Sujet : Un désir
peut-il être coupable ?
Il arrive que
nous ressentions un fort sentiment de culpabilité, c’est-à-dire le remords
d’avoir commis une faute, lorsque nous sentons en nous le désir de commettre
une mauvaise action. C’est le cas de la Phèdre de Racine (1639-1699) qui, dans la pièce
éponyme (1677), désire son beau-fils dès qu’elle le voit (cf. Phèdre,
Acte I, scène 3). La mauvaise conscience qui apparaît, ce remords, c’est-à-dire
cette douleur morale qui accompagne la conscience d’avoir mal agi ou de ne pas
avoir bien agi, semble impliquer qu’un désir puisse être coupable.
Et pourtant,
le désir ne semble pas se commander de sorte que, ne dépendant pas du sujet, il
ne pourrait jamais être coupable s’il est vrai que la culpabilité repose sur la
transgression volontaire d’une faute, qu’elle soit juridique ou morale.
C’est la
raison pour laquelle on peut se poser le problème de savoir si un désir peut
être coupable. La culpabilité provient-elle de la seule conscience ? La
conscience ne peut-elle pas se faire désir et donc culpabilité ? La
culpabilité ne peut-elle pas plutôt provenir des interdits et non du désir
lui-même ?
Le désir se
distingue de la volonté par son caractère de nécessité. Lorsque je désire,
l’objet qui m’apparaît comme désirable s’impose à moi. Par exemple, le
chevalier des Grieux, lorsque apparaît pour la première fois Manon Lescaut, en
tombe amoureux, dans le roman de l’Abbé Prévost (1697-1763) intitulé l’Histoire
du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Cet amour qui va le conduire
aux pires turpitudes apparaît comme une sorte de fatalité. L’expression « tomber
amoureux » l’exprime assez. À l’inverse, pour vouloir, il suffit de se
décider même si la volonté ne va pas sans motif. On peut parler de la volonté
du Cid, don Rodrigue, dans la pièce éponyme (1637) de Corneille (1606-1684). En
effet, il décide de combattre son futur beau-père, don Gomès, qui a insulté son
père, don Diègue, même s’il lui en coûte l’amour de sa Chimène. Je puis donc
décider de ce que je veux mais non ce que je désire. Dès lors, on ne peut
imputer la moindre faute au désir. Comment donc rendre compte du sentiment de
culpabilité qu’on éprouve lorsqu’on a certains désirs ?
Un désir
implique un engagement de tout l’être au moment du désir. C’est ce qui le
distingue du simple souhait. Le désir implique donc qu’on commence en quelque
sorte à agir ou en tout cas il implique l’impulsion à agir. Or, si un désir se
porte sur un objet interdit ou implique une action immorale, il est
l’équivalent d’un point de vue moral d’une action. C’est donc cette intention
d’agir en quelque sorte bloquée qui explique le sentiment de culpabilité et
l’illusion qu’il appartient au désir.
Pour se sentir
coupable, il est en effet nécessaire de réfléchir sur soi : il faut
prendre conscience de soi. Or, qui dit conscience de soi, dit question sur ce qu’on
doit faire. En conséquence, la conscience comme dit Alain dans ses Définitions
est toujours implicitement morale. Si donc l’immoralité est dans
l’inconscience, c’est-à-dire dans l’absence de réflexion, et comme le désir
appartient au corps, le désir implique une sorte de faiblesse. Lorsque donc un
désir va à l’encontre de la morale, il ne peut pas ne pas y avoir de sentiment
de culpabilité parce que nous réfléchissons alors à la faiblesse qui nous a
habités. Ainsi, désirer la mort d’un proche ne peut que donner lieu à un
sentiment de culpabilité. Alain disait bien dans les Éléments de philosophie (1941) que les choses du sexe sont des
crimes de soi.
