- Vie de B. de Spinoza, tirée des écrits de ce fameux philosophe et du témoignage de plusieurs personnes dignes de foi, qui l’ont connu particulièrement, par Jean Colerus, ministre de l’Église luthérienne de La Haye parût dans la même ville en 1706 et en français peu après son édition hollandaise.
- Vie de Spinoza, attribuée au médecin Jean-Maximilien Lucas (1646-1697), un disciple de Spinoza.
mardi 26 mai 2015
Spinoza : biographie
Vie.
Baruch Spinoza
ou Baruch Espinoza (Méchoulan 1991, p.137) ou Baruch de Spinoza (cf. Lucas,
Vie de Spinoza) ou Bento d’Espinoza
est né le 24 novembre 1632 à Amsterdam. On a pu dire que c’était à ce
moment-là, la ville la plus libre et la plus puissante du monde
(Méchoulan 1991, p.11). Son prénom hébreu, Baruch, signifie
« béni ». De même que son prénom portugais, « Bento » (cf.
Rizk 2012, p.7). C’est le prénom dont il usera lorsqu’il reprendra
l’entreprise de son père (cf. Jacqueline Lagrée « Spinoza ou la conscience
d’une ville », in Amsterdam XVII°,
p.140). Aussi se fera-t-il prénommé selon la traduction latine, Benedictus, une
fois sortie de la communauté juive.
Son
grand-père, Abraham et son père, Michael (1587/1588-1654), avaient fui les
persécutions religieuses de la péninsule ibérique. Après Nantes (cf.
Méchoulan 1991, p.80 ; Meinsma 1896, p.75), ils s’installent à
Amsterdam. Ils y arrivent en 1593. En effet, les juifs de la partie chrétienne
de la péninsule ibérique souffraient de façon intermittente. Une politique de
conversion douce ou forcée était conduite par les souverains catholiques.
Massacrés en 1391, ils sont expulsés d’Espagne en 1492 l’année de la
disparition du dernier royaume musulman.
Ceux qui
étaient restés s’étaient formellement convertis au catholicisme. Mais ils étaient
en butte à l’hostilité des chrétiens de “sang”. Ce sont des marranes selon
l’expression péjorative des Espagnols et des Portugais pour désigner les juifs
et les musulmans convertis au catholicisme qu’on soupçonne de pratiquer leur
religion première en cachette (cf. Révah 1995, p.30). Le mot en effet
renvoie au porc, interdit dans les deux religions interdites. On en trouve un
usage chez les autres Européens ; par exemple Rabelais (1483-1553)
l’utilise pour caractériser les Espagnols en général dans le chapitre VIII de
son Gargantua (1534). Elle désigne
aussi bien ceux qu’on peut nommer les cryptojuifs, c’est-à-dire les juifs qui
vivent dans la duplicité, officiellement convertis au catholicisme, mais juifs
en tant que croyants et vivant leur foi dans le secret, que les juifs
sincèrement convertis, mais considérés comme impurs par le sang pour les
Espagnols puis les Portugais (sur la différence entre marrane et cryptojuif,
Méchoulan 1991, p.12-13). En effet, depuis les statuts de la pureté du
sang, pris à Tolède le 5 juin 1449, se distinguent racialement les chrétiens
anciens des juifs convertis à qui sont interdits toute fonction honorifique ou
publique. D’un point de vue religieux, l’eau baptismale n’était censée faire
aucun effet sur eux (cf. Méchoulan 1991, p.13 sq.).
Quant au
Portugal, à partir de 1497, les Juifs y sont contraints de se convertir.
Jusqu’en 1536, ils ne sont pas inquiétés même si leur foi n’était pas sincère.
