Sujet
Lorsque, dans les matières qui se fondent sur l’expérience et le témoignage, nous bâtissons notre connaissance sur l’autorité d’autrui, nous ne nous rendons ainsi coupables d’aucun préjugé ; car, dans ce genre de choses, puisque nous ne pouvons faire nous-mêmes l’expérience de tout ni le comprendre par notre propre intelligence, il faut bien que l’autorité de la personne soit le fondement de nos jugements. – Mais lorsque nous faisons de l’autorité d’autrui le fondement de notre assentiment (1) à l’égard de connaissances rationnelles, alors nous admettons ces connaissances comme simple préjugé. Car c’est de façon anonyme que valent les vérités rationnelles ; il ne s’agit pas alors de demander : qui a dit cela ? mais bien qu’a-t-il dit ? Peu importe si une connaissance a une noble origine ; le penchant à suivre l’autorité des grands hommes n’en est pas moins très répandu tant à cause de la faiblesse des lumières personnelles que par désir d’imiter ce qui nous est présenté comme grand.
Kant, Logique (1800)
(1) Donner son assentiment :
approuver et tenir pour vrai.
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux
questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre
rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que
le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.
Questions
1.
a) Le texte est construit à
partir d’une distinction. À quelle thèse conduit-elle ?
b) Analysez les étapes de
l’argumentation.
2. Expliquez :
a) « nous ne nous rendons
ainsi coupables d’aucun préjugé » et « alors nous admettons ces
connaissances comme simple préjugé » ;
b) « c’est de façon anonyme
que valent les vérités rationnelles »
3. Quand on cherche la vérité,
faut-il rejeter l’autorité d’autrui ?
Corrigé
Préjuger,
c’est souvent juger en s’appuyant sur ce que d’autres ont pensé. Mais ne
faut-il pas dans certaines circonstances s’appuyer sur autrui ? Telle est
la question à laquelle répond ce texte de Kant extrait de son ouvrage intitulé,
Logique. L’auteur veut montrer qu’il
n’y pas de préjugés lorsque la connaissance est empirique ou repose sur le
témoignage, bref lorsqu’il s’agit de connaissances historiques au sens large
mais seulement s’il s’agit d’une connaissance rationnelle.
Néanmoins, qui
recherche la vérité, doit tout examiner sous peine de ne pas connaître mais de
simplement croire. Aussi peut-on se demander s’il faut, lorsqu’on cherche la
vérité, rejeter l’autorité d’autrui dans tous les domaines ?
Kant commence par traiter des disciplines
dont les connaissances sont prouvées par l’expérience personnelle et le
témoignage. On peut donner comme exemples pour illustrer sa pensée, l’ethnologie
qui étudie les peuples sans écriture ou l’histoire ou encore la géographie. On
peut nommer historiques au sens large ce domaine. Il est possible d’y faire
confiance aux autres sans préjuger, c’est-à-dire sans juger avant d’avoir
réfléchi. C’est ce que veut dire Kant lorsqu’il écrit : « nous ne
nous rendons ainsi coupables d’aucun préjugé ». Il veut dire qu’à la
condition d’accepter la compétence de qui a fait une expérience que seul il
pouvait faire ou d’accepter un témoignage, notre jugement n’est pas irréfléchi quoiqu’il
ne provienne pas de nous. Un préjugé étant un jugement que nous émettons sans réfléchir
personnellement, ne pas faire usage de sa raison est une faute. Mais, où nous
ne pouvons user de notre raison, faute d’expérience personnelle, nous ne sommes
pas coupables de préjuger en acceptant ce que des hommes compétents nous font
connaître. Or, ne risque-t-on pas si on cherche la vérité d’être induit en
erreur ? Comment savoir qu’un témoignage est vrai ?
Si le témoin est intéressé à l’affaire sur
laquelle il témoigne, il n’est pas possible de lui faire simplement confiance
car il est à la fois l’acteur et celui qui juge de ses propres actes. Dès lors,
il faut confronter son témoignage avec d’autres pour se faire une opinion qui
ne soit pas un simple préjugé. Si le témoin est désintéressé, il est possible
de faire confiance en autrui. Mais il faut également que ce dont il témoigne
soit plausible. Prenons le cas des récits de miracles. Par définition, un
miracle est un fait qui contredit ce qui doit arriver naturellement. Or, ce qui
rend le témoignage incroyable, c’est qu’il est contraire à ce que la raison
prescrit comme possible. Aussi, est-il nécessaire de faire usage de sa raison,
même lorsque le témoignage porte sur quelque chose dont nous n’avons pu faire
l’expérience afin de pouvoir faire confiance en autrui. Sinon, tous les
témoignages devraient être crus : ce qui serait absurde puisqu’ils se
contredisent. Qu’en est-il alors du domaine de la raison ?
