Sujet : Peut-on se fier à la raison ?
Depuis Aristote l’homme se définit un animal doué de
raison. Autrement dit, qu’il s’agisse de chercher la vérité ou de déterminer ce
qui est bien ou mal, l’homme devrait s’appuyer sur sa seule raison et non s’en
tenir aux croyances ou à ses sentiments. Il ne devrait se fier à rien.
Or, n’est-il
pas clair alors que l’homme se fie à sa raison, ce qui est pour le moins
absurde s’il est vrai que la raison implique justement de ne pas s’en tenir à
une confiance aveugle mais que la remise en cause est sa démarche.
Dès lors,
peut-on tout remettre en cause et donc ne pas se fier à la raison ou bien
celle-ci est-elle en nous la seule faculté à laquelle nous pouvons nous
fier ?
Si la raison
est la faculté de distinguer le vrai du faux comme Descartes la définit au
début de son Discours de la méthode, alors elle implique de remettre en
cause toutes les opinions qui ne sont pas fondées. C’est qu’en effet, se fier à
quelque chose ou quelqu’un, c’est croire à la vérité de la chose ou à la vérité
de l’autre sans avoir de preuves.
Or, le propre
de la raison, c’est précisément la méfiance ou la défiance. C’est ainsi que le
savant ne s’en tient pas à l’évidence de l’expérience première mais cherche à
tester ses hypothèses comme Bachelard l’explique dans Le nouvel esprit scientifique (1934) pour qui l’expérience
scientifique est toujours polémique. Pense-t-il comme quelques anciens que la Terre est plate ?
Comment alors expliquer que lors d’une éclipse de Lune, la forme réfléchie soit
arrondie où que ce ne sont pas les mêmes étoiles que l’on voit lorsqu’on se
déplace du Nord vers le Sud ? C’est donc que les données des sens sont
mesurées à l’aune de leur pouvoir explicatif. Et c’est la raison qui en mesure
la valeur comme on le voit chez Aristote qui propose ses preuves de la
sphéricité de la Terre dans le Traité du ciel (livre II, chapitre 14). De même,
le mathématicien ne se contente pas de vérifier que les angles d’un triangle
sont égaux à deux angles droits, il va le démontrer.
Si donc la
raison implique la méfiance, il apparaît contradictoire de se fier à elle. C’est
pourquoi pour en établir la valeur, le philosophe devra examiner la possibilité
de connaître. Il pourra donc avec Descartes douter de la valeur même de la
raison puisqu’il lui arrive de se tromper. Et si elle est la même en tout
homme, force est de constater que les hommes n’ont pas tous les mêmes opinions
et que l’histoire des sciences montre suffisamment comment des propositions qui
passaient pour établies se sont retrouvées réfutées.
Cependant, un
tel doute est bien plutôt paralysant car, si la raison doit douter constamment
d’elle-même, elle ne pourra jamais rien tenter d’établir. Mais si elle se
contente d’affirmer sa valeur, elle tombe précisément dans la croyance qu’elle
refuse. Ne faut-il donc pas alors trouver hors de la raison de quoi en
déterminer la valeur et déterminer s’il est possible de s’y fier, en quoi et
jusqu’où ?
C’est que la
raison ne peut pas tout examiner. Elle peut déduire de certains principes les
conséquences ou examiner la cohérence entre une hypothèse et sa vérification
expérimentale. Par contre, les principes, comme les expériences elles-mêmes,
elle ne peut les remettre en cause sans se détruire elle-même. Dès lors, on ne
peut se fier à la raison en tant que telle. Pour ce qui est de la vérité des
faits, c’est l’expérience seule qui peut décider puisqu’il est possible de
proposer plusieurs raisonnements pour des faits identiques. C’est ainsi que
l’hypothèse selon laquelle la
Terre tourne autour de Soleil émise dès l’Antiquité s’oppose
à celle selon laquelle c’est le Soleil qui est en mouvement. Or, force est de
constater lorsqu’on se trouve sur un objet en mouvement comme un navire que le
paysage semble se mouvoir. Galilée (1564-1642) pouvait puisque la planète Vénus
avait des phases qui montraient qu’elle tournait autour du Soleil et qu’il
avait découvert que la planète Jupiter avait quatre satellites comme la Lune est celui de la Terre penser que l’hypothèse
héliocentrique était meilleure que l’hypothèse géocentrique[1]. Or,
il est clair que sans ses observations, il n’aurait pu se contenter de sa raison.
De même pour
agir, la raison apparaît insuffisante. Elle permet certes de dégager les
conditions de la réussite, c’est-à-dire les moyens de l’action. Mais l’action
est-elle bonne ou non, c’est ce qu’elle ne peut dire. C’est pourquoi être
rationnel ne garantit nullement qu’on agit de façon morale. On peut alors
considérer que le bien et le mal sont sentis.
