Sujet
Expliquer le texte suivant :
S’il y a un
Autre, quel qu’il soit, où qu’il soit, quels que soient ses rapports avec moi,
sans même qu’il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son
être, j’ai un dehors, j’ai une nature ; ma chute originelle c’est
l’existence de l’autre ; et la honte est – comme la fierté –
l’appréhension de moi-même comme nature, encore que cette nature m’échappe et
soit inconnaissable comme telle. Ce n’est pas, à proprement parler, que je me
sente perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là-bas, hors de
ma liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l’autre.
Je saisis le regard de l’autre au sein même de mon acte, comme solidification
et aliénation de mes propres possibilités.
Sartre, L’être et le
néant (1943).
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut
et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du
texte, du problème dont il est question.
Corrigé
[On trouvera ce texte dans L’être et le néant, Gallimard Tel, p.321]
Par sa
conscience, chacun a accès à ce qu’il est. Dès lors, il semble que nul n’ait
besoin des autres pour être conscient de soi. Pourtant, la conscience ne peut
se réfléchir sans être contrainte de réfléchir cette réflexion et ainsi de
suite à l’infini. Dès lors, ne faut-il pas qu’autrui puisse me permettre de
prendre conscience de moi ?
Tel est le
problème que résout Sartre dans cet extrait de L’être et le néant paru en 1943. Le philosophe y défend la thèse
qu’autrui par son regard rend possible que j’ai un être, une nature dont je
prends conscience.
Ne peut-on pas
plutôt penser qu’autrui me permet d’être conscient de moi sans que j’ai une
nature, c’est-à-dire qu’il me permet de me reconnaître comme sujet ?
Sartre part
dans cet extrait de l’hypothèse de l’apparition d’autrui. En effet, l’Autre
dont il s’agit ne peut être n’importe quoi de différent de moi. L’auteur en
effet précise qu’il s’agit d’un autre qui pourrait être quelqu’un, qui pourrait
être dans un lieu, qui peut avoir des rapports avec moi. Et à la fin du texte
il parle de son regard. Aussi l’Autre, c’est autrui en général ou plutôt c’est
n’importe quel autrui, c’est-à-dire un sujet autre que moi doué de conscience
et de liberté.
Une fois
supposé le pur surgissement de l’autre qui exclut qu’il soit une pure et simple
idée, Sartre en déduit que c’est par l’autre que j’ai un dehors, que j’ai une
nature. Qu’entendre par là ? Avoir un dehors, c’est être un objet pour
l’autre. De même, c’est par ce dehors que j’ai une nature, c’est-à-dire que
j’ai quelque chose qui me définit réellement. C’est donc dire que le sujet seul
n’a ni dehors, ni nature. Il est seulement conscience, il est seulement
liberté, c’est-à-dire que pouvant toujours choisir, il n’est que le porteur de
possibilités. Et même ses choix une fois effectués ne lui donnent aucun dehors
puisque c’est lui qui leur donne un sens. Par contre, autrui étant une autre
conscience, il leur donne un sens et ce sens justement existe alors non plus
comme sens pour le sujet mais comme quelque chose qui ne dépend plus du sujet.
On pourrait à l’instar de Hegel notamment dans Propédeutique philosophique (1808) penser que c’est par là que le
sujet peut être conscient de soi en tant que l’autre le reconnaît en tant que
sujet. Il n’en est rien pour l’auteur.
En effet,
Sartre interprète avec un vocabulaire religieux cette apparition de l’autre. Il
se définit quant à son existence « ma chute originelle » En effet, la
chute originelle fait penser immédiatement au péché originel du christianisme.
La différence est que si Adam et Eve ont désobéi à Dieu selon La Genèse ,
ma chute n’est pas morale. Dès lors, pourquoi parler de chute ?