Toutefois, on pourrait à l’inverse penser que le désir n’étant pas
coupable en lui-même, une simple illusion de culpabilité ne peut pas donner
lieu à un sentiment de culpabilité. Il suffirait alors de réfléchir pour ne pas
se sentir coupable. Or, lorsqu’un désir est immoral, le sentiment de
culpabilité nous colle en quelque sorte à la peau. Dès lors, ne faut-il pas que
ce soit en lui-même qu’un désir est coupable ? Comment est-ce
possible ?
Pour qu’un désir puisse être coupable, il faudrait donc qu’il soit
conçu à l’origine de la faute. Or, nous disions que le désir nous apparaît nécessaire,
comme une sorte de fatalité. Ne faut-il pas penser alors que cette nécessité
n’est qu’apparente ? C’est qu’en réalité le désir est fondamentalement
manque de son objet. Il ne peut donc pas être une réalité physique qui est tout
ce qu’elle doit être. Attribué au corps le désir paraît alors absurde. Aussi
Platon avait-il déjà raison de faire remarquer dans le Philèbe (32c) que
le désir appartient à l’âme et non au corps. Or, s’il est manque, il ne peut
qu’être conscience, c’est-à-dire intentionnalité. En effet, un manque n’est
rien et une réalité physique ne manque de rien. Disons donc avec Sartre dans L’Être
et le Néant (II, chapitre 1) que le désir en tant que manque manifeste
l’être de la conscience, à savoir d’être ce qu’elle n’est pas et de ne pas être
ce qu’elle est. Autrement dit, seule une conscience peut être habitée par le
manque.
Parce que le
désir est fondamentalement conscience et même conscience du manque d’être,
alors chaque désir implique un choix de son objet. Mais ce choix apparaît comme
nécessaire seulement à la conscience réflexive qui est conscience seconde. Et
même, il n’apparaît comme tel que lorsque la conscience réflexive se fait volonté,
c’est-à-dire décision qui semble aller à l’encontre du choix qu’est le désir.
C’est le comportement de mauvaise foi où le sujet se projette comme objet pour
se décharger de sa responsabilité fondamentale d’avoir à être. Dire que je ne
fais pas ce que je veux ou que le désir me pousse, c’est ainsi nier ma
responsabilité. Dès lors, si ce choix que constitue le désir transgresse une
faute, alors ce choix est susceptible d’impliquer une culpabilité. Comment
toutefois le simple désir pourrait être une faute puisqu’il n’appartient pas à
l’acte ? N’est-ce pas plutôt l’acte qui est coupable ?
C’est vrai
d’un point de vue juridique. Mais pourtant, déjà dans le domaine du droit, la
faute est d’autant plus grave que le sujet a eu l’intention de la commettre.
Dès lors, si on quitte le simple champ juridique pour interpréter la
culpabilité sur le plan moral, on peut comprendre qu’un désir puisse produire
un légitime sentiment de culpabilité. La raison en est que la faute morale est
dans l’intention elle-même. Comme Sénèque en prend l’exemple dans son dialogue,
De la constance du sage, un homme qui couche avec sa femme alors qu’il
croit la tromper, est coupable, dans la mesure où la fidélité est considérée
comme un devoir. Ce n’est pas l’acte qui constitue la faute, c’est bien
l’intention puisque dans un tel acte, il est clair qu’il ne l’a pas réellement
trompée. Du point de vue moral, l’intention est la faute pleine et entière. Dès
lors, un désir en tant qu’il manifeste le choix d’un manque d’être qui
constitue une faute morale est coupable.
Néanmoins, le
désir ne peut s’expliquer seulement comme une forme de choix car il reste
obscur que tel objet soit choisi plutôt que tel autre. Dès lors, on peut se
demander s’il n’est pas suscité de sorte qu’il ne serait en aucun cas,
lorsqu’il vise la transgression d’une faute, coupable, mais au contraire, il
serait rendu coupable.
La culpabilité n’a de sens que
comme transgression de la loi. Dès lors, c’est ce qui fait le fond de la
culpabilité d’un désir. Qui désire des fleurs ne sera pas coupable ! Par
contre, s’il désire un de ses parents et désire tuer l’autre, il se sentira
coupable. Comment est-ce possible ?
