est pas affirmée. Elle est simplement donnée
comme vraisemblable. Pourquoi ? D’abord, comme l’auteur affirme que tout
ce qui vit est conscient, la prudence paraît de rigueur. En effet, attribuer
une conscience à l’homme paraît plausible dans la mesure où les autres hommes
se comportent comme moi. L’attribuer aux bêtes au sens du xviii° siècle paraît difficile, surtout
celles dont le comportement est le plus stéréotypé. C’est plutôt par
l’instinct, c’est-à-dire à un comportement inné, spécifique et automatique
qu’on a tendance à expliquer leurs actes. On peut aller jusqu’à considérer que
l’instinct est un automatisme équivalent à celui d’une machine ou d’un automate
comme Descartes le fait dans la Lettre au
marquis de Newcastle du 23 novembre 1646. L’attribuer à tous les vivants
paraît donc au contraire assez invraisemblable. La conscience du chêne ou celle
de l’huître ne paraît pas évidente.
Le deuxième aspect de la thèse est que la conscience
appartient à la vie dès l’origine. Or, dans une perspective évolutionniste,
cela voudrait dire que les premiers êtres vivants, vraisemblablement des êtres
unicellulaires, auraient été doués de conscience. Il est clair que la
conscience ne laissant guère de traces en tant que telle ou plutôt comme les
traces que nous avons d’une conscience sont humaines, comme les outils, les
peintures rupestres ou les sculptures, une telle thèse ne peut être affirmée
que de façon hypothétique.
Si on s’enquiert maintenant de la thèse elle-même,
elle paraît être une forme d’évolution. En effet, Bergson affirme que la
conscience s’endort, ce qui présuppose qu’elle ait été d’abord éveillée. Et la
condition pour qu’elle semble disparue et qu’elle reste une pure puissance est
l’absence de mouvement spontané. Il faut entendre par là un mouvement qui ne
résulte pas d’une cause antérieure qui le détermine strictement même si ce
mouvement n’est pas le fruit d’une réflexion. Tel est le cas des plantes qu’on
peut définir grossièrement comme des vivants incapables de se mouvoir à la
différence des animaux dont c’est le caractère apparent. D’où le deuxième
aspect de la thèse, à savoir que la conscience est d’autant plus vive que la
vie se tourne du côté de l’activité libre. Ce qui revient à dire que c’est la
vie elle-même qui, étant conscience, se distribue en vivants peu conscients et
en vivants chez lesquels la conscience est plus importante.
Une telle thèse que l’auteur appelle loi parce qu’elle
exprime une variation corrélative paraît non seulement peu vraisemblable, mais
elle paraît invérifiable. Pourtant, c’est bien ce que se propose Bergson, à
savoir que chacun la vérifie sur lui-même. Autrement dit, le mouvement de
conscience qu’il attribue à la vie, peut être perçu dans notre propre vie avec
donc un double rythme de vivacité et d’endormissement.
En effet, si je puis montrer qu’en moi la conscience
est plus ou moins vive en fonction des choix que j’effectue et des actes qui en
résultent, alors, il ne paraîtra plus invraisemblable que tel est hors de moi
le fonctionnement de la vie. Aussi Bergson, pour montrer que la conscience en
nous a pour fonction de nous faire choisir des comportements qui deviennent
ensuite des actes sans conscience, prend-il l’exemple de l’apprentissage d’un
exercice. Lorsque nous commençons à apprendre nous sommes conscients de chaque
mouvement parce que c’est nous qui le choisissons. Puis dans un second temps
explique Bergson, cette conscience va disparaître au fur et à mesure que les
mouvements s’enchaînent mécaniquement, c’est-à-dire tel qu’un mouvement en
provoque un autre. Dès lors, l’acte devenu automatique est l’analogue de
l’instinct animal, voire de la vitalité de la plante. La vie aurait donc choisi
des formes d’automatismes chez nombre de vivants. Or, cette explication n’est
pas fausse mais elle néglige deux points.
D’une part, il est clair que si nous sommes conscients
de chaque mouvement que nous faisons au début, nous ne sommes pas conscients du
processus biologique qui le rend possible puisque nous ne sommes pas tous
biologistes. Je puis commander ou croire commander à ma jambe de se plier sans
savoir comment les os, les muscles, etc. exécute cet ordre. Par conséquent, le
vital en tant que tel ne paraît pas choisi. D’autre part, la conscience, si
elle est moins attentive à chacun des gestes qui constitue ce qu’on peut
appeler une habitude, reste attentive à l’action elle-même lorsqu’elle est mise
en œuvre sans quoi l’automatisme dégénère. Un pianiste ne peut rêver pendant
qu’il joue : c’est la série de fausses notes assurées. Ainsi, s’il n’est
pas évident que la conscience soit liée au vital en tant qu’il est automatique,
est-ce à dire que la conscience manifeste le choix ?