C’est
qu’autrui par le surgissement de son existence m’impose le fait de ne pas être
seulement un libre sujet mais également un être qui a une nature. Dès lors,
autrui me diminue quant à mon être et dès lors, je suis moins. C’est pour cela
qu’il est ma chute. Mais si elle est originelle, c’est qu’autrui n’est jamais
second. Sartre ne dira-t-il pas dans L’existentialisme
est un humanisme que le cogito comme premier principe n’est pas seulement
la découverte par le sujet de la primauté de son existence mais également la
découverte de l’existence des autres ? Originelle est la chute parce
qu’autrui surgit toujours déjà pour que j’aie une nature. Toutefois, pourquoi
ne pas plutôt considérer qu’en me donnant une nature, l’autre me permet de me
reconnaître dans ce que je suis ? En quoi avoir une nature est-il négatif
si l’on peut dire ?
Sartre donne
deux exemples pour illustrer cette nature que je suis qu’autrui me révèle. Il
s’agit de la honte et de la fierté. On doit comprendre que l’une comme l’autre
suppose autrui. Je ne puis être honteux ou être fier que si et seulement si
autrui se présente. Seul, c’est-à-dire sans autrui, voire sans cet autrui
imaginaire mais quasi présent qui est tel ou tel autrui que je “connais”, je ne
puis ni avoir honte, c’est-à-dire éprouver l’inconvenance de mon geste, ni
fier, c’est-à-dire éprouvé la valeur positive de mon geste. La honte comme la
fierté sont une façon d’être nature pour soi-même. Je ne puis pas être
autrement. S’introduit dans mon être l’opposé des possibilités : la
nécessité. Telle serait la chute.
Faut-il alors
comprendre que par l’autre j’ai une nature que je peux connaître ?
Nullement avance Sartre. Ma nature me demeure inconnue. C’est pourquoi elle
m’échappe. Aussi est-elle est inconnaissable. Or, il y a quelque chose
d’étrange dans une telle thèse. En effet, si autrui fait exister ma nature, on
peut comprendre que je ne la connaisse pas. Mais ne doit-on pas penser qu’elle
est connue par autrui. On pourrait tout au contraire penser que je n’ai aucune
nature mais que je suis reconnue par et grâce à autrui, c’est-à-dire que je me
montre à lui tel que je suis.
En effet, pour
que j’aie une nature et qu’on puisse dire qu’elle est méconnaissable, il faut
que cette nature soit telle qu’il soit impossible de la fixer. Il faut donc
pour cela que la nature qu’autrui fait être en moi par le simple surgissement
de son être ne m’ôte pas ma liberté. Sartre est donc amené à dire que la
présence d’autrui ne me fait pas perdre ma liberté. Elle est toujours présente.
Autrement dit le sujet demeure un être libre au sens de la capacité de choisir
et même de se choisir. C’est donc que son être ne dépend pas d’autre chose que
de lui-même. Sinon, il serait une chose. Dès lors, pourquoi ne pas voir en
autrui non seulement en tant qu’il est mais également en tant qu’il agit – et
regarder, c’est aussi un acte – la condition pour que je sois pleinement sujet
à mes yeux lorsque autrui me considère comme tel ? Ce ne serait pas alors
une nature qu’autrui me donnerait.
Pour la chose
qui est ce qu’elle est il y a non seulement une nature mais une nature qui est
en droit connaissable même si en fait on peut ignorer ce qu’est la chose.
Celle-ci ne peut se modifier elle-même. Le propre donc d’une chose est de ne
pas être libre au sens de l’autonomie du choix. Une chose a une nature. Un
sujet ne peut en avoir une. C’est ce que Sartre défend.