On peut signaler toutefois un massacre de nouveaux chrétiens en 1506
(Méchoulan 1991, p.15). Leur situation sociale et financière est bonne. La
fondation de l’Inquisition au Portugal à la demande du roi Manuel 1er
(1469-1495-1521) eut lieu après sa
mort en 1536. Elle rend de nouveau difficile la situation des cryptojuifs. En
1580, Philippe II (1527-1556-1598)
envahit le Portugal et l’annexe à son empire. Paradoxalement, cette invasion
leur permet de mieux se cacher (Méchoulan 1991, p.15 et sq.). Mais
rapidement, l’Inquisition se fait féroce. Les juifs qui fuiront la péninsule se
feront appeler « portugais » aux Pays-Bas, qu’ils soient portugais ou
espagnols (Méchoulan 1991, p.15).
En 1556, les
provinces du Nord de la monarchie espagnole, les Pays-Bas et la Belgique
actuels, se révoltent. C’est une longue guerre qui commence. En 1579, la
déclaration d’Utrecht fonde la nouvelle nation. Son article 13 précise que nul
ne peut être inquiété pour ses opinions religieuses. Après 80 ans de guerre
interrompue par une trêve entre 1608 et 1621, la République des Provinces-Unies
se voit reconnue en 1648. Elle apparaît comme un havre de paix et de prospérité.
Descartes (1596-1650) s’y était installé malgré la guerre. Il en propose une
description qui mérite d’être citée dans une lettre à l’écrivain libertin
Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654) datée du 5 mai 1631 :
« Même vous devez pardonner à mon zèle, si je
vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite et de le préférer, je ne
vous dirai pas seulement à tous les couvents des Capucins et des Chartreux, où
force honnêtes gens se retirent, mais aussi à toutes les plus belles demeures
de France et d’Italie, même à ce célèbre Ermitage dans lequel vous étiez
l’année passée. Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y
manque toujours une infinité de commodités, qui ne se trouvent que dans les
villes ; et la solitude même qu’on y espère ne s’y rencontre jamais toute
parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal, qui fasse rêver les plus
grands parleurs, et une vallée si solitaire, qu’elle puisse leur inspirer du
transport et de la joie ; mais mal aisément se peut-il faire, que vous
n’ayez aussi quantité de petits voisins, qui vous vont quelquefois importuner,
et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à
Paris. Au lieu qu’en cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme,
excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son
profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne.
Je vais me promener tous les jours parmi
la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous
sauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que
j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les
animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes
rêveries que ferait celui de quelque ruisseau. Que si je fais quelquefois
réflexion sur leurs actions, j’en reçois le même plaisir, que vous feriez de
voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je vois que tout leur
travail sert à embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n’y manque
d’aucune chose. Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers,
et à y être dans l’abondance jusqu’aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas
bien autant, à voir venir ici des vaisseaux, qui nous apportent abondamment
tout ce que produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en Europe ?
Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde, où toutes les commodités
de la vie, et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si
faciles à trouver qu’en celui-ci ? Quel autre pays, où l’on puisse jouir
d’une liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il
y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les
empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il
soit demeuré plus de reste de l’innocence de nos aïeux ? Je ne sais comment
vous pouvez tant aimer l’air d’Italie, avec lequel on respire si souvent la
peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable, la fraîcheur du
soir malsaine, et où l’obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres.
Que si vous craignez les hivers du Septentrion, dites-moi quelles ombres, quel
éventail, quelles fontaines vous pourraient si bien préserver à Rome des
incommodités de la chaleur, comme un poêle et un grand feu vous exempteront ici
d’avoir froid ? » Descartes,
Lettre à Guez de Balzac du 5 mai 1631.
Pour sa part,
voilà comment Spinoza la décrira après son illustre devancier :
« Que la ville d’Amsterdam nous soit
en exemple, cette ville qui, avec un si grand profit pour elle-même et à l’admiration
de toutes les nations, a goûté les fruits de cette liberté ; dans cette
république très florissante, dans cette ville très éminente, des hommes de
toutes nations et de toutes sectes vivent dans la plus parfaite concorde et s’inquiètent
uniquement, pour consentir un crédit à quelqu’un, de savoir s’il est riche ou
pauvre et s’il a accoutumé d’agir en homme de bonne foi ou en fourbe. D’ailleurs
la Religion ou la secte ne les touche en rien, parce qu’elle ne peut servir à
gagner ou à perdre sa cause devant le juge ; et il n’est absolument aucune
secte, pour odieuse qu’elle soit, dont les membres (pourvu qu’ils ne causent de
tort à personne, rendent à chacun le sien et vivent honnêtement) ne soient
protégés et assistés par l’autorité des magistrats. » Spinoza, Traité théologico-politique (anonyme 1670), traduction de Charles
Appuhn (1862-1942), chapitre XX.