Aussi, quant
aux principes sur lesquels la raison s’appuie, elle ne peut en prouver la
vérité, sans quoi il lui faudrait les démontrer à partir d’autres principes et
ainsi de suite à l’infini. C’est pourquoi Pascal, dans les Pensées
(fragment 110 Lafuma) soutenait que les principes ne sont pas connus par la
raison mais par le cœur ou par sentiment. On peut donc se fier à la raison pour
déduire, pour calculer, mais non pour fonder la vérité. Dès lors, la raison ne
peut rejeter la foi qui est confiance en la révélation de Dieu. Au contraire,
lorsque la raison remet en cause la foi, c’est d’elle qu’il faut se défier, car
elle outrepasse son champ.
Cependant,
lorsqu’on prétend se méfier de la raison au nom de l’expérience, de l’exigence
morale ou de la foi, que fait-on sinon raisonner ? N’est-ce pas la raison
qui fait le choix des expériences pertinentes ou non, qui décide que tel
sentiment est celui du bien et tel autre celui du mal ou encore des principes
qu’elle choisit afin d’en tirer les conséquences. En se défiant d’elle au nom de
sources qui lui sont extérieures, n’ouvre-t-on pas la porte à l’acceptation de
toutes les absurdités ? N’est-il pas possible de concevoir que la raison
puisse se méfier d’elle-même ?
C’est qu’en
effet, la raison a ceci de propre qu’elle peut s’examiner elle-même et examiner
les autres facultés. Elle peut donc se critiquer elle-même sans s’aveugler
alors que les autres facultés ne le peuvent pas. La raison, parce qu’elle
reconnaît qu’elle doit poser des principes, c’est-à-dire des propositions
indémontrables, reconnaît donc qu’elle ne se fie pas à elle-même, c’est-à-dire
ne s’aveugle pas sur son pouvoir. Elle découvre par là même ses propres limites
en matière de démonstration. C’est pour cela que Pascal, lorsqu’il critique la
raison, use de la raison et donc ne peut prétendre qu’elle est dans l’illusion
vis-à-vis de son propre pouvoir. Bref, la raison ne se limite nullement au
raisonnement qui peut très bien être exécuté par des machines ou par des hommes
qui se pensent comme des machines tout juste capables d’obéir aux ordres de
leurs supérieurs.
De même, la
raison reconnaît qu’aucune expérience ne permet de prouver définitivement une
hypothèse. C’est pourquoi les vrais savants savent que leurs théories sont
vraies de façon provisoire. Ils ne se fient donc pas à leur raison et peuvent
avec Einstein (1879-1955) concevoir une bonne théorie scientifique comme une
théorie que l’on peut réfuter et qui le sera peut-être. Le savant fera donc feu
de tout bois, il usera de l’imagination, il s’appuiera peut-être sur sa foi,
mais il soumettra tout à la critique et ceci indéfiniment.
Enfin, c’est
la raison seule qui permet de déterminer ce qui est bien ou mal, ce que dit le
terme de raisonnable. C’est qu’en effet, on ne peut s’en tenir au simple
sentiment ou à la conscience morale sans réflexion. Or, dans la mesure où la
raison est universelle, elle guide l’action en refusant que le seul intérêt
personnel soit le principe de l’action. C’est pourquoi elle interdit le meurtre
ou le viol. Et la raison justement a à se méfier d’elle-même et doit donc
toujours remettre sur le tapis la question de ce qui est bien ou mal, condition
pour ne jamais tomber dans la confiance. Molière (1622-1673) pouvait ainsi
faire dire à Philinte dans Le Misanthrope (1666) que « La parfaite raison fuit toute extrémité »,
et la confiance en soi est cette extrémité.
En un mot, le problème était de savoir s’il était
possible sans contradiction de se fier à la raison. Or, on a vu qu’en
apparence, cette confiance était une condition d’exercice de la raison.
Pourtant, la contradiction demeurait. Il est donc apparu que la défiance
vis-à-vis de la raison devait être l’œuvre non pas de la foi ou d’une instance
extérieure à la raison mais de la raison elle-même et que finalement c’est ce
qui la définissait dans sa spécificité, d’un point de vue théorique ou
pratique.
[1]
Galilée (1564-1642) n’a jamais prouvé absolument le mouvement de la Terre. Mieux , sa
théorie impliquait qu’il n’y ait qu’une marée par jour à Venise où il avait
travaillé alors qu’il y en a deux. Aussi, sa condamnation par l’Eglise en 1633
n’est-elle pas le fruit d’un obscurantisme absolu, ce qui ne veut pas dire
qu’elle était justifiée.
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