Ce qui est
complètement insensé, c’est de considérer comme étant « juste » tout
ce qui figure dans les institutions et les lois des peuples, ou même, les lois
(en admettant qu’il en soit !) portées par des tyrans. Si les Trente
d’Athènes* avaient eu la volonté d’imposer des lois ou si leurs lois
tyranniques avaient plu au peuple athénien tout entier, serait-ce une raison
pour les considérer comme « justes » ? À aucun titre, je crois,
- pas plus que cette loi qui porta chez nous un interroi** donnant à un dictateur
le pouvoir de tuer nominativement et sans procès celui des citoyens qu’il
voudrait. Il n’y a en effet qu’un droit unique, qui astreint la société humaine
et que fonde une Loi unique : Loi, qui est la juste raison dans ce qu’elle
commande et dans ce qu’elle défend. Qui ignore cette loi est injuste, qu’elle
soit écrite quelque part ou non.
Mais si la
justice n’est que la soumission à des lois écrites et aux institutions des
peuples, et si […] tout se doit mesurer à l’intérêt, celui qui pensera avoir intérêt
à mépriser et violer ces lois le fera, s’il le peut. Il en résulte qu’il n’y a
absolument plus de justice, si celle-ci n’est pas fondée sur la nature, et si
la justice établie en vue de l’intérêt est déracinée par un autre intérêt.
Cicéron, Les lois (1er siècle av.
J.-C.)
* les Trente d’Athènes : les
« Trente Tyrans », gouvernement imposé par Sparte à la suite de sa
victoire sur Athènes (404 avant J.-c.).
** interroi : chef exerçant
le pouvoir entre deux règnes. Allusion à un épisode de l’histoire romaine.
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui
sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas
indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié
dans son ensemble.
1. Formulez la thèse de ce texte
et montrez comment elle est établie.
2. a) En vous appuyant sur les
exemples du texte, montrez pourquoi il serait insensé « de considérer
comme étant « juste » tout ce qui figure dans les institutions et les
lois des peuples ».
b) Expliquez : « une
Loi unique : Loi, qui est la juste raison dans ce qu’elle commande et dans
ce qu’elle défend ».
c) Expliquez : « si […]
tout se doit mesurer à l’intérêt, […] il n’y a absolument plus de
justice ».
3. La justice est-elle fondée sur
la raison ?
Corrigé
[Le texte est extrait de l’ouvrage
de Cicéron, Les lois, livre I, XV,
42-43, écrit en 52 av. J.-C.]
Nombre de
sociétés humaines ont établi des lois, c’est-à-dire des obligations dont la
transgression est sanctionnée de façon à rendre possible la vie ensemble. La
justice apparaît alors relative aux lois établis.
Or, on
considère parfois que certaines lois ou certaines décisions des gouvernants
sont injustes.
Dès lors,
peut-on penser que la justice n’est pas relative aux institutions des différents
pays ? Telle est le problème dont traite Cicéron dans cet extrait des Lois.
1. Cicéron veut
montrer que la justice n’est pas relative aux lois ou décisions des
gouvernements de chaque pays mais qu’elle est universelle.
Pour
l’établir, Cicéron commence par exposer la thèse contraire à la sienne et à
laquelle il s’oppose, à savoir que chaque peuple a sa propre justice et ses
propres lois qui la définissent. Il donne deux exemples de tyrannie, à Athènes
et dans l’histoire romaine qui conduirait à considérer comme justes les
meurtres. C’est ce qui montre que la thèse qu’il combat est déraisonnable.
Il en déduit
sa propre thèse, à savoir qu’il n’y a qu’une loi qui définit la justice, à
savoir celle qui se fonde sur la raison. Il précise qu’il n’est pas nécessaire
qu’elle soit écrite, autrement dit instituée, pour qu’on puisse s’en servir
pour juger les hommes, voire les gouvernants. Il en déduit que qui va à
l’encontre de cette loi est injuste.
Il oppose
alors une variante à la thèse contraire à la sienne, à savoir que la justice
consiste dans les lois du pays et dans l’intérêt de l’individu. Dès lors, il
suffira de penser que les lois sont contraires à cet intérêt pour les
transgresser justement. L’opposition des intérêts fait alors disparaître toute
justice stable. La véritable justice doit être fondée sur la nature.
2. a) Cicéron utilise deux exemples,
pour montrer qu’on ne peut tenir pour justes les institutions et les lois de
chaque peuple parce qu’ils montrent que les gouvernants ou les lois peuvent
être injustes. Le premier exemple est celui de la tyrannie des Trente à Athènes
à la fin du v° siècle av. J.-C. L’auteur précise que dans l’hypothèse même où
le peuple aurait accepté les décisions des tyrans, qu’on ne peut pas vraiment
appeler des lois tant elles sont arbitraires semble-t-il sous entendre, on ne
les considérerait pas quand même comme justes. Le second exemple propre à
l’histoire romaine [Cicéron était un sénateur de la république romaine] est
celui de l’interroi qui a fait une loi permettant à un dictateur de tuer
n’importe quel citoyen sans procès. Il apparaît manifestement injuste de punir
quelqu’un d’innocent ou tout au moins qui n’a pas été reconnu coupable du
moindre crime.
b) Lorsqu’il
parle d’une Loi unique, Cicéron parle de la loi qui fait la justice universelle
dont il soutient l’idée. Il précise que cette loi unique est équivalente à la
juste raison qui prescrit ou interdit. La juste raison est la raison qui se
prononce sur ce qu’il faut faire ou non en ne suivant pas l’arbitraire ou le
bon plaisir de l’un ou de l’autre. Elle est donc par définition impartiale. En
outre, la raison étant universelle, elle peut donc servir à définir une justice
universelle qui permet de déterminer si les lois instituées sont justes ou non.
c) Cicéron,
pour marquer la différence entre sa thèse de la loi constitutive de la justice
lorsqu’elle met en œuvre la raison émet l’hypothèse contraire que la justice
reposerait sur l’intérêt. Or, comme les intérêts s’opposent, il n’y aurait pas
de justice puisque le même acte serait juste et injuste, ce qui est absurde.
3. Dans ce
texte, Cicéron parle une fois de la juste raison et une autre fois d’une
justice fondée sur la nature. On peut dès lors se demander s’il s’agit de deux
fondations différentes de la justice et si oui laquelle a sa préférence ou bien
s’il s’agit de la même et ce que signifierait que la justice soit fondée sur la
raison.
Si la justice
est unique, si elle n’est pas dans les institutions et les lois de chaque pays,
il faut qu’on la retrouve dans ce qui est identique dans tous les pays. Or, la
raison peut jouer ce rôle. Elle est en effet la faculté qui nous permet de
discerner ce qui est vrai ou faux. Elle peut donc permettre aux hommes de
partager les droits, les biens ou les honneurs, domaine de la justice. On
comprend alors qu’il ne soit pas nécessaire que la loi de la justice soit
écrite puisque chaque homme, en tant qu’il est doué de raison, la trouvera.
Mais on peut
aussi dire que la justice se fonde sur la nature par opposition aux différentes
cultures humaines dont les mœurs sont différentes et qui ont des lois
différentes. En effet, la nature est la même pour tous les hommes, bref, elle
est universelle.
Or, comme la
raison est la même en tout homme, on peut la considérer comme étant sa nature.
Et la raison est susceptible de connaître la nature puisqu’elles sont toutes
les deux universelles.
En un mot,
pour Cicéron la justice est fondée sur la raison car seule la raison peut
figurer ce qu’il y a d’universel et donc de fonder sur la nature.
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