En effet, Bergson interroge le destinataire de son
texte pour qu’il entre en lui-même et examine quand la conscience est la plus
vive. C’est selon l’auteur lorsqu’il y a crise, c’est-à-dire lorsque nous avons
à choisir entre plusieurs partis. On peut définir la réflexion comme étant
cette forme de conscience où nous nous représentons plusieurs possibilités et
la distinguer de la conscience spontanée où le choix se fait sans examiner d’alternative.
Cette vivacité la plus haute tiendrait à ce que nous avons le sentiment que
notre avenir sera le nôtre. Bergson en déduit que l’intensité de la conscience
est fonction de la quantité de choix qu’il y a dans nos actes. Ce qui montre qu’il
s’agit bien d’actes, c’est qu’il parle de créations et non simplement de
représentations. Et une création, c’est un acte nouveau dont on ne peut rendre
compte par ce qui existait jusque là. Il généralise son analyse à toute
conscience. Ce qui revient donc à dire qu’un animal qui aurait à choisir aurait
une conscience vive et tel fut le cas à l’origine de la vie. Cela reviendrait à
dire que la conscience est vive dans la vie lorsqu’elle a à choisir de créer
telle ou telle espèce et qu’elle s’endort dans les automatismes de l’espèce qu’elle
a montés. Mais comment comprendre cette vivacité de notre conscience ?
Si c’est lorsque nous avons à choisir entre plusieurs
possibilités, il faudrait admettre qu’elle est d’autant plus vive que nous sommes
indifférents au sens défini par Descartes dans sa Lettre au père Mesland du 9 février 1645, à savoir lorsque deux
partis contraires nous motivent tout autant. Dès qu’on aurait choisi la
conscience diminuerait. Pourtant on peut penser avec Descartes que la
conscience n’est pas moins vive lorsqu’on sait quel parti choisir. En effet, si
on est libre, on décide. Qu’on sache ou non, la conscience n’est pas moins
vive. Au contraire, qui agit sur la base de ses habitudes peut avoir une vive
conscience de ce qu’il va faire. Un sportif qui s’est longtemps entraîné n’est
pas conscient de chaque mouvement des gestes automatiques qu’il a acquis. Il n’en
reste pas moins vrai qu’il a une vive conscience de ce qu’il fait et de l’usage
des automatismes qu’il met en œuvre. Si donc on conteste cette thèse sur la
vivacité de la conscience de Bergson, on doit donc remettre en doute son
analogie entre la conscience humaine et la vie humaine et la vie des autres
vivants et la conscience qu’il leur attribue.
Enfin, Bergson, précisant que la conscience étant
mémoire d’une part et anticipation d’autre part, la définit par le choix. Faut-il
comprendre que la mémoire et l’anticipation rendent possibles le choix ou l’inverse ?
Il y a bien un lien entre la conscience et la mémoire. Pour qu’il y ait mémoire
au sens propre, c’est-à-dire représentation de ce qu’on a vécu, il faut être
conscient d’avoir vécu mais également d’avoir été conscient. Ainsi la mémoire
présuppose la conscience et non l’inverse. Sauf si par mémoire on entend
seulement la rétention de ce qui est vécu. Alors la mémoire est une condition
de la conscience mais est indépendante d’elle. Il en va à plus forte raison de
même de l’anticipation. Elle présuppose sous la forme d’une représentation de l’avenir
la conscience. Sauf si on entend par là une image de l’avenir qui se formerait
indépendamment de la conscience. Aussi le choix, s’il appartient à la conscience,
ne peut être lié de façon simple à la mémoire et à l’anticipation. Et si la
conscience est choix, elle doit toujours choisir. Une conscience endormie ne
choisirait pas, ce qui contredit la définition proposée. Comment une conscience
endormie pourrait-elle s’éveiller ? Ne faut-il pas bien plutôt que la vie
soit indépendante de la conscience pour que celle-ci apparaisse dans certaines
conditions spéciales ?
Disons pour finir que Bergson s’interroge dans cet
extrait de La conscience et la vie
sur l’extension de la conscience : se limite-t-elle à l’homme ou bien
peut-on l’attribuer aux autres êtres vivants. Il a voulu montrer qu’il était
possible de soutenir que la conscience est plus ou moins intense en tout être
vivant en fonction du choix qu’il met dans ses actions. Il est apparu que la
vérification que propose Bergson ne va pas de soi. Car si nous sommes capables
de contracter des habitudes, la conscience ne s’endort à proprement parler
jamais. Si elle réside dans le choix, il est toujours le même. Dès lors, peut-être
faudrait-il plutôt penser que la vie est une condition de la conscience et dès
lors faudrait-il que l’analogie qui nous permet de l’attribuer aux autres
hommes soit strictement définie pour l’attribuer aussi à certains êtres
vivants, voire à tous.
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