Sujet
Attacher une valeur égale aux opinions et aux
imaginations de ceux qui sont en désaccord entre eux, c’est une sottise. Il est
clair, en effet, que, ou les uns ou les autres doivent nécessairement se
tromper. On peut s’en rendre compte à la lumière de ce qui se passe dans la
connaissance sensible : jamais, en effet, la même chose ne paraît, aux
uns, douce, et, aux autres, le contraire du doux, à moins que, chez les uns,
l’organe sensoriel qui juge des saveurs en question ne soit vicié et endommagé.
Mais s’il en est ainsi, ce sont les uns qu’il faut prendre pour mesure des
choses, et non les autres. Et je le dis également pour le bien et le mal, le
beau et le laid, et les autres qualités de ce genre. Professer, en effet,
l’opinion dont il s’agit, revient à croire que les choses sont telles qu’elles
apparaissent à ceux qui, pressant la partie inférieure du globe de l’œil avec
le doigt, donnent ainsi à un seul objet l’apparence d’être double ; c’est
croire qu’il existe deux objets, parce qu’on en voit deux, et qu’ensuite il n’y
en a plus qu’un seul, puisque, pour ceux qui ne font pas mouvoir le globe de
l’œil, l’objet un paraît un.
Aristote, Métaphysique (IV° siècle
av. J.-C.)
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux
questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre
rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que
le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.
Questions :
1. À quelle thèse Aristote s’oppose-t-il et sur quel argument appuie-t-il
sa critique ?
2. Expliquez : « les uns ou les autres doivent nécessairement
se tromper » ; « prendre pour mesure des choses ».
3. Chacun peut-il avoir sa vérité ?
Corrigé
[Ce texte est extrait du chapitre 1 du livre K de l’ouvrage d’Aristote
intitulé après sa mort : Métaphysique.]
On entend souvent lors d’une
conversation : « chacun son opinion » ou encore « chacun sa
vérité ». Est-il possible de soutenir une telle conception ? Tel est
le problème que résout Aristote dans ce texte extrait de son ouvrage intitulé Métaphysique. Le philosophe Aristote
s’oppose à la thèse selon laquelle deux propositions contradictoires,
c’est-à-dire dont l’une est la négation de l’autre, sont toutes les deux vraies
en même temps et sous le même rapport. Ce qui le montre, c’est qu’il qualifie
cette thèse de « sottise ».
Or, n’est-il pas possible d’affirmer, sans
énoncer de sottise, que chacun peut avoir sa vérité dans la mesure où chacun ne
peut se représenter la réalité que de son point de vue et non d’un autre ?
La thèse qu’Aristote critique revient à
soutenir que chacun a sa propre vérité. Cette thèse signifie d’une part que
deux propositions étant la négation l’une de l’autre, chacune est vraie pour
celui qui la soutient. Cela revient à dire qu’il n’y a pas de vérité absolue,
ni de vérité une pour chaque chose. Cela
revient à dire aussi qu’il y a des erreurs, elles-mêmes relatives au point de
vue de chacun. Car, ce que soutient l’autre est vrai pour lui. Rien n’interdit
d’ailleurs qu’une vérité soit partagée. C’est ce qui se passe lorsqu’on persuade
quelqu’un, c’est-à-dire lorsqu’on l’amène à tenir pour vrai ce que nous-mêmes
tenons pour vrai.
Il faut ajouter qu’une telle conception de la
vérité implique que la réalité de la chose elle-même ne demeure pas identique.
La saveur n’est douce que pour l’un. Pour l’autre c’est une autre saveur. Il
n’y a pas de saveur qui existerait indépendamment de l’un ou de l’autre.
[D’où la thèse de Protagoras (~490-~420 av. J.-C.) selon laquelle
« L’homme est la mesure de toutes
choses, de celles qui sont qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qu’elles
ne sont pas. » (citée par Platon dans le Théétète, 152 a) qui est celui qu’Aristote critique implicitement
dans cet extrait.]
En écrivant que « les uns ou les autres doivent nécessairement se tromper »,
Aristote veut dire que lorsque des thèses s’opposent, c’est-à-dire lorsqu’elles
sont la négation les unes des autres, elles ne peuvent pas être vraies en même
temps. Mais c’est sur la fausseté qu’Aristote insiste.
Aussi peut-il vouloir dire, soit que telle
thèse étant fausse, sa négation est vraie. Autrement dit, l’alternative serait
une disjonction exclusive (latin « aut »).
Cela voudrait donc dire que de deux propositions contradictoires, l’une au
moins est vraie. Les deux ne pourraient pas être fausses. En disant que l’une
doit être fausse, Aristote veut dire d’une part qu’il y a des propositions
fausses et d’autre part qu’on ne sait pas laquelle. Ce qu’on sait a priori,
autrement dit avant tout examen, c’est qu’il y en a une qui est fausse.
