Il arrive souvent qu’on se
plaigne de la technique. On l’accuse des pires maux. Déjà Pline l’Ancien
(23-79) dans son Histoire naturelle critiquait l’atteinte portée à la
Terre par le travail dans les mines. De nos jours, l’inquiétude pour
l’environnement sert à critiquer la technique. À l’inverse, les couplets sur la
médecine triomphante, sur les prouesses des explorations dans l’espace sont
également monnaie courante. Ils constituent une critique positive de la
technique.
Cependant, il est tout aussi
clair que les outils et les machines, sauf dans les livres comme le Frankenstein
ou le Prométhée moderne (1817) de Mary Shelley (1797-1851) ou les films de
science fiction comme Terminator de James Cameron, ne fonctionnent pas
seuls. C’est une réflexion courante que de considérer que ce n’est pas la
technique qu’il faut critiquer, c’est-à-dire accuser ou louer, mais l’usage
qu’on en fait.
Dès lors, on peut se
demander s’il y a des conditions qui permettent de critiquer la technique.
Par technique on entend généralement tous les
moyens fabriqués par l’homme et qui lui permettent de vivre. De ce point de
vue, il est clair qu’une critique de la technique, c’est-à-dire un jugement sur
la valeur de son existence, reviendrait à critiquer l’existence de l’homme
lui-même, ce qui est absurde. Sans technique, il n’y a pas d’humanité possible,
sauf dans les rêveries de l’âge d’or ou du bon sauvage. Quoiqu’on trouve
quelques outils chez les animaux comme la baguette à termites que fabriquent
certains chimpanzés, seuls les hommes utilisent de façon permanente les outils
pour vivre depuis la plus lointaine préhistoire.
En outre, l’usage des outils,
voire des machines, dépend des hommes. Couper des fleurs pour les offrir ou
couper le cou de quelqu’un ne dépend pas du couteau mais de celui qui
l’utilise. On peut juger l’usager mais non faire le moindre reproche ou le
moindre éloge de l’outil. C’est ainsi que l’usage des machines peut soit
permettre d’augmenter la production, soit permettre de diminuer le temps de
travail. Si elles ont d’abord permis le travail des enfants comme Marx le fait
remarquer dans le livre I du Capital (1867) ce n’est nullement une
nécessité. L’interdiction du travail des enfants à partir de la loi de 1841 n’a
pas modifié l’usage productiviste des machines. Bref, le choix dépend bien de
l’homme.
Enfin, le progrès technique
consiste à améliorer la quantité et la qualité des produits, voire de créer de
nouveaux produits qui enrichissent la vie humaine. L’écriture inventée vers
3300 av. J.-C. ou l’imprimerie inventée par Gutenberg au xv° siècle ont permis à toujours plus
d’hommes de se cultiver. Que les améliorations techniques soient mal utilisées
dépend là encore des hommes. Ce n’est pas l’imprimerie qui écrit les mauvais
livres.
Toutefois, l’absence de
certaines techniques empêche certaines réalisations néfastes pour l’homme. Dès
lors, n’y a-t-il pas à la racine même de la technique un élément négatif qui
justifie sa critique, c’est-à-dire un jugement de responsabilité ?
En effet, simplement définir
la technique comme un ensemble de moyens réalisés, bref, d’outils ou de
machines qui pourraient ensuite être bien ou mal utilisés, c’est oublier le
projet qui est à la racine même de la fabrication. L’éolipile était un jouet
fonctionnant à la vapeur que l’ingénieur Héron d’Alexandrie (1er
siècle ap. J.-C.) avait inventé. La machine à vapeur de James Watt (1735-1819)
dont le brevet fut déposé en 1769 avait pour but de mieux permettre
l’exploitation des mines. Autre but, autre résultat.
C’est pourquoi la technique
est toujours l’ensemble organisé des outils et/ou des machines d’une culture.
C’est cet ensemble qui doit être analysé. On peut alors dire, comme Rousseau
dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, que les techniques
primitives suffisent pour vivre. Elles permettent à chacun d’être indépendant
des autres dans la réalisation des objets utiles. Par contre, les techniques
civilisées impliquent la division des tâches, la dépendance des hommes. C’est
pourquoi elles conduisent selon Rousseau à l’esclavage et à la misère.
