Sujet
En quelque
ordre de phénomènes que ce puisse être, même envers les plus simples, aucune
véritable observation n’est possible qu’autant qu’elle est primitivement
dirigée et finalement interprétée par une théorie quelconque (…). Il est
désormais évident, du point de vue vraiment scientifique, que toute observation
isolée, entièrement empirique, est essentiellement oiseuse, et même
radicalement incertaine ; la science ne saurait employer que celles qui se
rattachent, au moins hypothétiquement, à une loi quelconque ; c’est une
telle liaison qui constitue la principale différence caractéristique entre les
observations des savants et celles du vulgaire qui cependant embrassent
essentiellement les mêmes faits, avec la seule distinction des points de vue ;
les observations autrement conduites ne peuvent servir tout au plus qu’à titre
de matériaux provisoires, exigeant même le plus souvent une indispensable
révision ultérieure. Une telle prescription logique doit, par sa nature,
devenir d’autant plus irrésistible qu’il s’agit de phénomènes plus compliqués
où, sans la lumineuse indication d’une théorie préalable, d’ailleurs plus
efficace quand elle est plus réelle, l’observateur ne saurait même le plus
souvent ce qu’il doit regarder dans le fait qui s’accomplit sous ses yeux ;
c’est alors par la liaison des faits précédents qu’on apprend vraiment à voir
les faits suivants.
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 1830 à 1842
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui
sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas
indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié
dans son ensemble.
Questions
1. Dégagez l’idée principale du texte et ses principales
articulations.
2. expliquez :
a) « toute observation isolée, entièrement empirique,
est essentiellement oiseuse, et même radicalement incertaine »
b) « sans la lumineuse indication d’une théorie
préalable (…) l’observateur ne saurait même le plus souvent ce qu’il doit
regarder dans le fait qui s’accomplit sous ses yeux »
3. Une expérience sans aucune théorie est-elle
possible ?
Corrigé
On loue
souvent la science parce qu’elle s’établit sur le sûr terrain des faits. Elle
se base sur l’expérience. On lui oppose les théories purement abstraites et
donc éloignées du réel. Pourtant, force est de constater que les sciences
proposent des théories qui permettent de faire des expériences ou d’observer
des phénomènes bien éloignés de la vie quotidienne.
Aussi
comprend-on que Comte, dans ce texte extrait de son Cours de philosophie positive, s’interroge sur le rôle de la
théorie et de l’expérience. Le philosophe veut montrer que c’est la théorie qui
rend possible en science l’expérience et non l’inverse.
On peut donc se
demander si c’est bien le cas en général, autrement dit on peut se demander si
une expérience sans aucune théorie est possible.
Comte commence
par énoncer une double thèse sur l’observation, quelle qu’elle soit. Il précise
qu’il prend en compte les phénomènes les plus simples. Par phénomène, on peut
entendre ce qui apparaît aux sens d’un individu. D’une part, il pose comme
condition que l’observation des phénomènes est dirigée par une théorie, ce qui
revient donc à considérer que c’est elle qui permet l’observation. Elle indique
donc ce qu’il faut voir dans les phénomènes. Quant à la théorie qui dirige, peu
importe ce qu’elle est. La deuxième thèse est que c’est la théorie qui
interprète l’observation, c’est-à-dire qui indique ce qu’elle montre ou ne
montre pas.
Lorsque Comte
écrit ensuite que « toute
observation isolée, entièrement empirique, est essentiellement oiseuse, et même
radicalement incertaine », il précise sa thèse relativement à une
observation qui d’une part n’aurait aucun lien avec une autre observation, ce
que signifie « isolée ».
D’autre part elle n’aurait aucune dimension de théorie qui la précèderait et
permettrait de l’interpréter, ce que signifie « entièrement empirique ». Il est clair qu’une observation a
toujours une dimension aussi empirique sans quoi elle ne serait que la
représentation d’une expérience ou une expérience de pensée. Une observation
qui ne serait donc qu’empirique aurait donc deux caractères selon l’auteur. Le
premier est qu’elle serait essentiellement oiseuse, c’est-à-dire strictement
sans aucun sens et inutile car on ne pourrait la rattacher à rien. Il serait
impossible d’en dire quoi que ce soit. On peut donc penser qu’une telle
observation est en ce sens radicalement impossible. Le deuxième caractère est
que cette observation isolée serait incertaine. Voilà qui est étrange
puisqu’elle se produit. On devrait penser qu’elle est vraie. Il n’en est rien
puisque affirmer qu’elle est vraie ou fausse, c’est déjà l’interpréter. Elle
est donc douteuse, c’est-à-dire qu’on ne peut ni dire qu’elle est vraie, ni
qu’elle est fausse.
Comte en
déduit que la science exige des observations qui se rattachent à une dimension
théorique, celle de la loi. Par là, il faut entendre non pas une obligation qui
prescrirait ou interdirait un acte à un sujet qui peut agir autrement, comme
par exemple la loi qui interdit le meurtre ou celle qui prescrit de payer ses
impôts, mais l’expression de la liaison entre des phénomènes. Par exemple la
première loi de Kepler (1570-1631) stipule que les planètes décrivent une
orbite elliptique autour du Soleil qui occupe un de ses foyers. En tant qu’elle
est rattachée à une loi, l’observation devient utile et une certitude est
possible. C’est parce que la loi du cercle ne permettait pas de rendre compte
des observations du mouvement des planètes que Kepler l’a remplacée par la loi
de l’ellipse. S’il n’avait pas eu la loi du cercle, la série des observations
des planètes auraient été tout à fait décousues. Ainsi, c’est la théorie qui,
permettant de voir, permet aussi de faire jouer un rôle de vérification à
l’expérience.
