Sujet
L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux
nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une
a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont
fondées sur les besoins mutuels.
Mais, si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit
pas de même les particuliers. Nous voyons que dans les pays où l’on n’est
affecté que de l’esprit de commerce, on trafique (1) de toutes les actions
humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que
l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent.
L’esprit de commerce produit dans les hommes un certain
sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à
ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec
rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres.
Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), livre XX, chapitre 2.
(1) trafique : échange, fait le commerce. Le
terme ne désigne pas ici un échange illicite.
Questions
:
1.
Dégagez l’idée directrice du texte et la structure de l’argumentation.
2.
Expliquez : « on trafique de toutes les actions humaines, et de
toutes les vertus morales ».
3. Tout
peut-il s’acheter ?
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui
sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas
indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié
dans son ensemble.
Corrigé
Lorsque les
Grecs prennent Troie au terme de dix ans de guerre, ce n’est que pillage et
meurtres. Au contraire, lorsque les hommes échangent, ils ne peuvent pas ne pas
être pacifiques. Or, la guerre comme le commerce semble des moyens pour
satisfaire égoïstement les intérêts. Le commerce est-il profitable à la paix ?
Telle est la
question à laquelle répond cet extrait de De
l’esprit des lois de Montesquieu paru en 1748.
1. Montesquieu
veut montrer dans cet extrait que le commerce, source de paix, unit les nations
mais n’unit que par l’intérêt égoïste les individus.
Dans un
premier temps, Montesquieu montre pourquoi le commerce international procure la
paix. En effet, à partir du moment où deux nations font du commerce, elles
négocient, c’est-à-dire discutent les prix. Dès lors, elles sont amenées à
dépendre l’une de l’autre puisque l’une achète ce que l’autre vend et
réciproquement. Aussi Montesquieu précise-t-il que cette hypothèse est celle où
chacune a un intérêt, soit de vendre soit d’acheter. Il fait alors reposer
l’argumentation sur le principe selon lequel il y a union entre des parties si
elles ont des besoins liés. Séparées par définition, les nations s’unissent par
le commerce, c’est-à-dire l’échange intéressé des biens et des services.
Dans un second
temps, Montesquieu oppose le mode d’union que réalise le commerce international
avec celui que réalise le commerce intérieur. Pour le préciser, il s’appuie
d’abord sur l’observation des pays où le commerce est l’activité dominante.
Dans ces pays, tout est échangé contre de l’argent, même les vertus morales qui
devraient être désintéressées, y compris les choses élémentaires qui se donnent
et ne s’échangent pas.
Enfin, pour
déterminer ce mode d’union que réalise « l’esprit de commerce », Montesquieu le définit comme « un certain sentiment de justice exacte ».
Pour préciser ce qu’il entend par là, il l’oppose d’une part au brigandage qui
consiste à prendre sans contrepartie et qui implique donc le conflit et la
violence et il l’oppose d’autre part à certaines vertus morales. Il s’agit de
celles qui impliquent qu’on ne discute pas ses intérêts, voire qu’on les mette
de côté en vue de ne satisfaire que les intérêts d’autrui. On comprend donc que
l’union que réalise le commerce est celle des égoïsmes et qu’elle a moins de
valeur que l’union morale qui dépasse l’égoïsme : elle unit vraiment les
particuliers et ne les sépare pas comme le commerce.
2. Lorsque
l’auteur écrit : « on trafique
de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales », il
parle de ce qui se fait dans les pays où le commerce est le principe de toutes
les actions. Or, il y a des actions humaines qui ne sont normalement pas de
l’ordre de l’échange marchand qui consiste à donner pour recevoir. C’est ce que
précise Montesquieu en ajoutant qu’on fait aussi le commerce des vertus
morales. Car par définition, une vertu est morale si et seulement si elle est
désintéressée. Payez pour être aidé, pour être aimé, pour la générosité, c’est
finalement nier ces valeurs ou tout au moins les transformer en simples
marchandises, c’est-à-dire en valeurs d’échange dont le prix peut être surpassé
par un prix plus élevé, c’est-à-dire en des valeurs relatives. Une valeur
morale au contraire a une valeur absolue.
3. On pourrait
penser que seuls les biens et certains services se payent. En effet, payer,
c’est donner de l’argent ou le bien correspondant pour un bien dont on a besoin
et qui en est l’équivalent. Dès lors, toutes les valeurs morales excluent qu’on
puisse les acheter puisque c’est les dénaturer.
Pourtant,
Montesquieu admet que c’est ce qui se passe dans les pays où le commerce est le
principe.
Dès lors, on
peut se demander s’il veut montrer que tout peut s’acheter ou que la volonté de
tout acheter échoue.
Au sens
matériel, on pourrait dire que tout peut s’acheter, la preuve en est que dans
certains pays selon Montesquieu (il peut penser à l’Angleterre ou au Pays-Bas
de son époque), les hommes achètent les vertus morales. De même, ils vendent
des petites choses qui se donnent dans d’autres pays. On peut penser par
exemple à l’eau. Il y a des peuples où le mariage exige que la famille du marié
achète sa promise, les anthropologues parlent du « prix de la fiancée »
qui peut impliquer des compensations en retour (cf. Alain Testart [1945-2013], Avant l’histoire, 2012). Dans d’autres,
c’est l’inverse, la famille de la mariée doit donner une dot. Les romans de
Balzac (1799-1850) sont pleins de ces soucis de dot comme La cousine Bette (1840) par exemple. Dès lors, le commerce porte
sur tout.
Toutefois,
acheter ce qui se donne ou ce qui ne s’échange pas pour autre chose, n’est-ce
pas le transformer ?
En effet, un
ami qui s’achète n’est pas un ami : c’est une relation. Que dire d’un
amour ! S’il y a intérêt, il est vénal. Dès lors, toutes les relations
humaines qui exigent un certain désintéressement ou tout au moins que son
propre intérêt ne soit pas dominant ne peuvent s’acheter réellement. Les
acheter, c’est les dénaturer, c’est les détruire. C’est pourquoi Montesquieu
insiste sur l’opposition entre le sentiment de justice exacte de l’esprit de commerce
et les vertus morales.
Néanmoins,
donner implique un retour. Peut-on tout acheter sans nier les vertus
morales ?
En effet,
Montesquieu oppose le sentiment de justice exacte qui consiste dans un calcul
et une compensation stricte aux vertus où on ne calcule pas exactement ses
intérêts. Bref, on échange mais de façon large, sans calculer. On peut donner
plus et recevoir moins sans qu’il y ait injustice. De même la vertu morale
implique l’échange mais non l’échange intéressé. Si chacun agit pour l’intérêt
des autres, il y a bien finalement un échange, mais non un strict calcul
d’intérêt puisqu’on ne tient pas compte de la quantité de ce qui est donné mais
de l’intention. Or, c’est le calcul d’intérêt qui fait l’achat. On peut donc
dire que tout ne peut pas s’acheter dans la mesure où il y a des échanges qui
échappent au commerce.
Montesquieu a
donc voulu montrer que le commerce assure la paix mais que s’il est une bonne
chose sur le plan international, par contre, dans les pays où on admet que tout
peut s’acheter, on est finalement conduit à perdre une dimension essentielle de
l’existence humaine : la dimension morale.
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