Sujet
Expliquer le texte suivant :
On ne se lasse pas de répéter que l’homme est bien
peu de chose sur la terre, et la terre dans l’univers. Pourtant, même par son
corps, l’homme est loin de n’occuper que la place minime qu’on lui octroie
d’ordinaire, et dont se contentait Pascal lui-même quand il réduisait le corps
à n’être, matériellement, qu’un roseau. Car si notre corps est la matière à
laquelle notre conscience s’applique, il est coextensif à notre conscience, il
comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles. Mais ce corps
immense change à tout instant, et parfois radicalement, pour le plus léger
déplacement d’une partie de lui-même qui en occupe le centre et qui tient dans
un espace minime. Ce corps intérieur et central, relativement invariable, est
toujours présent. Il n’est pas seulement présent, il est agissant : c’est
par lui, et par lui seulement, que nous pouvons mouvoir d’autres parties du
grand corps. Et comme l’action est ce qui compte, comme il est entendu que nous
sommes là où nous agissons, on a coutume d’enfermer la conscience dans le corps
minime, de négliger le corps immense... Mais la vérité est tout autre, et nous
sommes réellement dans tout ce que nous percevons.
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion
(1932)
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut
et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du
texte, du problème dont il est question.
Corrigé
[Le texte est extrait du chapitre III La religion
dynamique.]
Quelle est la
place de l’homme dans l’univers ? À cette question, on a coutume de
répondre qu’elle est minime, voire qu’elle n’est presque rien. De ce point de
vue, on connaît les réflexions de Pascal « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard
de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment
éloigné de comprendre les extrêmes (…) » (Pensées, 199, Lafuma, 1670 posthume).
C’est à ce
problème que s’attaque Bergson, dans cet extrait de son ouvrage, Les deux sources de la morale et de la
religion (1932). Le philosophe veut montrer que la place physique de
l’homme n’est pas aussi minime qu’on le pense habituellement car, par la
perception, l’homme est physiquement présent à une grande partie de l’univers.
Dès lors, on
peut se demander si c’est bien la perception et comment, qui peut rendre compte
de la place de l’homme dans l’univers.
L’homme semble
d’une petitesse extrême dans l’univers.
Bergson
commence par exposer la thèse qu’il veut critiquer. Cette thèse qu’il exprime
comme une opinion commune consiste à refuser toute comparaison possible entre
l’homme et la Terre ,
soit la planète où il vit et cette dernière et l’univers. Ce double refus de
comparaison vise à montrer l’infinie petitesse de l’homme, c’est-à-dire le quasi
néant de sa place et de sa valeur dans l’univers. Cette thèse prend l’homme en
tant que tout. Elle ne distingue en lui ni l’âme et le corps, ni la perception
et l’action.
Bergson va s’y
opposer mais en introduisant d’abord une autre thèse qu’il réfère à Pascal,
celle selon laquelle la petitesse de l’homme tient à son corps. En effet, le
penseur janséniste définissait l’homme comme un « roseau pensant »
dans ses Pensées (113 et 200, Lafuma).
C’est le premier membre qui intéresse ici Bergson qui insiste sur la mention de
la faiblesse qu’implique cette comparaison. Pascal justement voyait dans la
pensée de l’homme ce qui faisait sa grandeur puisque l’homme pouvait par elle
comprendre l’univers. Par contre, « le génie catholique » comme le
nommait Alain (Propos sur le bonheur,
XLV L’égoïste) considérait l’homme d’un point de vue physique comme ayant une
place infime.
Comment nier
la faiblesse physique de l’homme ? N’est-ce pas faire preuve de cette
naïve mégalomanie, de ce narcissisme inné dont parle Freud à la même époque que
Bergson dans le chapitre 18 de son Introduction
à la psychanalyse et dans son article « Une difficulté de la
psychanalyse » repris dans ses Essais
de psychanalyse appliquée que de prétendre que l’homme aurait une place
importante dans l’univers et qui plus est physique ? À l’inverse, parce
qu’il est capable de percevoir plus que son corps physique ou biologique,
l’homme n’est-il pas là où on ne le situe pas ?
Bergson réfute
les deux thèses sur la petitesse de l’homme, soit en sa totalité, soit quant à
son corps, en soutenant que la perception que la conscience rend possible en
s’appliquant au corps dilate jusqu’aux confins de l’univers la place de
l’homme. Autrement dit, ce qui mesure la place de l’homme est sa perception. En
effet, pour Bergson, le corps n’est pas simplement une certaine étendue de
matière, il est coextensif à notre conscience en tant qu’elle s’y applique. Le
corps donc de l’homme n’est pas le corps objectif qu’il peut connaître comme un
morceau de matière. Il n’est pas non plus le corps biologique, à savoir une
synthèse de fonctions. Le corps du sujet est ce qu’il perçoit. Non pas ce qu’il
pense car à ce compte l’univers tout entier serait l’homme en tant qu’il en a
l’idée. Ce qu’il perçoit puisqu’il n’y a pas de perception possible sans corps.
Cette perception est toujours une représentation singulière et limitée. Elle
n’est pas perception de tout. Mais dans la mesure où la perception humaine
dépasse la simple immédiateté, l’homme est plus grand que ce que l’opinion
commune, voire la pensée religieuse de Pascal lui assigne comme place. En
disant que notre corps « va
jusqu’aux étoiles », Bergson exprime très clairement que la place
physique de l’homme ne se limite nullement au corps objectif mais à l’homme en
tant qu’il perçoit.
Il présuppose
ainsi que la perception est un tout et surtout qu’elle n’est pas un événement
du monde, une réalité objective, à la façon d’un empirisme comme celui de Hume
qui, dans son Enquête sur l’entendement
humain, considère que la perception résulte de l’association des idées, à
savoir la contiguïté spatiale et temporelle, la similitude, et la causalité qui
font l’objet. Dès lors, ce qui est perçu n’existe en un sens que pour le sujet.