Quant au projet moderne de
la technique qui consiste à appliquer la science pour « nous rendre comme maîtres et possesseurs de
la nature » selon l’expression célèbre de Descartes dans la sixième
partie du Discours de la méthode qui l’a défini, il enveloppe bien une
finalité. Et c’est elle qui mérite d’être critiquée.
En effet, toute technique
existe comme projet et enveloppe une finalité qui n’est pas neutre. Elle
s’impose à tous les membres d’une culture donnée. Descartes dit bien de son
projet de technique que c’est pour le bien des hommes qu’il le propose. Dès
lors, qu’il donne lieu à de bons ou à de mauvais résultats, il est possible de
critiquer un projet technique dans ses divers aspects. Que cette critique soit
positive ou négative importe peu, elle est légitime.
Cependant, n’attribue-t-on
pas alors à la technique le rôle d’unique élément de la culture. Il reste donc
à se demander si c’est la technique comme projet culturel qui est critiquable
ou bien si c’est le projet technique de chaque culture qui mérite d’être
critiqué ?
En effet, une chose est de considérer que le
projet technique est tout – et c’est le projet technique moderne, celui d’une
application de la science qui est tel – autre chose est de considérer le projet
technique d’une culture. Il faut entendre par là la place et la fonction qu’a
la technique dans une culture donnée. Lorsqu’on pense le projet technique comme
le fondement de la culture, on nie toutes les autres interrogations ou toutes
les autres démarches possibles. On dira alors que c’est à la technique de
résoudre tous les problèmes et l’on conçoit son progrès comme étant la seule
fin digne d’être poursuivie. On va même jusqu’à classer les peuples en fonction
de leur prouesse technique sans s’interroger sur le sens de leur culture.
On finit par prétendre qu’il suffit de
maîtriser la technique pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des
mondes possible. Or, maîtriser, c’est justement avoir un rapport technique aux
choses. Ce projet est éminemment critiquable puisqu’il fait de la technique la
seule responsable de tout le devenir de la culture. Il est d’autant plus
critiquable qu’il empêche d’évaluer les réalisations techniques jugées comme
toujours bonnes en elles-mêmes, tous les problèmes étant rejetés sur le mauvais
usage. Or, que la technique soit la seule dimension de la culture ne va pas de
soi puisque la pensée qui l’organise doit bien tenir compte des humains et de leurs
relations. La fin qu’elle se propose, améliorer sans limite les objets et les
multiplier, n’est pas elle-même un simple moyen technique.
Aussi, la technique, quelle
qu’elle soit, apparaît comme une dimension de la culture parmi d’autres, qui a
sa place dans l’économie de notre bonheur comme dit Freud dans Malaise de la
civilisation (section III). C’est en tant qu’elle n’est qu’un des aspects
de la culture, celui qui concerne notre relation aux choses et qu’elle ne
concerne pas les relations entre les hommes, qu’elle est bien neutre. Même la
technologie est finalement neutre en tant que science appliquée. Ce qui n’est
pas neutre, c’est le projet culturel qui en fait une fin absolue. En effet, il
est possible de collaborer à la tâche d’appliquer la science non pas pour
produire à l’infini, mais pour véritablement libérer du temps pour la culture
ou bien pour réparer les méfaits des techniques déjà utilisées. De même, les
produits peuvent être répartis également ou bien comme de nos jours, certains
peuvent en prendre plus que les autres. Ce n’est pas alors la technique qui est
responsable, mais l’organisation des relations entre les hommes, bref, la
structure des échanges entre eux.
Disons donc pour finir qu’au problème de
savoir s’il est possible de critiquer la technique, la solution selon laquelle
elle est neutre parce qu’elle consiste simplement en une série d’outils ou de
machines n’est pas satisfaisante. Car elle réduit la technique à être seulement
un ensemble de moyens fabriqués par l’homme dont l’usage dépend de lui. C’est
une vue totalement abstraite.
En réalité, la technique est
pour chacune des cultures un tout. Non seulement les instruments et outils,
mais également les façons de faire et la répartition des tâches appartiennent à
la culture. Aussi, lorsque la technique est un projet de domination comme dans
notre culture qui emporte tout avec lui, elle est critiquable.
Et cette critique justement
conduit à considérer que la technique ne peut pas être le tout de la culture
mais seulement un de ses aspects à côté des échanges, voire de l’art. À cette
condition, on peut lui redonner sa relative neutralité qui fait porter la
critique sur la place de la technique dans la culture.
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