Mais il peut aussi vouloir dire que c’est au
moins l’une qui est fausse. Autrement dit, l’alternative serait une disjonction
inclusive (latin « vel »).
Ce serait l’une ou les deux qui sont fausses.
Pour critiquer la thèse relativiste, le
philosophe s’appuie sur l’analyse de la connaissance sensible. Il montre
d’abord que lorsqu’en matière de saveurs deux personnes ne sentent pas que le
même aliment est doux, mais que l’une sent le doux et l’autre le contraire du
doux, c’est que cette dernière a le sens du goût altéré.
En utilisant la formule « prendre pour mesure des choses »,
Aristote s’interroge sur ce qui doit permettre de déterminer la vérité des
choses. Mesurer, c’est déterminer une réalité quantitative. C’est donc plus
généralement déterminer la réalité. On mesure avec un instrument pour ne pas
s’en tenir aux apparences. Et l’instrument qui mesure est utilisé par
quelqu’un. Or, lorsqu’il s’agit de déterminer la vérité sur les choses, il
n’est pas possible de sortir de soi et de se retrouver face à la chose.
Autrement dit, on doit prendre ce que quelqu’un pense ou perçoit comme nous indiquant
ce qu’est la vérité de la chose.
Si on prend pour mesure des choses chacun,
c’est la thèse critiquée par Aristote. En effet, elle implique alors qu’il y a
autant de vérités que de points de vue sur chaque chose. Si on prend pour
mesure des choses celui qui en a la juste vision, on a la thèse d’Aristote.
Il précise son argument en indiquant comment
il est possible de loucher. Il ramène à l’absurdité la thèse qu’il critique
puisqu’elle implique qu’en se faisant loucher on devrait affirmer qu’il y a deux
objets et non un seul objet qui nous paraît double.
Or, si on reprend l’exemple d’Aristote, il
prouve simplement que la plupart des hommes pensent que lorsqu’ils pressent sur
le globe de l’œil, apparaissent deux objets alors qu’il n’y en a qu’un. Mais si
l’un pensait vraiment qu’il y a deux objets, on ne pourrait nier qu’il le
pensât. Autrement dit, soutenir que la vérité est relative, c’est admettre que
le point de vue de chacun livre une réalité elle-même relative.
Mais si ce n’est pas une sottise que de le
soutenir, il est vrai que cette thèse pose un problème. En effet, si le point
de vue de chacun est légitime, il n’y a rien de commun et l’idée même de
réalité disparaît.
C’est pourquoi il paraît préférable
d’admettre qu’il y a une seule réalité et donc une seule vérité pour chaque
chose. D’un côté cela ouvre à la possibilité de l’erreur. D’un autre, on peut
distinguer entre l’apparence et la réalité.
En effet, on peut distinguer entre une thèse
vraie qui représente la réalité et une thèse fausse qui repose sur une
apparence ou sur un défaut de l’esprit. C’est en admettant l’idée de vérité
absolue qu’il est possible de dénoncer une sottise. Car, lorsqu’on se trompe, à
la différence du mensonge, on ne le fait pas volontairement de façon directe.
Cela permet aussi de considérer que les
notions morales comme le bien et le mal ne sont pas relatives. En effet, si tel
est le cas, le meurtrier et sa victime auront chacun un point de vue légitime,
ce que la vie sociale ne permet pas.
Reste que cette vérité absolue peut-elle se
démontrer véritablement ?
En réalité,
pour démontrer qu’une thèse est vraie et que sa négation est fausse, il faut
admettre l’idée de vérité absolue. Celui qui nie une telle vérité, il n’est pas
possible de le réfuter puisque justement c’est à la condition d’admettre la
vérité absolue qu’on peut le faire.
C’est en ce
sens qu’on peut dire que « chacun a sa vérité », non pas au sens où
la vérité est relative, mais au sens où soit on admet que la vérité est
relative, soit on admet que la vérité est absolue.
Dans cette
dernière condition, il est possible de penser qu’il en va de même des autres
notions, notamment des notions morales comme le bien et le mal.
Enfin, c’est
en admettant qu’il y a une vérité qu’il est possible de penser la différence entre
vérité et mensonge. Car, si la vérité est relative, alors il n’y a pas non plus
de mensonge. Alors qu’en admettant qu’il n’y a pas de vérité seulement
relative, on rend possible la véracité, c’est-à-dire la possibilité d’exprimer
ce qu’on pense vrai.
En un mot,
Aristote examine dans ce texte la thèse relativiste concernant la vérité. Comme
il pose qu’il y a une vérité absolue, il admet par là même qu’elle est fausse.
Or, justement, elle nie la possibilité de la fausseté. C’est pourquoi elle
n’est pas réfutable. Il n’en reste pas moins vrai qu’il est préférable
d’affirmer sur le plan de la véracité qu’il y a une vérité absolue.
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