Ainsi autrui
par son surgissement ne me fait pas devenir chose. En ce sens, même la
domination la plus brutale, celle qui fait d’un sujet un esclave, ne le
transforme jamais en chose puisqu’il a toujours la possibilité de tenter de se
libérer. Et pourtant, l’esclave ou le serviteur d’un maître justement comme
déjà Hegel l’avait vu notamment dans sa Propédeutique
philosophique est amené à reconnaître sa non liberté dans un autre. C’est
cette thèse que Sartre généralise en quelque sorte. Mais en la généralisant, il
ne voit pas en quoi il ne s’agit pas tant d’être connu par autrui que d’être
reconnu par autrui ce qui suppose que chacun des sujets ne se contentent pas de
simplement se regarder ou surgir l’un pour l’autre.
En effet,
cette nature selon Sartre qui ne me fait pas perdre ma liberté, fait que
celle-ci n’est plus la liberté que je vis, c’est-à-dire celle par laquelle je
suis un sujet. Cette liberté se trouve chez l’autre. Non qu’il faille voir là
une sorte de transfert de la liberté comme un échange de biens voire de droits.
Mais en réalité ma liberté se trouve en quelque sorte hors de moi selon lui.
Elle appartient à cet être que je suis pour l’autre. Comment est-ce
possible ?
C’est que le
choix qui est mien se présente à l’autre comme un acte. Dès lors, il n’est plus
choix mais acte. Reprenons les exemples de la honte et de la fierté. Il est
clair que les actes par lesquels je me fais honteux ou fier ont toujours le
sens d’actes que j’ai voulus. Il est non moins clair que lorsque je les vis,
ces actes sont miens et dépendent de moi. Mais justement dans la honte comme
dans la fierté, autrui va transformer ces actes. Ils deviennent des actes de
honte ou de fierté et rien d’autres. Dès lors, ils ne m’appartiennent plus
absolument et c’est en ce sens que la liberté qui était mienne dans ces actes
va devenir ce qui appartient à l’être que je suis pour autrui. Cet attribut ou
prédicat est bien celui d’un sujet qui n’est pas une chose, mais ce sujet n’est
plus le sujet absolument libre. Une telle analyse même pour les exemples
proposés n’est pas suffisante. Car que ce soit la honte par laquelle je me
trouve diminué à mes propres yeux ou la fierté qui au contraire m’élève, dans
les deux cas, je prends conscience de ce que je suis non pas simplement comme
une nature, mais comme un sujet responsable de ses actes. La honte ou la fierté
d’un défaut physique même n’ont de sens que si et seulement si j’en fais
quelque chose dans ma relation avec autrui.
Toutefois, il
reste à se demander comment selon Sartre cet être que je suis pour l’autre peut
m’être accessible de sorte que je me considère non pas comme un sujet libre
mais aussi comme une nature inconnaissable. Et dès lors, n’est-ce pas plutôt
moi qui me montre à l’autre de sorte à recueillir ainsi par ce qu’il me renvoie
une reconnaissance de ce que je suis ?
Il faut
d’abord que l’autre m’apparaisse. Je dois donc être conscient de ce que l’autre
pense de moi. Or, cela, c’est habituellement ce qui est possible par la parole
ou l’attitude. Mais il est clair que si je me représente l’image que l’autre se
fait de moi, alors je n’ai pas de nature ou de dehors. Il y a simplement l’idée
qu’un autre se fait de moi. En toute rigueur, il n’y a que l’idée que je me
fais de l’idée qu’il se fait de moi. Et en ce sens, réduit à moi-même, je ne
puis me connaître puisque c’est moi qui forge l’idée de ce que je devrais être.
Si donc l’autre m’est nécessaire, ce n’est pas lui qui m’indique quel je suis
pour lui simplement en se faisant une image de moi. Mais comment parler alors
de surgissement de l’autre ?
C’est que
l’autre constituant mon acte, je dois donc saisir cette constitution de mon
acte à même l’acte. Si on reprend les exemples de la honte et de la fierté.
Dans les deux cas je suis honteux ou fier. Dans les deux cas, je le suis si et
seulement si autrui est là. Par conséquent, ce sont mes actes qui me montrent
comment autrui me constitue comme nature. Qu’en est-il alors du regard d’autrui
sur moi ? Comment me constitue-t-il comme nature ?
