On sait que le jeune Mozart (1756-1791)
a parcouru les cours d’Europe où il a fait étalage de son génie si précoce.
On admet généralement que
l’artiste a une sorte de don, un talent inné ou génie. Ses œuvres apparaissent
inimitables. Il n’y a pas jusqu’au prix extravagant de certaines œuvres qui
n’attirent l’attention sur la spécificité de l’artiste dont le nom propre est
connu à la différence de l’anonyme technicien.
Et pourtant, à la réflexion, les
grands artistes se manifestent par une certaine maîtrise de leur art qui
apparaît comme propre à une habileté acquise par l’exercice.
Dès lors, ne
peut-on pas penser que l’habileté technique suffit à définir l’artiste ?
On peut d’abord
remarquer que l’artiste produit des œuvres uniques. La raison en est selon la
thèse qu’Alain défend dans son Système des beaux-arts qu’il ne produit
pas comme l’artisan. En effet, celui-ci produit à partir d’une idée qui définit
l’objet et la façon dont il est produit. C’est pourquoi le même objet peut être
reproduit à l’infini. Par exemple, une voiture est fabriquée en série. Compare-t-on
les deux versions de la Vierge
au rocher de Léonard (1452-1519) ? On remarquera sans peine les
différences, y compris pour les parties qui semblent identiques.
C’est que l’artiste produit au fur et à mesure de
sorte que l’idée de l’œuvre lui vient après, tout comme elle vient au
spectateur à force de contempler l’œuvre. Certes, l’artiste part d’un modèle,
d’une vague représentation, mais elle ne suffit pas comme le montrent tous les
artistes médiocres, incapables malgré leurs “brillantes” idées de produire une
véritable œuvre. Dès lors, l’habileté de l’un n’est pas celle de l’autre.
L’une se forme par répétition des mêmes gestes et
trouve dans la machine sa vérité. La machine en effet réalise les gestes du
technicien avec la régularité qu’ils requièrent. L’habileté de l’artiste est
comme irriguée par la nouveauté qui la traverse, elle est chaque fois
spécifique. Lorsqu’elle se répète, le génie est comme mort.
Toutefois, il
n’est pas impossible d’imiter le style d’un grand artiste, preuve que les
règles qui ont rendu possible les œuvres ne sont pas inconnaissables. Dès lors,
n’est-ce pas plutôt parce que l’œuvre d’art n’a pas la même fonction, voire
n’en a pas, que l’habileté technique semble différente alors qu’elle est la
même ?
En effet, une
œuvre d’art ne vise pas à satisfaire un besoin vital, voire social. Son
existence ne dépend que des idées représentées. On peut avec Platon dans le
livre X de La République
faire remarquer que l’artiste n’est qu’une sorte d’imitateur. Et encore, non
pas de la réalité, mais de l’apparence ! Dès lors, aux apparences toujours
changeantes semble correspondre une habileté toujours différente. Elle ne
diffère pas essentiellement de celle du vrai technicien.
En réalité, ce n’est pas l’habileté, mais la
connaissance qui fait la différence entre l’artiste et l’artisan. Le second
s’appuie sur une connaissance qui peut se transformer en science. Le premier
s’appuie sur une simple routine qui s’en tient à l’observation des variations des
apparences ou des effets produits sur le spectateur. C’est pourquoi l’œuvre
d’un artiste parle immédiatement.
Dès lors,
l’habileté technique s’appuie sur de solides connaissances mais elle exige tout
comme dans l’art un savoir-faire. Par là il faut entendre une capacité à
réaliser qui suppose l’exercice et qui ne peut s’apprendre de façon simplement
théorique. Le meilleur chirurgien ne diffère pas du peintre le plus expert de
ce point de vue. Et même s’il s’aide de machine, c’est son coup d’œil et son coup
de main, son sens de l’opportunité qui le fait bon chirurgien.
Cependant, une œuvre d’art n’est pas seulement une
imitation ? N’est-elle la manifestation la plus haute dans l’ordre des
réalisations concrètes du fond de toute culture ? Dès lors, ne requiert-elle
pas dans sa production quelque chose qui diffère de la simple habileté
technique ?
C’est que ce n’est pas l’image de tel ou tel
personnage que l’on vise dans un tableau même si longtemps, en l’absence de
photographie, le tableau eut aussi une fonction de reconnaissance. C’est le cas
Portrait du marchand Georg Gisze (1532) de Hans Holbein le
jeune (1497-1543). Mais le luxe de détail du tableau interdit de le considérer
comme l’équivalent d’une photographie. De même, Molière dans son Don Juan,
ne cherchait pas simplement à représenter un « grand seigneur méchant homme » qu’il aurait connu même s’il
eut certainement des modèles. C’est plutôt une certaine représentation de
l’homme dans sa singularité. C’est cette représentation que l’artiste doit
dégager et présenter.
Même les nature-mortes en peinture montrent les
objets des hommes à une certaine époque. Pour en rester à la peinture, la
nature en général est présentée selon l’appréhension d’une culture. Intégrée à
l’univers humain dans la peinture de la renaissance, elle paraît enveloppée l’homme
dans le romantisme comme le montre les tableaux de Caspar David Friedrich
(1774-1840). C’est donc toujours l’homme dans une culture que l’œuvre d’art
présente, qu’elle soit critique ou laudative. L’artiste n’est donc pas comme le
technicien voué à l’utile et à sa satisfaction. Il doit au contraire percer les
apparences sociales.
L’habileté
technique est requise de l’artiste pour qu’il puisse manifester l’idée. Elle
peut être simple comme dans un certain art contemporain, voire réduite au
simple geste. Il n’en reste pas moins vrai que c’est la relation dans
l’expression entre l’idée et sa réalisation matérielle qui fait la force de
l’œuvre et qui est à proprement parler produite. C’est pourquoi la grande œuvre
demeure même si son exacte compréhension exige de la replonger dans son
contexte culturel qu’elle interroge à sa façon.
Si l’habileté
technique ne suffit pas pour définir l’artiste, cela ne signifie nullement
qu’elle serait d’un genre absolument spécial, la marque de quelque mystérieux
don. Une telle idée, véhiculée par certains artistes, écarte et le travail, et
la relation de l’artiste à son milieu social sans lequel, il ne serait rien.
Disons donc
pour finir que l’habileté technique est la même en ce qui concerne l’artisan et
le technicien. Si elle ne suffit pas pour définir l’artiste, ce n’est pas parce
qu’il serait mystérieusement doué ni parce qu’il s’en tiendrait à des
apparences mais parce qu’il recherche les idées les mieux à même d’exprimer ce
qui est au fond de la culture et les présente dans un objet matériel :
l’œuvre d’art.
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