- Donnez-moi
une baguette s’il vous plaît. – Cela fera soixante-dix centimes, merci.
Il est clair
que lorsqu’on échange quelque chose avec quelqu’un d’autre, cet échange nous
lie. C’est ainsi qu’à Noël, la famille se réunit autour des cadeaux, disons qu’elle
s’unit.
Toutefois, dans
un échange, il semble que j’aie intérêt à obtenir le plus possible et à donner
le moins possible. Dès lors mon intérêt n’est pas celui de l’autre de sorte que
l’échange semble plutôt opposer les partenaires.
On peut donc
se demander si les échanges unissent les partenaires et si oui, lesquels et comment.
Les échanges
commerciaux unissent les États. Car si un État est un groupement d’hommes
indépendants de tous les autres, on constate que les États ont tendance à se
faire la guerre. Or, le commerce international permet à chaque État de
satisfaire ses besoins en étant dépendants des autres. Montesquieu dans De l’esprit des lois (XX, chapitre 1,
1748), soutient à juste titre que le commerce permet la paix et donc l’union
entre les États. N’en va-t-il pas de même pour les individus à l’intérieur
d’une même société ?
En réalité,
lorsqu’il y a échange commercial, chacun réalise son intérêt et ne se soucie
pas de l’intérêt de l’autre. On fait appel comme Adam Smith (1723-1790) l’a
soutenu dans ses Recherches sur la nature
et les causes de la richesse des nations (I, chapitre 2, 1776) à l’égoïsme
de l’autre. Certes, à la différence du brigandage, on ne se fait pas du mal.
Mais la loi de l’offre et de la demande permet à celui qui est dans une
position dominante d’écraser les autres.
Toutefois, l’échange
commercial n’est pas le seul échange car il est possible de donner et de
recevoir non pas pour soi mais pour la relation avec l’autre. N’est-ce donc pas
ce type d’échanges qui fait l’union entre les hommes ?
Lorsqu’on
échange, le but n’est pas nécessairement le bien qu’on reçoit. Lorsque comme
Claude Lévi-Strauss (1908-2009) en propose l’exemple dans Les structures
élémentaires de la parenté (1949), dans ces restaurants qu’on nomme les
routiers, chacun sert à son tour sa part de vin aux autres qu’il ne connaît
pas, chacun reçoit la même chose. Le but est clairement le lien social. Dans ce
type d’échanges, il s’agit bien de s’unir aux autres.
C’est ce qui
se passe dans les échanges de cadeaux. On retrouve cet échange qui consiste à
ce que chacun donne sans exiger en retour quelque chose dans certaines sociétés
primitives où le commerce est inconnu. Ainsi chez les Guayakis décrit par
l’anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) dans La société contre l’État (1974), les femmes doivent donner aux
hommes le produit de la cueillette et les hommes doivent donner aux autres le
produit de leur chasse. Le don obligatoire réalise l’échange. Cet échange
social a pour but l’union avec les autres. Non seulement, il renforce l’union,
mais il la crée lorsqu’elle n’a pas eu lieu. Dans le film Danse avec les loups (1990) de Kevin Costner, on voit ainsi un
américain et des Sioux établir une relation par des dons réciproques.
Toutefois,
l’échange social qui unit les membres de la société ne permet pas l’union entre
les hommes. Obligatoire, il prescrit à qui on doit échanger mais n’interdit pas
les conflits avec les autres hommes de sorte qu’il ressemble à l’échange
commercial qui le rend inutile dans les sociétés complexes. Un échange libre
permettrait-il d’unir tous les hommes ? Libre et gratuit, est-il encore un
échange ?
Un don gratuit
ne semble pas de prime abord un échange puisque pour qu’il y ait échange, il
faut aussi recevoir. Toutefois, lorsqu’on donne à quelqu’un, on s’attend à
recevoir une marque de reconnaissance. Sans elle, le don serait comme un acte
naturel. Bref, la marque de reconnaissance permet au donateur de savoir que le
donataire a bien compris qu’il s’agissait d’un don. C’est pourquoi le
remboursement d’un don ne peut en aucun cas l’effacer : il le nie. Le don
entraîne donc un échange moral qui implique que l’autre soit reconnu comme un homme.
C’est pourquoi il crée une union entre les hommes et pas simplement entre les
membres d’une société ou d’un groupe social.
En effet,
l’échange commercial non seulement n’unit pas les hommes en tant qu’hommes mais
il est possible entre des entités comme des entreprises. Mais une entreprise ne
peut reconnaître une autre entreprise : ce ne sont pas des personnes au
sens propre même si elles ont une personnalité juridique. Quant à l’échange
social, il unit les membres d’un groupe social et non des hommes. Ainsi
l’éducation que les parents donnent aux enfants, si elle ne vise pas à investir
dans un capital comme la mère de la
Fortune des Rougon (1871) d’Émile Zola (1840-1902)
qui fait faire des études à ses enfants comme pour faire fructifier un capital,
et si elle n’est pas le simple effet des obligations sociales, est bien un
échange moral en tant que les enfants rendent de la reconnaissance à leurs
parents et unissent alors des générations.
En un mot, le
problème était de savoir si les échanges unissent les hommes, lesquels et
finalement comment. Il est apparu que si la paix était la condition des
échanges commerciaux, chaque partie y poursuit un but égoïste qui la sépare des
autres. Si les échanges sociaux qui consistent en dons et en contre dons
obligatoires unissent les membres d’une société, ils n’unissent pas les hommes.
Aussi seuls les échanges qui ont à leur source le don libre et gratuit et qui
amène à la reconnaissance unissent véritablement les hommes en tant qu’hommes.
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