C’est à la fin
du xvi° qu’arrivent les premiers
juifs de la communauté d’Amsterdam de la péninsule ibérique parmi lesquels on
compte donc le grand-père et le père de notre philosophe (Méchoulan 1991,
p.22-23). Un statut, préparé notamment par le philosophe et juriste Hugo Grotius
(1583-1645), leur est octroyé au terme duquel certaines fonctions leurs sont
interdites (comme le commerce de détail mais non le commerce en gros). Il leur
est fait obligation de croire et de pratiquer le judaïsme contrairement à
certaines sectes protestantes qui demeurent interdites malgré la tolérance de
principe. Les juifs n’ont pas l’obligation de vivre dans un ghetto. Ils ont
l’interdiction de faire du prosélytisme et d’écrire contre le christianisme (cf.
Méchoulan 1991, p.24-26). Rapidement, se constituent trois communautés.
Le père du
philosophe, Michael d’Espinoza, fait dans le commerce international d’épices et
de fruits secs. Il a eu deux enfants avec sa première épouse, Rachel :
Isaac et Rebecca. Après son décès en 1627, il épouse Hanna Debora, la mère de
notre philosophe. Elle eut Miriam, née vers 1629 et après Baruch, Gabriel, né
entre 1634 et 1638. Le 5 novembre 1638, sa mère décède.
À partir de
1639, Spinoza fait ses études dans une école rabbinique, Ets Haïm, c’est-à-dire
« arbre de vie » ou Keter Torah, c’est-à-dire « couronne de la Torah ». Il a pour
professeur Menasseh Ben Israël (1604-1657), dont Rembrandt (1606-1669) a fait
un portrait (1640) et Saül Levi Morteira (1596-1660). Il travaille aussi dans
la maison de commerce de son père. La langue qu’utilisent les juifs d’Amsterdam
pour les affaires est le portugais, mais pour la culture, c’est le castillan
(c’est-à-dire l’espagnol). La plupart ignore totalement l’hébreu à tel point
que leur connaissance religieuse nécessite l’usage de traduction en castillan
de la Bible et des autres textes (cf.
Méchoulan 1991, p.28-32).
Le 28 avril 1641,
le père de Spinoza, Michael épouse sa troisième femme, Esther de Soliz
(~1601-1653).
À la fin des
années 1630, Spinoza assiste au châtiment d’Uriel da Costa (1585-1640). Né
Gabriel et catholique au Portugal, il reçoit une formation universitaire thomiste.
Il rejette le catholicisme et se forge un judaïsme personnel par la lecture de
l’Ancien Testament. Arrivé à
Amsterdam, il est rapidement en opposition avec le judaïsme que les rabbins
tentent de faire vivre. Il est d’abord convaincu qu’il n’y a pas d’immortalité
de l’âme puisqu’il n’en trouve pas la mention dans l’Ancien Testament. Selon lui, la seule différence entre l’homme et
les animaux, c’est la présence d’une âme raisonnable. En 1625, il est une
première fois condamné par le magistrat d’Amsterdam sollicité par la communauté
juive à une forte amende et à voir ses livres brûlés. Un herem est prononcé
contre lui. Le herem est une sorte d’excommunication qui conduit le condamné à
l’isolement. Il est interdit de lui adresser la parole, il ne peut participer
au culte à la synagogue et ne peut bénéficier, s’il est dans le besoin de la
charité de la communauté. Économiquement, il est exclu des relations de la
communauté juive. La durée du herem est variable, de un jour à plusieurs
années. Rares sont les peines à vie (cf. Méchoulan 1991, p.53-54). Uriel
da Costa porte sa critique ensuite sur Moïse, invention des religieux pour leur
plus grand profit selon lui. Il se réconcilie avec la communauté juive
d’Amsterdam. Mais un second herem a vraisemblablement été prononcé contre lui
en 1633. Seul, isolé, ne pouvant se livrer à aucune activité commerciale, il
tente une nouvelle conciliation. Elle lui est accordée moyennant une
rétractation de ses thèses et un châtiment exemplaire : il reçoit 39 coups
de fouet (peine exceptionnelle selon Méchoulan 1991, p.56) et les membres
de la communauté enjambent son corps. La communauté juive s’unit pour
promouvoir l’orthodoxie le 3 avril 1639.
