Pour certains
comportement humains, ceux qui semblent échapper au sujet et qui exigent une
explication, il arrive qu’on invoque l’inconscient. N’est-ce pas ruiner la
morale ?
En effet, la
morale suppose que le sujet ait conscience de ses actes, qu’il en dispose, qu’il
se détermine en connaissance de cause et qu’il le fasse librement. Invoquer
l’inconscient, telle une puissance tutélaire, c’est donc en apparence ruiner la
morale.
Pourtant,
invoquer l’inconscient, un peu comme invoquer le diable dans la pensée
religieuse, c’est reconnaître que le sujet ne se maîtrise pas entièrement,
qu’il est sollicité, pour ne pas dire tenter. C’est donc lui donner les moyens
d’arriver à la maîtrise de soi grâce à l’aide d’un autre. C’est lui éviter de
présumer de sa force. Ce ne serait donc pas nécessairement ruiner la morale.
On peut donc
se demander s’il est possible et à quelle conditions d’invoquer l’inconscient
sans ruiner la morale.
Il n’y a de
morale qui si le sujet est libre. Car, c’est parce qu’on estime que le sujet
est capable de commencer l’action, autrement dit d’être l’auteur de ses actes,
qu’on peut lui attribuer un qualificatif moral. Invoquer l’inconscient, c’est
annuler cette liberté. Car, c’est assigner des causes à son action. En effet,
le sujet serait agi par quelque chose. Autrement dit, invoquer l’inconscient,
c’est récuser qu’il y ait un sujet. Car la liberté au sens du libre arbitre
présuppose que la volonté soit un pouvoir d’affirmer ou de nier sans être
déterminé par quelque cause que ce soit comme Descartes la définit dans la quatrième
de ses Méditations métaphysiques et
dans la Lettre au père Mesland du 9
février 1645.
C’est ainsi
que lorsque Freud expose ses cas, il montre que ce qui fait penser ou agir le
sujet est autre chose que ce qu’il croit. Le président d’une assemblée se
trompe-t-il en disant que la séance est close alors qu’il voulait dire que la
séance est ouverte, c’est qu’il y avait en lui un désir d’en finir qui a
produit son propos à l’encontre de sa volonté. Selon un mot célèbre de l’Introduction à la psychanalyse (1917) il
s’agit de montrer au moi « qu’il
n’est seulement pas maître dans sa propre maison » (chapitre 18).
En outre, le
sujet se ferait des illusions sur ce qu’il croit faire. Les motifs de ses
actions seraient en réalité différents de ses actions réelles. Il pourrait
croire avoir agi pour le bien alors qu’il aurait agi de façon intéressée. C’est
d’ailleurs une des raisons de l’opposition à la psychanalyse de Freud. Ainsi,
Alain dans les Éléments de philosophie
(livre II L’expérience méthodique, chapitre 16 Du mécanisme, note sur
l’inconscient), considère que la notion même d’inconscient est une faute,
puisqu’elle déresponsabilise l’individu. C’est un acte moral selon lui que
d’affirmer qu’il n’y a que le sujet qui pense, donc qui est l’auteur de ses
actes.
Cependant, il
faut bien accepter qu’il y ait en l’homme de l’obscurité. On dit bien de
certains hommes qu’ils sont inconscients des motifs de leurs actions lorsqu’ils
sont sous l’emprise de l’alcool. On peut donc leur reprocher l’état dans lequel
ils sont. Or, n’est-ce pas que l’inconscient remet en cause moins la liberté
que la conscience qui permet de savoir ce qu’on fait et donc ruine par là même
l’intention ?
Invoquer
l’inconscient, c’est ruiner la morale, puisque c’est enlever à l’individu le
fait d’agir en connaissance de cause, de penser et donc de savoir ce qu’il en
est de ses actes. En effet, la morale suppose que l’individu sache ce qu’il
fait. C’est à cette condition qu’on peut le juger coupable, innocent ou méritant.
Si j’aide quelqu’un en l’absence de tout intérêt, je fais ce que je dois faire
puisque je considère l’autre comme une fin et non simplement comme un moyen
selon la formulation du devoir moral de Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). Pour cela, il faut
que je sois conscient de ce que je fais. Sinon, cette aide que j’apporte,
n’est-elle pas intéressée ? Ainsi les moralistes français du xvii° siècle comme La Rochefoucauld
(1613-1680) dans ses Réflexions ou Sentences
et Maximes morales (1665)
dénonçaient-ils l’apparence de vertu masquant l’amour-propre comme mobile réel
des actes de l’homme.
Or, si
j’invoque l’inconscient, j’invoque quelque chose qui fait agir l’individu qu’il
ignore : c’est donc aussi l’innocenter. En effet, si je prétends qu’il y a
en l’autre ou en moi un inconscient, dès lors, j’ignore pourquoi j’agis.
