mardi 10 mars 2015

Croire et savoir - une dissertation sur le sujet : Entre croire et savoir, faut-il choisir ?

L’apôtre Thomas n’ayant pas vu Jésus ressuscité, affirma aux autres apôtres qu’il ne le croirait que s’il pouvait voir et toucher les stigmates de la croix. À quoi Jésus, lorsqu’il se fut montré à lui, rétorqua qu’il est préférable de croire sans voir (cf. La Bible, Nouveau Testament, Évangile de Jean, 20, 24-25). Bref, tout se passe comme s’il fallait choisir entre croire et savoir.
Qui croit, c’est-à-dire tient pour vrai sans preuve, ne cherche pas à savoir, c’est-à-dire à prouver, et qui sait ne croit pas, de sorte qu’entre croire et savoir il faut nécessairement choisir.
Toutefois, on a souvent vu des savants qui étaient en même temps des hommes de foi comme s’ils refusaient de choisir entre croire et savoir.
Dès lors, on peut se demander s’il est nécessaire de choisir entre croire et savoir ou bien si chacun de ses actes de l’esprit a son domaine propre.
On verra d’abord en quoi il est nécessaire de choisir entre croire et savoir dans la mesure où ils s’opposent, puis on examinera si un tel choix est impossible dans la mesure où croire est nécessaire pour savoir et enfin on se demandera si un tel choix est impossible en ce que croire et savoir appartiennent à des domaines différents.

Croire et savoir ne s’opposent pas quant à la vérité, car une croyance peut être vraie. Croire et savoir s’opposent du point de vue de l’esprit. En effet, qui croit tient pour vrai ce dont il ne sait pas si c’est vrai ou faux. Ainsi Socrate dans son Apologie selon Platon se rend chez les poètes avec leurs œuvres. Il les interroge sur le sens de ce qu’ils ont écrit. Ils ne peuvent les expliquer. Chez les Anciens, les poètes pensaient être inspirés par les Muses, déesses en lesquelles ils avaient foi comme en témoigne le premier vers de l’Iliade d’Homère (~viii° av. J.-C.) : « Chante, Déesse, la colère du péléide Achille ». Or, ce que les poètes chantent est censé être vrai puisque provenant des Dieux tout en étant une simple croyance bien loin du savoir. Mais entre savoir et croire n’y aurait-il aucune rupture de sorte qu’il ne serait pas nécessaire de choisir entre eux ?
En fait, croire implique de penser ne pas avoir besoin de savoir. C’est pour cela que l’ignorant selon Platon est celui qui croit savoir ce qu’il ne sait pas. Aussi dans le Banquet de Platon la prêtresse Diotime soutient que ni les savants ni les ignorants ne philosophent, c’est-à-dire ne désirent savoir. Aussi croire est-il un obstacle au savoir. Il est donc nécessaire de croire ou de savoir. Et pour qui croit, il est impossible de choisir entre croire et savoir. Il faut détruire la croyance pour accéder au domaine du savoir. Bref, le choix entre croire et savoir est crucial pour l’esprit. Il ne peut que choisir le savoir car il ne peut trouver qu’en lui son activité propre. Ce n’est que le savoir qui permet de ne pas se laisser guider dans l’illusion de ne pas l’être. Si l’esprit pouvait choisir de croire, il resterait engoncé dans une coupable passivité car, en l’absence de raisons, croire ne peut reposer que sur des motifs subjectifs et sur des habitudes sociales. S’il choisit de savoir, c’est-à-dire s’il est en position de se libérer de ce qui le fait croire, il se nourrit de ce qui le fait être esprit.
Néanmoins, pour savoir, encore faut-il s’appuyer sur quelque chose puisque si on remet tout en cause, on ne peut finalement rien penser. Dès lors, n’y a-t-il pas des croyances nécessaires au savoir qui rendent inutile de choisir entre croire et savoir en ce sens qu’elles constituent le domaine où croire est légitime ?