La raison en
est que le désir n’a pas d’objet en lui-même. Il n’a qu’un but la satisfaction.
C’est pourquoi tout objet qu’il se représente comme désirable est bon par là
même. Il est comme Hobbes le montrait dans le chapitre XI du Léviathan,
ce qui fait la vie et donc ce par quoi nous sommes amenés à rechercher des
choses. Or, dans une telle recherche, le principal est que le désir se
maintienne. Dès lors, le manque ne définit pas tant le désir ou plutôt il ne
définit que le désir insatisfait.
Un désir est
susceptible d’aller à l’encontre des prescriptions sociales, qu’elles soient
propres à telle ou telle société ou qu’elles soient la condition pour qu’il y
ait société. Un jeune Spartiate, dans l’antiquité grecque, aurait éprouvé un
sentiment de culpabilité s’il avait désiré se laver ou changer de vêtement. Ce
serait l’inverse pour un jeune français du xxi°
siècle. De façon plus générale, on peut admettre que toute société ou tout au
moins tout groupe social suppose l’interdiction du meurtre et l’interdiction de
l’inceste, sans quoi il n’y a pas de société humaine possible. Dès lors, on
comprend que Phèdre puisse éprouver un sentiment de culpabilité lorsqu’elle
découvre à la fois son beau-fils, Hippolyte, le fils de Thésée, et son amour
pour lui comme elle en fait le récit à sa servante Œnone à la scène 3 de l’acte
I de la pièce de Racine.
Il est donc
nécessaire que la société inculque à l’individu des mœurs, c’est-à-dire des
habitudes sociales et cela dès le plus jeune âge. De telles mœurs sont en un
sens inconscientes dans la mesure où elles sont inculquées très jeunes. Elles
transforment certains objets et certains actes en interdits. Elles les rendent
ainsi désirables dans la mesure où ils sont toujours présents dans le corps
social. Chacun désire les objets qui sont désirés. Et c’est ainsi que le manque
s’inscrit dans la chair même de chacun. Dès lors, dans la mesure où l’individu
sent en lui l’aspiration à faire ce qui est interdit, éprouvera-t-il une forme
de remords. Mais ce remords ne doit pas être attribué à un désir qui serait en
lui-même coupable.
C’est
qu’alors, on renverse l’ordre. En effet, s’il est vrai que là où il y a de
l’interdit, il y a du désir, le désir ne peut pas être désir de l’interdit tant
que celui-ci n’existe pas. C’est pourquoi on ne peut dire comme Freud dans Totem
et tabou (1913) qu’on n’interdit que ce qu’on désire mais au contraire, que
l’interdit suscite le désir. Tant qu’il n’y a pas d’interdit du meurtre ou de
l’inceste, les actes correspondants n’existent pas. Et ils ne peuvent être
désirés en tant que tels.Prenons un cas que Freud relate dans les Cinq
leçons sur la psychanalyse. Il s’agit d’une jeune femme qui tombe malade
après avoir, au chevet de sa sœur malade, éprouvé un sentiment de satisfaction
parce qu’à sa mort, son mari donc son beau-frère qu’elle devait déjà désirer,
se retrouvait libre. On peut dire que ce sentiment de culpabilité était lié à
son désir. Or, c’est l’interdit social intériorisé qui refoule ici le désir et
produit le sentiment de culpabilité.
Disons en un
mot que l’apparition de certains désirs, ceux qui se tournent vers des objets
ou des actes interdits par la morale, qu’elle soit sociale ou qu’elle paraisse
universelle, peuvent s’accompagner d’un sentiment de culpabilité. La raison
n’en est pas que la conscience s’éprouve à leur occasion coupable, ni que le
désir serait la conscience d’un manque mais bien plutôt que la vie sociale
secrète des interdits qui orientent le désir vers certains objets et qui les
rendant désirables, produit dans le sujet le sentiment de culpabilité.
Merci bien
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