J’ignore même agir. Lorsque donc je commets quelque chose de mal, il n’est pas
légitime de me punir ou de me le reprocher puisque j’ignorais ce que je
faisais.
Il en va
différemment de l’inconscience volontaire qu’on réprimande. En effet, elle
consiste en ce que le sujet se met volontairement en état de ne pas être
conscient. Soit il le fait par des moyens physiques, comme l’ivresse, soit il
le fait en refusant de s’informer sur ce qu’il doit faire. Dès lors, loin de ruiner
la morale, l’inconscience est une notion essentiellement morale : elle
désigne le refus d’agir moralement, le refus de la réflexion comme Alain le
soutient dans ses Définitions.
L’inconscience s’oppose à l’inconscient qui est l’idée d’une source des pensées
et actions du sujet qui échappe radicalement à sa conscience et l’amène à se
méconnaître.
Néanmoins, il
n’est pas possible d’invoquer l’inconscience pour rendre compte de
l’impossibilité où est le sujet de comprendre certains de ses actes et de ses
pensées. Dès lors, il semble nécessaire d’admettre l’hypothèse de l’inconscient
pour arriver à cette compréhension. N’est-elle pas la condition pour que la
morale soit effectivement possible ?
Si j’invoque
l’inconscient, je ne ruine pas la morale car je me donne les moyens de
comprendre ce qui empêche le sujet que je suis d’agir par lui-même. En effet,
la morale exige que l’on doive agir, mais aussi qu’on puisse le faire. On ne
reprochera pas à un prisonnier attaché de ne pas avoir fait quelque chose. Or,
l’hypothèse de l’inconscient, c’est l’hypothèse que quelque chose se dérobe à ma
conscience et qui me fait penser et agir d’une façon que je ne peux contrôler.
Mais n’est-ce pas alors rendre impossible le devoir ?
Nullement, car
le fait que nos pensées nous échappent montre simplement qu’il est présomptueux
de croire que l’on a agi par devoir. C’est pour cela que Kant, qui fonde la
morale sur la liberté du sujet, sur son autonomie radicale, accepte l’idée que
nombre de nos pensées sont inconscientes dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798, livre premier De
l’intelligence ou faculté de connaître, § V Des représentations dont nous n’avons
pas conscience, traduction Tissot). Je dois respecter l’autre. Je dois le respecter
en faisant abstraction de tout intérêt. Toutefois, j’ai peut-être eu un intérêt
inconscient à le faire. Ce que je peux en conclure c’est que je ne peux jamais
savoir si mon attitude est entièrement morale. Cela doit m’entraîner à me
méfier de toute bonne conscience ou de toute conscience tranquille et m’inviter
à toujours mieux scruter les motifs de mes actions. Ainsi peut-on admettre
l’idée de pensées non conscientes comme Kant et défendre la possibilité de la
morale. Mais n’est-on pas condamner avec l’idée d’inconscient à innocenter le
sujet ?
Lorsqu’il y a
maladie mentale où l’individu est totalement aliéné, il est innocenté
moralement et juridiquement. Il doit être respecté comme sujet. Sinon le sujet
est susceptible d’être conscient qu’il y a en lui quelque chose qui ne va pas.
Tel est le cas des patients de Freud qui vont le voir justement parce qu’ils
sont conscients que quelque chose leur échappe. Ainsi dans la psychanalyse
freudienne selon la formule de Freud dans La
technique psychanalytique, il s’agit « de rendre l’inconscient accessible au conscient » pour
permettre à l’individu de retrouver un comportement normal. S’il le refuse, il
est coupable. Il y a donc une dimension morale dans la thérapie. Invoquer
l’inconscient, c’est donc tout au contraire, permettre au sujet de retrouver
les conditions qui vont lui permettre d’agir moralement. C’est lui permettre
d’accéder à ce qui le trouble ou au moins de donner un sens à ce qui le trouble
pour qu’il puisse en tenir compte dans sa vie, notamment morale. Si j’invoque
l’inconscient en ce sens, je rends possible la morale dans sa réalisation.
En un mot, le
problème était de savoir si invoquer l’inconscient telle une puissance
surnaturelle ne conduit pas à ruiner la morale. Car, elle repose sur l’idée de
sujet, c’est-à-dire d’un être libre et conscient. L’inconscient ne peut
remettre en cause la liberté du sujet, ni sa capacité à être conscient qu’en
apparence. En situant dans l’inconscient certaines de ses actions, le sujet nie
une fausse maîtrise et une conscience présomptueuse pour justement mieux se
connaître et mieux agir.
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