Bergson tout au contraire pense la perception dans son unité et dans sa visée.
Dire que nous
allons jusqu’aux étoiles, c’est dire plus qu’une simple conception de
l’intentionnalité comme dans ce courant moderne qu’est la phénoménologie. En
effet, quelles que soient les différences entre les phénoménologues, Husserl,
Sartre ou Merleau-Ponty, tous considèrent que la conscience dans la perception
vise son objet. Par conséquent, elle s’en distingue. Dès lors, même s’il est
impliqué par la perception, le corps percevant sera au mieux une certaine visée
d’un objet qui lui reste extérieur. Sartre disait bien que Bergson est un
réaliste dans son article relatif à Husserl repris dans Situations I « Une idée de la phénoménologie de Husserl :
l’intentionnalité ». Ce réalisme de Bergson le conduit justement à dire ce
qui paraît énorme dans tous les sens du terme : le corps de l’homme est
partout où il perçoit et ceci réellement.
Toutefois, il
paraît difficile de nier que le corps de l’homme comme le sens commun le pense
est cette partie de l’univers qui agit et par lequel la perception est
possible. Et Bergson lui-même va être amené à distinguer deux corps en l’homme.
Dès lors, ne faut-il pas plutôt mesurer la place du corps de l’homme dans
l’univers par son action et la place de l’homme par sa capacité d’agir qui met
en œuvre ses facultés intellectuelles y compris perceptives ?
En effet,
Bergson note le changement opéré par le centre du corps immense qu’il nomme un
corps qui occupe un espace minime. Il revient donc à la conception qu’il
critique. Et surtout, le corps immense, soit le corps perçu dépend quant à sa
qualité du corps minime et percevant. Or, ces déplacements du corps minime,
soit le corps au sens courant du terme, sont des éléments d’action ou encore de
l’ordre de l’action. Car, pourquoi changer de place si ce n’est pour faire
quelque chose ? Dès lors, la perception n’est-elle pas une fonction de
l’action ? Le corps de l’homme et l’homme tout entier aurait donc une
place en fonction de l’action. Le corps que Bergson nomme le « corps intérieur »
conformément à sa thèse selon laquelle le corps de l’homme est ce qu’il perçoit
lui apparaît comme relativement invariable. C’est qu’en effet, ses changements
sont moins nets que les changements du perçu. Il n’en reste pas moins vrai
qu’il change et qu’il peut même changer radicalement. La perte d’un sens comme
celui de la vue et les étoiles disparaissent. Dès lors, n’est-ce pas
contrairement à ce qu’affirme Bergson la puissance d’action qui compte ?
L’auteur
lui-même précise que le corps intérieur n’est pas seulement présent, il est
également agissant. L’action se mesure à la capacité à mouvoir d’autres corps.
Or, n’est-ce pas elle qui me fait connaître mon corps ? Car, un corps que
je meus n’est pas le mien. Un corps que je ne peux mouvoir marque les limites
de ma puissance. Aussi a-t-on plutôt l’habitude de ne pas considérer les
étoiles comme des parties de nous-mêmes car elles s’offrent à notre regard mais
échappe à notre puissance. C’est pour cela que Bergson poursuit l’argumentation
qui accorde le primat à l’action tout en marquant une certaine distance dans la
mesure où il la rapporte à la pensée commune. Ce primat de l’action implique de
limiter le corps humain à ce qu’il peut faire. Dès lors, sa place est limitée
dans l’univers. On peut d’ailleurs à ce propos ajouter que mesurer à la
puissance d’agir, le corps humain dépasse le corps biologique puisqu’il va
impliquer tous les outils. Et Bergson aurait pu de nos jours voir que les
fusées humaines s’apprêtent à aller jusqu’aux étoiles.
Or, Bergson
rejette cette limitation de la place de l’homme quant à son corps à sa
puissance physique. Il conserve l’idée que c’est la perception qui fait la
place physique de l’homme dans l’univers. Pourquoi ? C’est que si on
accepte l’idée que l’homme est plus que son corps biologique, si on étend un
tant soit peu la notion de corps, dès lors, il n’y a aucune raison de négliger
la perception. En effet, celle-ci n’est pas seulement une fonction de l’action.
Dans sa dimension esthétique, la perception fait justement abstraction de
l’action. Admirer le ciel étoilé, penser les étoiles comme des amis à l’instar
du poète qu’Alain oppose à Pascal dans un Propos du 22 février 1908 (repris
dans les Propos sur le bonheur, IV
Neurasthénie), c’est percevoir pour percevoir.
En guise de
conclusion, nous pouvons rappeler que le problème était de savoir si on peut
refuser de limiter la place minime de l’homme que le sens commun accorde à
l’homme. En ce sens, contrairement à ce que Freud soutient, l’homme ne
s’attribue pas une place aussi centrale qu’il le prétend. En effet, on pense la
place de l’homme comme infime. Tout au plus, on la gonfle de ce qu’il peut
faire.
À l’opposé, on
peut, à l’instar de Pascal, montrer que l’homme, ce « roseau
pensant » est au moins grand par son esprit. Mais Bergson a voulu montrer
que la perception permet d’interpréter tout autrement la place de l’homme dans
l’univers. Libérer de l’action, elle donne à l’homme une place immense, non pas
une place coextensive à l’univers qui reste une Idée, mais une très grande place
par laquelle chacun se libère de ses limitations physiques, biologiques et
technologiques. Nous avons vu qu’il fallait alors accorder à la relation
esthétique aux choses la première place pour qu’il soit possible de dire sans
absurdité que l’homme est physiquement présent jusqu’aux étoiles.
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