Dès le plus jeune âge, l’enfant est
invité à être raisonnable et on lui explique que c’est pour lui. L’usage de la
raison fournit-il la seule garantie de notre bonheur ?
Il est vrai que la raison, en nous
faisant réfléchir à ce que nous voulons, en déterminant quels sont les bons
moyens pour atteindre nos fins, voire ce qui cause le malheur, paraît la seule
faculté en nous susceptible de nous conduire au maximum de bonheur que nous
pouvons obtenir de nous-mêmes.
Toutefois, encore faudrait-il être sûr
qu’elle puisse effectivement tracer une route dans l’ensemble complexe des
données requises pour être heureux.
Il est donc légitime de se demander si
l’usage de la raison garantit seul notre bonheur ou bien s’il est une garantie
possible, voire s’il ne sert à rien pour être heureux. L’usage de la raison ne
permet pas de connaître la totalité de ce qui est requis pour que tous nos
désirs se réalisent tout au long de la vie, ce qui constitue le bonheur ;
elle permet de vouloir le réel et non le désirable ce qui réalise le bonheur
possible pour l’homme mais son usage permet d’éviter les désirs que
l’expérience révèle mauvais pour ne jamais souffrir regrets et remords et
accéder au maximum de bonheur humainement possible même si une part de chance
est irréductible.
Le bonheur, nous nous le représentons
comme la satisfaction de tous nos désirs durant toute notre vie. C’est pourquoi
il se distingue du plaisir qui dure peu. Or, la raison nous permet de connaître
et non de désirer. Ce n’est donc pas elle qui rend possible le bonheur, encore
moins peut-elle être la seule garantie du bonheur. Ne peut-elle pas nous aider
à choisir quel désir réaliser ou quel moyen utiliser ? Il faudrait pour
cela qu’on puisse savoir ce qu’on désire et qu’on puisse savoir ce qu’on peut
réaliser. Ce serait là l’usage de la raison pour être heureux.
Or, comme le remarque Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs
(1785), ce n’est pas la raison qui nous permet de savoir ce qu’on désire, c’est
l’expérience. Or, ce que je désire maintenant, je peux m’en lasser. La raison
ne peut en aucun cas m’assurer de ce que je dois désirer pour être heureux. Et
à supposer même que je sache quoi désirer, la raison ne pourra m’assurer que je
réaliserai une harmonie de mes désirs. Si je choisis la richesse, peut-être
aurai-je des ennuis. Si je choisis la connaissance, peut-être qu’une meilleure
vue des maux de l’existence me fera souffrir. Seule l’omniscience permettrait
un calcul rationnel : ce qui n’est pas à la portée de la raison humaine
qui est finie. Il n’y a donc en nous aucune garantie possible, c’est-à-dire
aucune assurance d’obtenir notre bonheur.
Toutefois, on peut refuser une telle
définition du bonheur dans la mesure où il implique l’harmonisation de tous les
désirs. Certains sont manifestement mauvais ou irréalisables. La raison
n’est-elle pas justement ce qui permet de déterminer ce que nous devons
choisir ? N’est-elle pas en ce sens la seule garantie du bonheur ?
La raison en nous est la capacité à
chercher le vrai par des preuves. Elle implique donc de chercher à déterminer
ce qu’est le réel et non à croire ce qui est réel sans l’examiner. Or, elle
permet de réaliser ce que nous voulons conformément au réel. C’est ainsi
qu’Epictète, dans les Entretiens (I,
XII) critiquant la thèse courante selon laquelle la liberté consiste à réaliser
tout ce qu’on désire, lui reproche d’être déraisonnable. Pour réaliser ce qu’on
veut, il faut suivre au contraire le réel. Tel est le rôle de la raison. Ainsi,
s’il faut écrire le nom « Dion » va-t-on le faire en suivant l’ordre
des lettres du nom tel qu’il est et non en utilisant celles qui nous plaisent.
C’est donc en suivant la raison qu’on peut faire ce qu’on veut.
C’est pour cela qu’Epictète soutient
qu’on doit vouloir ce qui arrive comme cela arrive plutôt que de vouloir
qu’arrive ce qu’on désire. Tel est l’usage de la raison. Dans le second cas, le
cours des choses est souvent contraire à nos désirs. Si je désire qu’il fasse
30° en hiver à Copenhague ou qu’il ne pleuve jamais en Normandie, non seulement
le réel ne sera jamais conforme à mes désirs, mais je ferai seul mon malheur. Dans
le premier cas, notre volonté est toujours satisfaite et comme elle est nôtre,
en naît la joie, une satisfaction durable. À un père qui pleurait parce que son
enfant était malade, Epictète lui reprochait ses pleurs : il l’invitait
plutôt à retourner au chevet de son enfant pour le soigner (cf. Entretiens, I, 11).
Cependant, il n’est pas possible de nier
totalement les désirs. Ils renaissent en nous sans notre volonté. Dès lors, le
rôle de la raison n’est-il pas seulement de rendre possible leur
satisfaction ? Mais comment serait-ce possible si la raison ne permet pas
de tout connaître ? Ne peut-elle pas procéder à un choix des désirs ?
Dans une lettre à Elisabeth (1er
septembre 1645), Descartes fait remarquer que la passion nous trompe souvent
quant à la valeur des biens qu’elle nous fait miroiter. On sait combien les
amoureux se trompent sur les qualités de la personne aimée. Et même s’ils
paraissent lucides, toujours est-il qu’ils croient que leur bonheur est dans
l’amour. Si nous savons que la passion nous a montré comme un vrai bien ce qui
ne l’est pas, c’est parce que l’expérience nous le montre : nous sommes
finalement déçus de ce que nous avons vécu. Ainsi dans l’amour une fois passé,
la personne aimée apparaît avec tous ses défauts ou l’on regrette le temps
perdu. Nombre de nos désirs peuvent, à l’analyse, se montrer comme illusoires.
Que peut alors la raison si elle n’est pas la source par elle-même du bonheur ?
Elle peut
permettre de choisir nos désirs. Tel est son usage véritable. C’est en cela
qu’elle est bien une garantie de notre bonheur mais non la seule garantie. Elle
permet de sélectionner parmi les désirs ceux qui sont réalisables. Combattre
les autres, ce n’est nullement se rendre malheureux, c’est au contraire, éviter
un malheur clairement prévisible. Par exemple, combattre la passion de l’alcool
ne peut en aucun cas être mauvais. Car, qui voudrait être constamment sous
l’emprise de l’alcool ? Il faut rejeter en effet les plaisirs superficiels
ou les plaisirs suivis de douleurs plus grandes. C’est pour cela qu’Épicure,
dans la lettre à Ménécée, rejette les
plaisirs du débauché et considère que le raisonnement vigilant est constitutif
du bonheur. Il faut comprendre non pas que la raison nous assure que nous
allons obtenir le bonheur complet car, même nos désirs les plus élémentaires
peuvent ne pas être satisfaits : il y a une part de chance dans le bonheur
comme le mot l’indique. Si donc nos désirs ne sont pas satisfaits, au moins
d’avoir usé de sa raison permet comme Descartes l’a bien vu, permet d’éviter les
regrets et les remords qui font doublement souffrir.
En un mot, le
problème était de savoir si l’usage de la raison fournit la seule garantie de notre
bonheur. Nous avons vu que la raison ne peut satisfaire tous les désirs durant
toute la vie parce qu’il faudrait qu’elle puisse connaître la totalité de
l’expérience, ce qui est impossible. Mais elle peut servir à suivre la volonté.
Si elle est alors la seule garantie dans ce cas de réussite, ce n’est pas du
bonheur qui exige qu’on réalise certains désirs. Aussi l’usage de la raison
doit être de choisir quel désir réalisé pour rejeter ceux dont l’expérience a
suffisamment montré qu’ils étaient contraires au bonheur. Elle est une garantie
du bonheur, mais non la seule puisqu’il dépend aussi du hasard.
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