Sujet : Peut-on
contredire l’expérience ?
On attend généralement de l’expérience qu’elle nous
instruise et qu’elle nous donne une solution à nos questions théoriques ou
pratiques. Dès lors, s’il est possible de contredire grâce à l’expérience une
théorie, il paraît absurde de contredire l’expérience.
Et pourtant, force est de constater qu’on n’hésite
pas à rejeter parfois l’expérience comme étant trompeuse. Ne pense-t-on pas
qu’il est vrai que la Terre
tourne autour du Soleil malgré l’expérience contraire ?
Dès lors, on peut se demander à quelles conditions
il serait possible de contredire l’expérience ?
Si par
expérience, on entend simplement ce qui se présente à nous, ce qui se donne
dans la perception, alors, s’il est vrai qu’on ne peut contredire une
expérience en elle-même, il est toujours possible de la contredire au nom d’une
autre expérience. Aussi n’est-ce pas l’expérience que l’on peut contredire. Au
contraire, c’est elle qui permet de contredire légitimement une théorie.
En effet, il ne
suffit pas de tenir un discours cohérent pour qu’il soit vrai. Dès lors, comme
Russell le soutient dans ses Problèmes de philosophie, ce n’est pas la
croyance entendue simplement comme affirmation de la vérité qui est en
elle-même vraie, mais elle est vraie étant donné le fait sur lequel elle porte.
Or, seule
l’expérience est susceptible de nous donner des faits et donc de rendre vraies
nos croyances ou nos théories. Le fait n’est pas l’expérience vécue que nul ne
peut contredire mais dont nul ne peut se targuer. En effet, si j’affirme voir
des soucoupes volantes, il y a bien là une expérience vécue mais non une
expérience car, celle-ci doit pouvoir être refaite ou penser de façon
universelle. Même l’événement historique est de cet ordre puisque l’assassinat
de Jules César est une croyance fondée sur des témoignages fiables à la
différence d’un quelconque miracle d’Esculape.
Cependant,
reste à savoir quelle expérience choisir ? Ne faut-il donc pas contredire
l’expérience si elle donne des résultats différents selon les faits ou bien
est-elle autre chose que la simple perception d’un fait ?
Par
expérience, il ne faut donc pas entendre la simple perception, mais plutôt la
répétition des mêmes séries de perception. C’est pour cela que l’expérience
repose sur la relation de cause à effet ou, pour le dire autrement, est de
nature inductive. Si donc je rejette telle perception possible, par exemple que
le corps de mon ami est habité par un esprit malin, c’est parce que toutes mes
perceptions se sont ordonnées à la liaison entre un corps et un certain
caractère.
On peut donc
dire avec Russell dans Les problèmes de
la philosophie (chapitre 6) que le principe d’induction est une condition
pour valider nos propositions qui portent sur les faits. Dès lors, l’expérience
entendue comme le résultat de la liaison non seulement de toutes nos
perceptions mais également de celles des autres est la condition qui nous
permet de soutenir certaines vérités. Peut-on la contredire ?
Or, comme Hume
l’a montré dans l’Enquête sur l’entendement
humain (1748), il n’y a rien de logique à s’attendre dans le futur à ce que
se réalise ce qui, jusque là est apparu. Dès lors, c’est bien plutôt l’habitude
ou la coutume qui nous amène à nous attendre à ce que le pain qui nous a nourri
le fasse encore ou que le soleil se lève demain. On peut donc contredire
l’expérience en général, non pas en prétendant qu’elle est fausse, mais en
faisant remarquer qu’elle ne repose sur rien de rationnel.
Néanmoins,
l’expérience joue un rôle dans la découverte de la vérité en science. Dès lors,
ne peut-on pas penser qu’elle ne consiste pas tant à la simple répétition de
faits qu’en une élaboration afin de tester des hypothèses ?
En effet,
c’est plutôt comme conception d’un fait possible que l’expérience est mise en
œuvre en science. Comme le soutient Bachelard dans Le nouvel esprit scientifique (1934), la démarche du scientifique
ne consiste pas à s’en tenir à l’expérience commune. La contredire est bien
plutôt un devoir pour un scientifique. Or, comment si ce n’est par
l’expérience ?
En réalité,
dans la mesure où il ne cherche pas à confirmer une théorie mais où il cherche
plutôt à varier les conditions de l’expérience, bref, à interroger, le
scientifique est toujours dans l’activité de contredire l’expérience, condition
pour qu’il puisse apprendre.
En effet, pour
tester une théorie qui a déjà reçu la sanction de l’expérience, il faut
précisément la contredire, c’est-à-dire considérer qu’elle n’est pas simplement
ce qui est donnée ou ce qui résulte de la répétition du donné mais toujours
déjà construite sur des théories ou des hypothèses discutables. Ainsi,
l’expérience ne s’oppose pas simplement à la pensée, elle est empreinte de
pensées. Il n’y a pas d’expérience brute ou pure soutient Popper dans Conjectures et réfutations : par
conséquent, contredire telle expérience ou l’expérience en elle-même, c’est
refuser d’en faire le principe d’une vérité éternelle.
Au total, le
problème était qu’il paraissait absurde de contredire l’expérience par
l’expérience mais qu’on ne pouvait faire autrement. Tant qu’on en reste à une
conception de l’expérience qui en fait une simple perception, voire la
répétition de perceptions, le problème est finalement insoluble. Dès lors, pour
qu’il soit possible sans contradiction de contredire l’expérience, il est
nécessaire de la penser non pas comme quelque chose qui se donne mais comme ce
qui se fait par une activité à la fois pratique et théorique en vue non de se rassurer,
mais au contraire de s’inquiéter de l’étrangeté du monde.
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