Sujet : À quelles conditions la loi peut-elle
garantir la justice ?
Dans Les Misérables (1862), Victor Hugo
(1802-1885) montre en Jean Valjean, qui fit dix-neuf ans de bagne pour avoir
volé un pain alors que lui et sa famille avaient faim, une victime de la
stricte application de la loi. Autrement dit, l’application de la loi ne paraît
pas suffire à garantir la justice. Elle se situe dans la considération de la
morale quant aux relations entre les hommes.
Or, on ne peut
simplement invoquer un sens de la justice qui s’opposerait parfois à la loi,
sans quoi chacun trouverait juste ce qui l’arrange, à commencer par les juges.
On peut donc
se demander à quelles conditions la loi peut garantir la justice.
Faut-il
simplement que la loi existe et soit bonne pour l’ordre social ? Faut-il
qu’elle soit la même pour tous ? Faut-il bien plutôt un certain sens de l’équité
dans les situations exceptionnelles ou nouvelles ?
Pour que la
loi garantisse la justice, la première condition est qu’il y ait loi. C’est
qu’en effet, en l’absence de loi, les hommes sont susceptibles de se faire la
guerre les uns aux autres. C’est pourquoi on peut penser avec Hobbes dans le
chapitre 30 du Léviathan (1651), que
la loi par elle-même est juste. On peut la comparer à la règle d’un jeu qu’il
faut accepter pour que le jeu soit possible.
Mais il faut
également qu’elle soit bonne, c’est-à-dire qu’elle empêche les hommes de se
nuire les uns aux autres. Si au contraire elle les oppose ou les laisse
s’affronter, elle ne rend pas possible la justice : ce qui est sa
fonction. C’est donc l’existence et l’utilité de la loi qui sont les conditions
qui garantissent la justice dans chaque société.
Toutefois, il
est toujours possible que les gouvernants se servent des lois dont ils décident
pour satisfaire leurs intérêts contre les gouvernés, ce qui revient à une sorte
de guerre entre eux. Ne faut-il pas une condition de plus, à savoir que la loi
soit la même pour tous ? Comment est-ce possible ?
En effet, la
loi désigne en apparence toute prescription de l’autorité légale. Et il est
vrai qu’elle fixe des limites aux désirs des hommes qui peuvent s’affronter et
menacer ainsi la possibilité de la vie sociale. Mais si une loi exprime
l’intérêt d’un groupe social, elle conduit finalement à un affrontement qui,
pour pacifique qu’il paraisse, n’en est pas moins violent. Par exemple, la loi
favorisait les nobles sous l’Ancien régime tout en permettant en apparence, la
paix sociale. En réalité, elle organisait leur domination. Même lorsque la
majorité fait la loi, elle en impose à la minorité sans justice comme
Calliclès, le personnage fictif de Platon, le dénonce dans le Gorgias de ce dernier.
Aussi est-il
nécessaire comme Rousseau l’a soutenu, notamment dans ses Lettres écrites de la montagne (1769) que la loi soit la même pour
tous. Non pas qu’elle s’applique à tout le monde. Une loi sur l’enseignement ne
s’appliquera pas au commerce et réciproquement. Il faut qu’elle ne favorise ni
les uns ni les autres. Ce qui est nécessaire surtout est qu’elle soit telle
qu’elle s’impose aux gouvernants. Il faut donc que la loi provienne du peuple
et s’applique au peuple tout entier comme le soutient Rousseau dans le chapitre
6 du livre II Du contrat social
(1762) C’est ce qu’on peut nommer avec Rousseau une République.
Néanmoins, le
législateur ne peut tout prévoir lorsqu’il propose une loi et rien n’interdit
qu’une loi qui paraissait valable, se révèle à l’application injuste. Ne
faut-il donc pas que la loi permette qu’on puisse ne pas la suivre ?
Comment est-ce possible sans arbitraire ?
Comme Aristote
le remarque à juste titre dans le chapitre 14 du livre V de son Éthique à Nicomaque, la loi est générale
et ne peut prévoir tous les cas particuliers. Autrement dit, même si elle est
la même pour tous quant à sa forme, il peut survenir des cas qu’elle n’a pas
prévus. C’est ainsi qu’une attraction légale quant au contrat de travail, le
lancer de nain, s’est vu contestée. Or, la loi ne prévoyait rien à son égard. En
France, le Conseil d’État a validé la possibilité d’interdire cette activité au
nom notamment de l’atteinte à la dignité à la personne humaine prévue par le
code civil. Il a fallu interpréter le cas parce qu’aucune loi ne le prévoyait
et parce qu’un tel contrat de travail paraissait injuste.
Pour que les
décisions de jurisprudence ne soient pas arbitraires, il est nécessaire
d’interpréter le cas, non seulement dans l’esprit du législateur, mais surtout,
dans l’esprit d’égalité qui définit la justice. À cette condition
supplémentaire, la loi peut garantir la justice, puisqu’elle fait abstraction
ainsi des intérêts de chacun. Autrement dit, le juge doit dépasser la loi
positive, c’est-à-dire la loi telle qu’elle existe, pour avoir en vue la loi
morale, c’est-à-dire l’idée de l’égale dignité de tous les hommes. De même, le
gouvernant qui va à l’encontre d’une loi, doit le faire dans l’intérêt de tous
et non dans le sien propre. Tel est le fondement de la désobéissance civile,
voire militaire comme l’a montré le gouvernement provisoire de la France libre
contre l’État de Vichy. C’est pourquoi il est nécessaire que la loi prévoie de
pouvoir juger un gouvernement fautif.
En un mot, on
se demandait à quelles conditions la loi peut garantir la justice. Il faut
certes qu’elle soit et qu’elle empêche les hommes de se nuire. Mais il faut
surtout qu’elle soit la même pour tous afin que les dirigeants ne l’utilisent
pas pour dominer. Enfin, il faut qu’elle rende possible une jurisprudence,
c’est-à-dire l’examen juridique des cas qui échappent provisoirement à la loi
et qui doivent être jugés selon la loi morale, celle de l’égalité des hommes.
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