Kant oppose dans un second temps au domaine
des connaissances historiques le domaine des connaissances rationnelles,
c’est-à-dire celui où la raison est la source de la démonstration. On peut donner
des exemples pour illustrer la pensée de l’auteur : les mathématiques, la
physique ou encore la philosophie. Dans ce domaine, faire confiance en l’autre
pour admettre une connaissance aurait pour conséquence de préjuger. Kant en
propose la conséquence suivante : « alors nous admettons ces
connaissances comme simple préjugé ». Cela signifie que dans le cas des
connaissances rationnelles, le fait de ne pas utiliser sa propre raison et de
faire confiance aux savants les transforme en un simple préjugé puisque nous ne
les repensons pas. En effet, ce qui fait le préjugé, ce n’est pas le contenu du
jugement, mais l’attitude de celui qui lui donne son assentiment, c’est-à-dire
qui le tient pour vrai. Or, une connaissance, par exemple « La Terre est ronde » ou
bien « la loi de la chute des corps » est un préjugé pour celui qui
l’admet sans user de sa raison pour la comprendre.
Kant en donne comme raison qu’une
connaissance rationnelle ne peut être admise sur la simple autorité d’une
personne qui passe pour compétente. Les vérités rationnelles, c’est-à-dire qui
sont démontrées grâce à la raison, ont une valeur quelle que soit la personne
qui les a découvertes. C’est pourquoi Kant écrit que « c’est de façon anonyme que valent les vérités
rationnelles ». On peut donner
comme exemple, la vérité du théorème de Pythagore selon lequel le carré de
l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés dans un
triangle rectangle. Elle ne dépend pas de qui l’a découvert. Ce qui importe
selon Kant n’est pas qui l’a dit, c’est-à-dire une personne illustre ou inconnue,
mais le contenu de ce qui est dit. Il faut comprendre que dans les disciplines
où les preuves dépendent de l’expérience personnelle et du témoignage la
question de savoir qui l’a dit est importante, puisque c’est elle qui garantira
que notre confiance n’est pas mal placée. En outre, dans les connaissances
rationnelles, chacun ayant une raison, peut juger du contenu de la
connaissance. Kant précise que la grandeur de l’origine n’a pas grande importance.
En ce domaine, chacun possède donc le moyen de rejeter l’autorité d’autrui et
un tel rejet est nécessaire pour rechercher la vérité. Mais comment rendre
compte que les hommes ne rejettent pas toujours l’autorité d’autrui lorsqu’ils
recherchent la vérité ?
Dans un dernier temps, Kant explique d’où vient que l’on préjuge quand
même dans les connaissances rationnelles. La première raison tient à la
faiblesse des lumières personnelles, c’est-à-dire des connaissances. Une telle
faiblesse encourage les hommes à croire les grands hommes plutôt que de faire
usage de leur raison pour acquérir les connaissances qui leur manquent.
Or, qu’est-ce qu’un grand homme dans le domaine de la raison ?
C’est celui qui a découvert de nouvelles connaissances. Qui commence à exercer
sa raison n’a peut-être pas tort de s’en tenir à l’autorité du grand homme
plutôt qu’à la sienne propre. C’est ainsi que lorsqu’on apprend une nouvelle
discipline, on fait d’abord confiance au maître. Toutefois, on ne doit pas
croire le maître. On doit essayer de comprendre ce qu’il propose. On doit
comprendre ce qu’il avance comme démonstration et donc être capable de refaire
les démonstrations. C’est donc une faute de se soumettre à l’autorité d’autrui.
La seconde raison avancée par Kant réside dans le désir d’imiter ce qui
passe pour grand. Ainsi, en faisant confiance aux grands hommes de science,
voire aux philosophes, on flatte indirectement sa propre vanité, c’est-à-dire
qu’on se donne par là une importance que l’on ne possède pas en suivant les grands
hommes. Il est clair que pour qui cherche la vérité, il faut absolument rejeter
une telle vanité.
Disons donc pour finir que Kant montre à travers ce
texte que nous devons, pour rechercher la vérité, rejeter l’autorité des grands
hommes dans le domaine rationnelle mais non dans le domaine des connaissances
historiques. Nous avons vu néanmoins que même dans ce domaine il n’est pas
possible de tout croire. Il faut donc multiplier les sources de connaissances
pour ne pas tomber dans le préjugé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire