Sujet.
La
guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde.
La guerre est divine par ses
conséquences d’un ordre surnaturel tant générales que particulières ;
conséquences peu connues parce qu’elles sont peu recherchées, mais qui n’en sont
pas moins incontestables. Qui pourrait douter que la mort trouvée dans les
combats n’ait de grands privilèges ? Et qui pourrait croire que les
victimes de cet épouvantable jugement aient versé leur sang en vain ? Mais
il n’est pas temps d’insister sur ces sortes de matières ; notre siècle
n’est pas mûr encore pour s’en occuper : laissons-lui sa physique, et
tenons cependant toujours nos yeux fixés sur ce monde invisible qui expliquera
tout.
La guerre est divine dans la gloire
mystérieuse qui l’environne, et dans l’attrait non moins inexplicable qui nous
y porte.
La guerre est divine dans la protection
accordée aux grands capitaines, même aux plus hasardeux, qui sont rarement
frappés dans les combats, et seulement quand leur renommée ne peut plus s’accroître
et que leur mission est remplie.
La guerre est divine par la manière dont
elle se déclare. Je ne veux excuser personne mal à propos ; mais combien
ceux qu’on regarde comme les auteurs immédiats des guerres son entraînés
eux-mêmes par les circonstances ! Au moment précis amené par les hommes et
prescrit par la justice, Dieu s’avance pour venger l’iniquité que les habitants
du monde ont commise contre lui. La terre avide de sang, comme nous l’avons
entendu il y a quelques jours, ouvre la bouche pour le recevoir et le retenir
dans son sein jusqu’au moment où elle devra le rendre. Applaudissons donc
autant qu’on voudra au poète estimable qui s’écrie :
Au moindre intérêt qui divise
Ces foudroyantes majestés,
Bellone[1]
porte la réponse
Et toujours le salpêtre annonce
Leurs meurtrières volontés[2].
Mais que ces considérations très
inférieures ne nous empêchent point de porter nos regards plus haut.
La guerre est divine dans ses résultats
qui échappent absolument aux spéculations de la raison humaine : car ils
peuvent être tout différents entre deux nations, quoique l’action de la guerre
se soit montrée égale de part et d’autre. Il y a des guerres qui avilissent les
nations, et les avilissent pour des siècles ; d’autres les exaltent, les
perfectionnent de toutes manières, et remplacent même bientôt, ce qui est fort
extraordinaire, les pertes momentanées, par un surcroît visible de population.
L’histoire nous montre souvent le spectacle d’une population riche et
croissante au milieu des combats les plus meurtriers ; mais il y a des
guerres vicieuses, des guerres de malédictions, que la conscience reconnaît
bien mieux que le raisonnement : les nations en sont blessées à mort, et
dans leur puissance, et dans leur caractère ; alors vous pouvez voir le
vainqueur même dégradé, appauvri, et gémissant au milieu de ses tristes
lauriers, tandis que sur les terres du vaincu, vous ne trouverez, après
quelques moments, pas un atelier, pas une charrue qui ne demande un homme.
La guerre est divine par
l’indéfinissable force qui en détermine les succès. C’était sûrement sans y
réfléchir, mon cher chevalier, que vous répétiez l’autre jour la célèbre
maxime, que Dieu est toujours pour les gros bataillons. Je ne croirai jamais
qu’elle appartienne réellement au grand homme à qui on l’attribue ; il
peut se faire enfin qu’il ait avancé cette maxime en se jouant, ou sérieusement
dans un sens limité et très vrai ; car Dieu, dans le gouvernement temporel
de sa providence, ne déroge point (le cas du miracle excepté) aux lois
générales qu’il a établies pour toujours. Ainsi, comme deux hommes sont plus
forts qu’un, cent mille hommes doivent avoir plus de force et d’action que
cinquante mille. Lorsque nous demandons à Dieu la victoire, nous ne lui
demandons pas de déroger aux lois générales de l’univers ; cela serait
trop extravagant ; mais ces lois se combinent de mille manières, et se laissent
vaincre jusqu’à un point qu’on ne peut assigner. Trois hommes sont plus forts
qu’un seul sans doute : la proposition générale est incontestable ;
mais un homme habile peut profiter de certaines circonstances, et un seul
Horace tuera les trois Curiaces. Un corps qui a plus de masse qu’un autre a
plus de mouvement : sans doute, si les vitesses sont égales ; mais il
est égal d’avoir trois de masse et deux de vitesse, ou trois de vitesse et deux
de masse. De même une armée de 40.000 hommes est inférieure physiquement à une
autre armée de 60.000 ; mais si la première a plus de courage,
d’expérience et de discipline, elle pourra battre la seconde ; car elle a
plus d’action avec moins de masse, et c’est ce que nous voyons à chaque page de
l’histoire. Les guerres d’ailleurs supposent toujours une certaine égalité ;
autrement il n’y a point de guerre. Jamais je n’ai lu que la république de
Raguse[3]
ait déclaré la guerre aux sultans, ni celle de Genève aux rois de France.