C’est en 1640
qu’Uriel da Costa se serait suicidé. Il laisse une autobiographie intitulé Exemplar vitæ humanæ connue par une
source chrétienne (sur lui, cf. Méchoulan 1991, p.41-46). La même année,
le Portugal recouvre son indépendance.
En 1644,
Michael de Espinoza est en relations d’affaires avec des cryptojuifs installés
à Londres (cf. Méchoulan 1991, p.80-81).
En 1648, après
la paix de Munster avec l’Espagne, les sept Provinces-Unies néerlandaises
proclament leur indépendance.
Durant l’année
scolaire 1649-1650, Michael de Espinoza est l’un des trois parnassim (parnas au
singulier, c’est-à-dire dirigeant donc ayant une certaine richesse) du Mahamad (terme
hébreu pour désigner le comité directeur de la communauté juive) d’Amsterdam
(cf. Méchoulan 1991, p.118). Il fait partie des dédicataires de l’ouvrage
de Menasseh Ben Israël, Esperanza de
Israel (1650) Dans cet ouvrage, tout en réfutant un des signes supposés de
l’arrivée du Messie, à savoir que les Indiens d’Amérique sont les descendants
des tribus perdues d’Israël, l’auteur soutient que temps de la Rédemption est
proche. L’issue de la guerre civile anglaise qui a commencé en 1640, à savoir
l’exécution du roi Charles 1er (1600-1649) le 30 janvier 1649 après
un procès devant le Parlement qui le déclara coupable de haute trahison, fait
partie à cette époque de ces signes supposés (cf. Méchoulan 1991, p.117).
Vers 1652 au
plus tôt, Spinoza apprend le latin ou en approfondit sa connaissance et apprend
un peu de grec à l’école du libertin érudit Francis Van den Enden (1602-1674)
qui ouvre cette année-là. Il y fait également du théâtre (Scala 2009, p.7,
p.51). Ce dernier, né à Anvers, a commencé à étudier chez les augustins, puis
chez les jésuites (de 1613 à 1623). Il est définitivement chassé de l’ordre en
1633. Il arrive à Amsterdam en 1645 (cf. Marc Bedjaï « Pour un État
populaire ou une utopie subversive » in Amsterdam XVII° siècle, p.195-198). C’est un disciple de Pierre
Gassendi (1592-1655), philosophe épicurien, chrétien, critique de Descartes et
favorable à Galilée (1564-1642). On considère parfois que Van den Enden est
devenu un esprit libre (cf. Rizk 2012, p.11). Spinoza a pu y apprendre des
éléments de philosophie et de sciences cartésiennes, mathématiques et physiques.
On prétend en suivant un de ses biographes, Jean Colerus (1647-1707), pasteur
luthérien, qu’il serait tombé amoureux de la fille de son professeur, Clara
Maria. Elle lui enseignait aussi le latin en l’absence de son père. Il voulait
l’épouser. Elle épousera un autre élève de son maître qui se convertira au
catholicisme pour elle. Miriam Spinoza, la plus jeune des sœurs de Spinoza, née
du troisième mariage de son père, meurt.
En octobre
1653, la troisième femme de son père meurt.
En mars 1654,
son père meurt. Spinoza dirige la maison de commerce avec son frère. Ils
vendent de l’huile et des fruits secs venant d’Espagne ou des Canaries. La
situation de l’entreprise est difficile (cf. Méchoulan 1991, p.76).