En effet, pour savoir, il faut croire qu’il est possible de savoir. La foi en la raison est la condition pour qu’il soit possible de rechercher. Mais il faut aussi savoir qu’on ne sait pas. Car sinon il n’est pas possible de chercher à savoir. Cette recherche cependant implique de ne pas admettre ce qu’on doit trouver. Un savant ne peut croire sinon il ne chercherait pas. Il doit donc émettre des hypothèses. Il semble donc choisir de savoir plutôt que de croire. Néanmoins, il est clair qu’il faut bien qu’il croit non seulement à la possibilité de trouver, mais à certaines données sans quoi il ne pourrait pas émettre d’hypothèse. La croyance rend donc possible le savoir de façon indirecte. La Terre est-elle un disque plat ou une sphère ? Les Anciens ont pensé que c’était une sphère parce que c’est une forme arrondie qu’ils voyaient projetée sur la Lune lors des éclipses comme Aristote l’expose dans le Traité du ciel (livre II, chapitre 14). Mais on sait que ceux qui ont introduit cette thèse, les Pythagoriciens, croyaient que cette figure était meilleure que d’autres. Ainsi, s’il fallait choisir entre croire et savoir, ce sont les deux qui seraient perdus. Or, ne peut-on pas choisir de ne pas croire et de toujours interroger à l’instar de Socrate ?
On sait en effet que la vocation de Socrate que relate Platon dans son Apologie (20c-24a) eut pour origine la question que son ami Chéréphon posa à l’oracle de Delphes : y a-t-il un homme plus sage ou savant que Socrate ? L’oracle répondit non. Dès lors, Socrate s’interrogea car, d’un côté il pensait ne pas être sage, de l’autre il pensait que le Dieu ne pouvant mentir, il lui fallait s’interroger sur ce qu’il avait voulu dire. Le choix du savoir de Socrate repose sur une croyance. S’il ne croit pas comme un religieux, s’il remet en cause le propos du Dieu, il ne remet jamais en cause sa croyance en l’oracle. Et cette attitude, Platon la justifie dans le Phèdre (229b-230a). À la question de Phèdre de savoir s’il croit en l’enlèvement de Borée ou bien s’il préfère les explications naturalistes des savants, Socrate répond qu’il n’a pas le temps d’expliquer physiquement les mythes. Il croit donc aux données de la religion traditionnelle. Il s’inquiète en priorité de se connaître lui-même en tant qu’homme, c’est-à-dire de respecter l’injonction de l’Apollon de Delphes.
Cependant, s’il est vrai qu’il ne faut pas choisir entre savoir et croire en général qui ont des domaines séparés, il n’en reste pas moins vrai qu’il est nécessaire dans chaque cas particulier de déterminer s’il faut croire ou savoir et dès lors, de le savoir. Dès lors, que le savoir repose sur certaines croyances n’interdit pas qu’on finisse par les remettre en cause. Finalement, n’est-ce pas plutôt que croire et savoir n’ont pas du tout le même champ qui explique qu’entre croire et savoir il n’est pas nécessaire de choisir ?

En effet, croire paraît irrationnel puisqu’on affirme comme vrai ce dont on n’a aucune preuve. Souvent, on sait qu’on n’a pas de raisons objectives d’affirmer et on le fait pourtant. La foi va même au-delà puisqu’elle se dispense de toutes preuves. Lorsqu’Abraham selon la Genèse (20-22) décide d’obéir à Dieu qui lui a demandé de sacrifier son seul fils légitime alors qu’il lui avait promis une longue descendance, sa foi en Dieu va au-delà du rationnel puisqu’il y a une évidente contradiction entre avoir une longue descendance et ne plus avoir de fils légitime. Or, cette irrationalité apparente du fait de croire ne l’est que du point de vue de l’exigence de la recherche de la vérité. En réalité, croire repose sur des motifs subjectifs dont le sens est l’action. On peut voir qu’il n’est pas possible de toujours chercher parce qu’il faut vivre. C’est pourquoi on croit. On ne renonce pas ainsi aux habitudes. Platon l’avait bien compris qui, dans l’allégorie de la caverne qui ouvre le livre VII de La République, montre des hommes enchaînés qui ne peuvent se tourner vers les objets qui passent derrière eux éclairés par un feu situé plus haut. Ils ne peuvent voir que des ombres. L’un d’eux est-il libéré, il est ébloui et veut retourner d’où il vient. La croyance s’appuie donc sur une certaine habitude. Mais de ce point de vue il paraît nécessaire de choisir plutôt le savoir, pour ne pas se tromper. Croire n’est-ce pas plutôt toujours avoir foi en l’autre ?
C’est qu’en effet, dans le phénomène du croire, il est nécessaire de mettre en lumière le caractère toujours social de la croyance. On croit ce que les autres croient. Même la prétendue croyance personnelle n’est jamais originale, elle est toujours la croyance d’un groupe et marque l’appartenance de l’individu à ce groupe contre les autres. Savoir vise l’objet en tant que tel. On comprend que le même homme puisse savoir comme physicien qu’il a affaire à des électrons qui tournent autour de noyaux et croire qu’il a affaire à un mur comme homme.
Et finalement croire s’adresse d’abord aux autres. Certes croire que les choses existent ou sont telles ou telles semble être du même domaine que le savoir. Mais en réalité, c’est en l’autre qu’on croit en ayant la même croyance que lui. C’est ce qui explique la crédulité humaine. Mais s’il est possible de la limiter, il n’est pas nécessaire de choisir entre savoir et croire, il faut délimiter le champ de la croyance qui est dans la confiance aux autres. Et c’est cette confiance qui rend possible la coopération avec les autres, y compris dans le domaine du savoir. À l’inverse, lorsqu’il s’agit de connaître, il faut écarter toute croyance.

Pour finir, au problème de savoir s’il faut choisir entre croire et savoir, il est apparu que cela reposait sur leur opposition et leur mutuelle exclusion du point de vue de l’esprit et du point de vue de l’identité de leur domaine. Pourtant, croire est non seulement une condition indirecte du savoir, mais surtout croire appartient au champ des relations humaines alors que le savoir s’adresse au champ des objets. C’est pourquoi il n’y a pas à choisir entre l’un et l’autre mais éventuellement à délimiter leur validité.



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