Sartre précise
que le regard d’autrui que j’appréhende à même mes actes a deux effets si l’on
peut dire, à savoir la solidification de mes possibilités et leur aliénation.
Mes possibilités, ce sont précisément ainsi que je peux qualifier mes actes
quand ils sont seulement miens. En effet, dans la mesure où ils sont libres,
ils peuvent toujours être autres qu’ils ne sont ne serait-ce que par le sens
que je leur donne ou encore par les actes ultérieurs que je vais commettre. Ce
geste avant que je devienne honteux s’insère dans la trame d’actes qui le
feront devenir autre. En ce sens il n’est que possible. Je surveille par le
trou de la serrure quelqu’un pourrais-je me dire. Or, la honte donne le sens
définitif d’un geste déplacé. Dès lors, mon acte est solidifié. Il est devenu
un acte réel et non simplement possible. Or, on pourrait rétorquer que c’est
cette solidification qui donne un poids à mon être. Dès lors, autrui est moins
ma chute que la reconnaissance de ce que je suis. De lui, j’apprends qui je
suis ou tout au moins quelque chose de qui je suis. Non que je me connaisse
absolument sans quoi je serais une chose. La suite de mon histoire donnera
peut-être un autre sens comme le montre l’exemple de Jean Genet (1910-1986),
voleur et prostitué dans sa jeunesse, écrivain adulte. Mais justement, le sujet
que je suis se connaît tel qu’il est.
D’un autre
côté, mes possibilités définissent mes actes en tant qu’ils sont libres. Or, à
partir du moment où mes actes prennent un sens définitif par le regard
d’autrui, je ne puis plus les considérer comme des possibilités miennes. J’en
suis en quelque sorte dépossédé. C’est en ce sens que le regard d’autrui aliène
mes possibilités s’il est vrai que l’aliénation est le mouvement par lequel je
me dessaisis de quelque chose, voire je me dessaisis de quelque chose
d’essentiel. Or tel est le cas puisque c’est ce qui fait la matière de mon être
dont autrui me dépossède.
Dès lors, de
la même manière que dans l’interprétation augustinienne de la chute, l’homme devient
en quelque sorte esclave du péché, c’est-à-dire de sa désobéissance à Dieu, de
la même manière dans la conception sartrienne, autrui aliène mes possibilités.
On comprend alors que l’Estelle de Huis
clos dise : « L’enfer, c’est les autres ». C’est l’autre qui
fait à la fois la réalité de ce que je suis et donc l’aliénation de ma liberté.
Toutefois,
sans l’autre, je serais réduit à ne jamais savoir non pas seulement qui je suis
mais que je suis. De simples possibilités ne font pas des réalités. C’est donc
que l’autre n’aliène mes possibilités que pour me donner en retour mes
réalités. Là encore, on peut reprocher à Sartre d’en rester simplement au côté
négatif de la relation à autrui et de ne pas voir en quoi elle présente un côté
positif, à savoir celle de permettre au sujet de se reconnaître comme sujet
comme Hegel l’avait bien vu.
En un mot, le
problème était de savoir quel rôle joue autrui dans la conscience de soi.
Sartre montre dans ce texte comment la simple présence de l’autre, le regard
d’autrui me découvre que je ne suis pas seulement un sujet, mais également un
être qui a une nature. Dès lors, autrui apparaît comme mon aliénation.
Toutefois, nous avons vu qu’on pouvait voir un aspect positif à la relation à
autrui, celle d’une reconnaissance de la réalité du sujet que nous sommes. Sans
autrui, nous ne serions que des possibilités abstraites. C’est par autrui que
nous pouvons véritablement donner une réalité à ce que nous sommes. C’est par
la reconnaissance que nous exigeons et obtenons toujours par nos actes que nous
pouvons non pas nous mirer mais être avec autrui, voire contre lui.
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