Dès lors, n’y
a-t-il pas des expériences sans théorie, à savoir les expériences qui ne sont
pas scientifiques ?
En effet,
Comte insiste sur la différence entre les observations des savants et les
observations des hommes ordinaires. Les premières sont rattachées à des lois.
On pourrait alors comprendre que les secondes ne le sont pas. Dès lors, elles
ne proviendraient pas de théories préalables. En outre, comme il a été question
précédemment d’observation purement empirique, il faudrait alors comprendre que
ce serait le cas des expériences que font les hommes ordinaires à la différence
des savants. Et en effet, l’expérience de l’homme ordinaire (= « vulgaire ») n’est pas conduite par
le souci d’établir la vérité d’une hypothèse. Par là, il faut entendre une
explication possible de la liaison entre des faits qui permet d’établir une
vérité. Est-ce à dire qu’elle n’est guidée par rien ?
Dans la vie
quotidienne, nous nous attendons à ce que certaines régularités surviennent. Et
c’est l’équivalent des théories des savants. C’est pour cela que le point de
vue ordinaire n’est pas le même que le point de vue savant, mais c’est quand
même un point de vue. Lorsque dès le début Comte énonce qu’il faut une théorie
quelconque pour observer, on peut donc convenir qu’il peut aussi y avoir des
théories dans la vie quotidienne, théories implicites, théories incrustées en
quelque sorte dans nos habitudes. Et surtout, il a fallu que ces théories
précèdent les observations pour que des habitudes puissent naître.
Si elles
étaient purement empiriques, les observations de la vie quotidienne ne
pourraient jamais entrer, même après révision, dans l’édifice de la science.
Aussi l’opposition entre observation savante et observation commune n’a pas le
sens chez Comte d’une opposition irréductible entre le pur empirisme de la vie
quotidienne et le rationalisme de la science, mais désigne l’importance de la
théorie dans l’établissement des faits. Quoique le terrain soit le même, les
faits ne sont pas les mêmes pour le savant et pour l’homme ordinaire. Alors que
sur le port de Massalia (actuellement Marseille), le marchand attend le bateau
qui lui apportera des olives, ce qui suppose qu’il ait une idée de ce qu’est
une olive, on peut imaginer Strabon (~63 av. J.-C.-~25 apr. J.-C.) observant le
bateau se découvrant progressivement à l’horizon, prouvant ainsi la sphéricité
de la Terre comme il le consigne dans sa Géographie.
Néanmoins, n’y
a-t-il pas une plus grande dépendance entre la théorie et les faits dans la
science que dans la vie ordinaire ? N’est-ce pas en ce sens qu’une
expérience sans théorie paraît possible ?
En effet,
Comte examine les phénomènes les plus compliquées, autrement dit complexes, et
non difficiles. Si déjà les phénomènes simples exigent une théorie, c’est une
exigence encore plus nécessaire pour les phénomènes compliqués. On peut dire
qu’un phénomène compliqué comprend des phénomènes plus simples. Dès lors, le
phénomène compliqué offre une plus grande richesse d’interprétation possible.
Mais le phénomène simple exige lui aussi une interprétation minimale. C’est la
raison pour laquelle il exige lui aussi une théorie même s’il en dépend moins.
Lorsque donc
Comte écrit que « sans la lumineuse
indication d’une théorie préalable (…) l’observateur
ne saurait même le plus souvent ce qu’il doit regarder dans le fait qui
s’accomplit sous ses yeux », il veut justement indiquer le rôle de la
théorie dans l’observation des phénomènes compliquées. Elle joue le rôle d’une
source lumineuse qui éclaire et donc permet de voir. Aussi, c’est elle qui,
dans la multiplicité que comprend le phénomène compliqué, indique ce qu’il faut
voir. Ce sera par exemple la théorie qui permettra de distinguer une comète
d’une étoile, voire d’un signe divin. Il précise dans une sorte de parenthèse,
que la théorie produit un effet, celui de faire voir plutôt que celui de
déterminer ce qui est vrai, car cela revient à l’expérience.
C’est pourquoi
la théorie selon Comte, en liant certains faits qu’il qualifie de précédents,
c’est-à-dire de préalablement établis, est ce qui permet de voir les faits
suivants. Il y a donc un ordre de la découverte. Autrement dit, plus les faits
sont compliqués, plus ils supposent connus les faits antérieurs pour être
correctement établis. C’est la raison pour laquelle ils dépendent encore plus
de la théorie. Cette plus grande dépendance vis-à-vis de la théorie ne signifie
en aucune façon que les phénomènes plus simples puissent s’en passer.
Disons donc
pour conclure que Comte a voulu montrer dans ce texte extrait du Cours de philosophie positive que
l’observation dépend toujours d’une théorie. Théorie commune pour l’observation
de l’homme ordinaire, théorie savante et hiérarchisant les phénomènes en des
séries de faits régis par des lois de plus en plus complexes pour les savants
qui peuvent donc voir mieux et plus que les hommes ordinaires.
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