Sujet
Pufendorf (1)
dit que, tout de même qu’on transfère son bien à autrui par des conventions et
des contrats, on peut aussi se dépouiller de sa liberté en faveur de quelqu’un.
C’est là, ce me semble, un fort mauvais raisonnement ; car premièrement,
le bien que j’aliène me devient une chose tout à fait étrangère, et dont l’abus
m’est indifférent, mais il m’importe qu’on n’abuse point de ma liberté, et je
ne puis, sans me rendre coupable du mal qu’on me forcera de faire, m’exposer à
devenir l’instrument du crime. De plus, le droit de propriété n’étant que de
convention et d’institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce
qu’il possède : mais il n’en est pas de même des dons essentiels de la
nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à chacun de jouir et
dont il est au moins douteux qu’on ait droit de se dépouiller. En s’ôtant l’une
on dégrade son être ; en s’ôtant l’autre on l’anéantit autant qu’il est en
soi ; et comme nul bien temporel ne peut dédommager de l’une ou de
l’autre, ce serait offenser à la fois la nature et la raison que d’y renoncer à
quelque prix que ce fût.
Rousseau, Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)
(1) Juriste auquel Rousseau
s’oppose.
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui
sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas
indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié
dans son ensemble.
Questions
1) Dégagez l’idée principale du
texte et son argumentation.
2) Expliquez
a) « le bien que j’aliène me
devient une chose tout à fait étrangère » ;
b) « ce serait offenser à la
fois la nature et la raison que d’y renoncer… ».
3) Pourquoi Rousseau ne met pas
sur le même plan la vie et la liberté d’une part et la propriété d’autre part.
4) A-t-on le droit de renoncer à
sa liberté ?
Corrigé
[Ce texte est extrait de la
deuxième partie du Discours sur l’origine
et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ouvrage publié en 1755.]
On admet
souvent que la liberté consiste pour chacun à faire ce qu’il veut ou ce qu’il
lui plaît. En ce sens, on peut concevoir que certains hommes décident de ne
plus être libres. Et pourtant, sans liberté, un homme n’a plus aucun droit.
A-t-on donc le droit de renoncer à sa
liberté ?
Tel est le
problème que Rousseau résout dans ce texte. Contre le juriste (Samuel von) Pufendorf
(1632-1694), Rousseau veut montrer que la liberté est un droit inaliénable.
On verra
d’abord quel est le raisonnement de Pufendorf tel que Rousseau l’expose. On
verra ensuite comment Rousseau critique l’assimilation de la liberté à un bien.
Enfin, on verra pourquoi Rousseau ne met pas sur le même plan la vie et la
liberté d’une part et la propriété d’autre part.
Rousseau
expose d’abord l’argument de Pufendorf et la thèse qui en résulte. L’argument du
juriste repose sur l’assimilation de la liberté avec un bien. Or, un bien peut
être transféré à un autre par des conventions ou des contrats. Autrement dit,
chacun peut s’accorder avec d’autres, soit individuellement, soit en groupe,
implicitement ou explicitement, pour donner ce qui lui appartient. Un tel don
peut avoir valeur d’échange si on reçoit autre chose. Pourquoi donc se
dépouiller de sa liberté ? Pourquoi transférer un bien en général ?
La raison en
est qu’on veut souvent obtenir autre chose. On transfère un bien pour obtenir
un autre bien ou un service. On peut donc transférer sa liberté pour obtenir
autre chose en échange. Se dépouiller de sa liberté, c’est accepter d’obéir.
Or, tel est bien ce qui se passe en société où on se dépouille de sa liberté et
où on la transfère à l’État qui, en retour, maintient l’ordre. On peut à la
limite donner sans contrepartie sa liberté pour se décharger du fardeau qu’elle
est puisqu’obéir libère du poids qu’il y a à décider par soi-même.
Et il semble
qu’on ait le droit de renoncer à sa liberté puisque d’une part, il paraît
contradictoire de dire que l’individu est libre et d’autre part qu’il n’est pas
libre d’agir comme il l’entend. Or, c’est librement qu’on se dépouille par
liberté puisque c’est par des contrats ou des conventions selon Pufendorf. Et puis,
d’autre part, en se séparant au profit d’un autre, on gagne ainsi quelque chose
puisque si j’échange ma liberté sur toutes choses contre la sécurité de ma vie,
un tel contrat paraît rationnel puisqu’il y a un dédommagement.
Mais en renonçant
à ma liberté, ne peut-on pas dire que finalement je renonce non pas à ce qui
m’appartient, mais à ce que je suis ? Ai-je le droit de le faire
puisqu’ainsi je m’ôte la possibilité d’avoir des droits ?