Toujours il y a un certain équilibre dans l’univers politique, et même il ne
dépend pas de l’homme de le rompre (si l’on excepte certains cas rares, précis
et limités) ; voilà pourquoi les coalitions sont si difficiles : si
elles ne l’étaient pas, la politique étant si peu gouvernée par la justice,
tous les jours on s’assemblerait pour détruire une puissance ; mais ces
projets réussissent peu, et le faible même leur échappe avec une facilité qui
étonne dans l’histoire. Lorsqu’une puissance trop prépondérante épouvante
l’univers, on s’irrite de ne trouver aucun moyen pour l’arrêter ; on se
répand en reproches amers contre l’égoïsme et l’immoralité des cabinets qui les
empêchent de se réunir pour conjurer le danger commun : c’est le cri qu’on
entendit aux beaux jours de Louis XIV ; mais, dans le fond, ces plaintes
ne sont pas fondées. Une coalition entre plusieurs souverains, faite sur les
principes d’une morale pure et désintéressée, serait un miracle. Dieu, qui ne
le doit à personne, et qui n’en fait point d’inutiles, emploie, pour rétablir
l’équilibre, deux moyens plus simples : tantôt le géant s’égorge lui-même,
tantôt une puissance bien inférieure jette sur son chemin un obstacle
imperceptible, mais qui grandit ensuite on ne sait comment, et devient
insurmontable ; comme un faible rameau, arrêté dans le courant d’un
fleuve, produit enfin un atterrissement qui le détourne.
Joseph
de Maistre (1753-1821), Les Soirées de
Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence,
suivies d’un Traité sur les Sacrifices, VIIème entretien (1821, posthume).
Corrigé.
La
thèse de Joseph de Maistre se présente sous la forme d’une conséquence. Il
soutient que la guerre est divine. L’expression revient systématiquement :
c’est une anaphore.
Il
soutient d’abord que la divinité de la guerre se montre dans ses conséquences.
La mort au combat a un sens surnaturel que l’époque qui s’en tient au monde
matériel ne peut comprendre (l.2-9).
La
gloire ou l’attrait de la guerre sont d’autres preuves de son caractère divin
(l.10-11).
Le
fait que les chefs de guerre sont protégés tant qu’ils sont nécessaires en est
une autre preuve (l.12-14).
Le
fait que les déclarations de guerre se font par les circonstances plutôt que
par la volonté est une autre preuve. Joseph de Maistre y voit une vengeance
divine qu’il illustre par quelques vers de Louis Racine, le fils de Jean (l.15-26).
Remarque.
L’expression de
vengeance divine peut paraître absurde si par vengeance on entend une sanction
qui a une fonction purement subjective exercée par la partie lésée sans jugement
objectif. On l’oppose alors à la punition œuvre d’un tiers – le juge – qui est
objective, entend les parties et décide en toute connaissance de cause.
Or, il est clair
que toute transgression des lois divines est pour l’esprit religieux une
atteinte à la divinité. Elle est donc la partie lésée. Il est non moins clair
que pour l’esprit religieux, la divinité a toujours l’esprit objectif et ne
peut pas ne pas punir justement, même si cette justice est quelque peu
mystérieuse. Dès lors, pour la divinité, justice et vengeance sont une seule et
même chose.
Joseph
de Maistre évalue les différentes preuves qu’il apporte : les premières preuves
exposées jusque là sont inférieures à celles qui s’annoncent.
L’autre
preuve, c’est que les peuples qui font la guerre se retrouvent élevés ou
abaissés sans que la raison puisse le concevoir, donc manifestation d’une
signification divine (l.29-40).
Enfin,
la dernière preuve s’articule autour du déroulement de la guerre et du jeu de
forces qui montrent que le succès dans la guerre provient d’une force spéciale,
celle de Dieu.
Joseph
de Maistre commence par refuser l’idée que Dieu n’agit pas vraiment s’il ne
fait qu’aider le plus fort. Il soutient qu’il suit les lois générales même s’il
prévoit l’exception des miracles. Le succès dans la guerre est conforme aux
lois (l.41-50). Il maintient la notion de forces qui sont conformes à la
légalité mais dont la combinaison des lois conduit à des relations variables où
se montre la divinité.
·
Le cas des Horace et des Curiace
(l.51-53) [remarque : leur combat est exposé dans Tite-Live (59 av-17 ap.
J.-C.), Histoire Romaine, I, 23-26 et
Denys d’Halicarnasse (~60 av.-~8 ap. J.-C.), Antiquités romaines, III, 3 et 4 et dans la tragédie de Pierre Corneille
(1606-1684), Horace, acte III, scène
6 et acte IV scène 2 (1640)].
·
Le jeu entre masse et vitesse qu’il
applique au nombre de soldats compensés par le courage et autres qualités.
·
Il y a toujours égalité dans les
guerres, ce que montre l’absence de guerre entre puissances inégales avec les
exemples de Raguse qui ne s’oppose pas aux Ottomans ou Genève à la France
(l.58-61).
·
Il y a toujours équilibre comme le
montrent à la fois la difficulté des coalitions et les victoires des faibles et
les défaites des forts. L’exemple de Louis XIV le montre.
En
résumé, en jouant des lois générales, Dieu décide des vainqueurs et des vaincus
selon des intentions qui transcendent la raison humaine.
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