En effet,
Rousseau remet en cause le raisonnement de Pufendorf. Il le fait en distinguant
la liberté d’un bien. Le premier argument consiste à dire que « le bien que j’aliène me devient une
chose tout à fait étrangère ». Par là, Rousseau insiste sur le fait
qu’un bien que je possède est à moi. Si je le donne ou je le vends, ce que veut
dire aliéner, il me devient étranger. Il faut comprendre par là non pas que le
bien me devient inconnu – comment pourrais-je ne plus connaître ce qui m’a
appartenu – mais que le bien n’a plus aucun rapport avec moi, avec ce que je
suis, mes qualités et mes autres biens. Dès lors, ce qu’on peut faire de ce
bien ne me concerne plus. Si son nouveau possesseur en fait un mauvais usage,
c’est lui qui en est responsable. Illustrons-le avec l’usage d’un couteau. Si
je vends un couteau et que son nouveau possesseur s’en sert pour commettre un
crime, c’est lui et lui seul qui en est responsable.
Rousseau
oppose la liberté au bien du point de vue de l’usage. En effet, si je l’aliène,
l’autre pour en faire usage, m’utilise, moi. Autrement dit, je ne puis me
séparer de ma liberté comme d’un bien. Je suis ma liberté. Dès lors, s’il
m’utilise mal, je suis complice du mal commis. Car, en me forçant à agir, c’est
moi qu’il fait agir. Illustrons l’idée de Rousseau. Si j’assassine quelqu’un
parce que celui à qui j’ai transféré ma liberté me l’a ordonné, j’en suis
responsable.
Cependant,
même si ma liberté n’est pas un bien, si je renonce à son usage, j’aliène mon
bien et donc ma responsabilité. Dès lors, en quoi n’ai-je pas le droit de
renoncer à la liberté ?
C’est ce que
Rousseau tente de démontrer dans un deuxième temps. Il va soutenir que la
propriété ne peut être mise sur le même plan que la liberté et la vie de
l’individu. Pour cela, il commence par poser que la propriété est une
convention et une institution humaine, c’est-à-dire que ce sont les hommes qui
se sont mis d’accord pour considérer que certaines choses pouvaient sous
certaines conditions appartenir de façon continue à certains à l’exclusion des
autres. La propriété n’est donc pas essentielle à l’homme. Aussi, les hommes
peuvent user comme ils l’entendent des choses dont ils sont propriétaires.
Rousseau
oppose à la propriété la vie et la liberté en tant qu’elles sont données par la
nature. Dès lors, elles appartiennent essentiellement aux hommes. Ceux-ci
peuvent en jouir. N’ont-ils pas le droit de s’en dépouiller ? La liberté
justement ne permet-elle pas un libre usage d’elle-même qui peut aller jusqu’à
son abandon ? En ce qui concerne la liberté, si je m’en défais argumente
Rousseau, je me transforme en un être qui n’a plus de droit. Je ne suis plus
qu’une chose, voire une bête. Dès lors, je diminue ma propre valeur. En ce qui
concerne la vie, m’en défaire, c’est la supprimer. Or, dans les deux cas, rien
d’équivalent ne peut remplacer ce que je perds. Une vie sans liberté, c’est
celle d’un objet et non d’une personne. Et une fois mort, aucune réalité en ce
monde ne peut remplacer la vie que j’ai perdue – et Rousseau laisse de côté la
croyance religieuse en un autre monde qui, dans les religions monothéistes
(judaïsme, christianisme, islam), interdit le suicide. Rousseau peut donc dire
que « ce serait offenser à la fois
la nature et la raison que d’y renoncer… ». Offenser la nature que de
renoncer à la vie et à la liberté puisque c’est elle qui nous donne ce qui fait
notre humanité. Et c’est aussi offenser la raison puisque celle-ci demande des
raisons pour renoncer à quelque chose, à savoir qu’un équivalent soit possible.
Or, dans les deux cas, il n’y a nul équivalent. Et puisqu’il est contre nature
et déraisonnable de renoncer à la vie et à la liberté, nul n’a le droit de
renoncer à la liberté, c’est-à-dire à la condition du droit et d’une vie
véritablement humaine.
Rousseau a
donc montré dans ce texte extrait du Discours
sur l’origine et l’inégalité parmi les hommes que la liberté est un droit
inaliénable, c’est-à-dire dont on ne peut pas être dessaisi, ni dont on peut se
dessaisir. Dès lors, si les hommes doivent obéir, c’est librement et sans
jamais renoncer à leur liberté. Ils n’ont pas le droit de la donner ou la
vendre à d’autres. Par conséquent, en droit les hommes sont toujours libres. Ils
ont donc le devoir de la conserver. Et s’ils l’ont provisoirement perdu, ils
ont le devoir de la reconquérir. Nul doute que c’est cette exigence qui
s’exprime dans les révoltes, les résistances et les révolutions.
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