Vers 1655, il
fréquente des réunions de Juifs libéraux appelées tertulias, c’est-à-dire réunions
d’amis. Il fait la connaissance du cryptojuif ou marrane Juan de Prado (ou
Daniel selon le prénom juif qu’il s’est donné) qui venait d’Espagne. Celui-ci
professait des thèses opposées à la religion juive (comme au christianisme
d’ailleurs) : la négation du caractère divin de l’Écriture, la négation de
la Providence divine, la négation de l’immortalité de l’âme et en conséquence
la négation des châtiments et des récompenses après la mort. Les dirigeants de
la communauté juive lui demandent de faire amende honorable. Il le fait sans
aucune sincérité selon certains (par exemple Méchoulan 1991, p.139). Le
jeune Spinoza est soupçonné d’avoir également des pensées peu orthodoxes. Il
fait un don de six florins inscrit dans le livre des offrandes, preuve qu’il
s’acquitte de ses obligations.
En 1656, un
juif fanatique tente de l’assassiner. Il aurait gardé le manteau avec la trace
du couteau toute sa vie. Le 27 juillet, après ou avant cette tentative, Spinoza
est excommunié. Un herem accompagné d’une malédiction est prononcée contre lui
en portugais (cf. Méchoulan 1991, p.29, p.54-55). Il y est accusé
d’« horribles hérésies » et d’ « actes monstrueux » (cf.
Méchoulan 1991, p.140). C’est une des deux condamnations à vie connues
(Méchoulan 1991, p.54). Sa violence est exceptionnelle
(Méchoulan 1991, p.140 et sq.). Il aurait rédigé une Apologie pour justifier sa sortir de la Synagogue en espagnol qu’on
n’a pas retrouvée (cf. Révah 1958, p.174). Il apprend la taille des verres
optiques. Il gagne un procès contre son frère dans la succession puis lui
laissera tout. À la demande des autorités juives, le magistrat d’Amsterdam lui
intime l’ordre de quitter Amsterdam. Il s’installe à Ouwerkerk au sud
d’Amsterdam.
Après son
excommunication, Spinoza étudie peut-être à l’université de Leyde en auditeur
libre durant plusieurs années (cf. Révah 1995, p.202).
Les 13 et 27
janvier 1657, Van den Enden fait représenter son Philedonius ou le cœur voluptueux au théâtre d’Amsterdam (le texte
en a été récemment retrouvé). Entre temps, le 16 janvier, il donne une
représentation publique de La Jeune Fille
d’Andros du dramaturge latin Térence (190-159 av. J.-C.). Pendant ce
temps-là, le 14 février 1657, c’est au tour de Juan de Prado de subir un herem
qui n’interdit pas en ce qui le concerne un retour dans la communauté à la
différence de Spinoza. Tout laisse à penser qu’il n’a pas rompu radicalement
comme Spinoza avec sa communauté d’origine. La même année Rembrandt aurait
peint Spinoza sans le désigner notamment dans son David jouant de la harpe devant Saül. Jan Rieuwertsz (1617-1685) publie
la traduction en néerlandais des œuvres de Descartes par Jan Hendrijk
Glazemaker (1620-1682), futur traducteur des œuvres de Spinoza. Les 21 et 22
mai, Van den Enden donne avec ses élèves une représentation de L’Eunuque de Térence et une farce en
grec. Spinoza y participe.
En janvier
1659, Spinoza et Juan de Prado auraient fait une déclaration d’athéisme – au
sens religieux – à deux espagnols, un religieux augustin, Fr. Thomas Solano y
Robles et le capitaine Miguel Perez de Maltranilla selon le témoignage de ses
derniers (cf. Revah 1995, p.32-33). Ses amis, Louis Meyer (1629-1681) et Johannes
Koerbagh (1634-1672) soutiennent leur thèse de médecine à l’Université de Leyde.
Spinoza la fréquente peut-être. C’est à cette époque qu’un fanatique juif
aurait tenté de poignarder Spinoza (cf. Révah I.-S. « Spinoza et les
hérétiques de la communauté judéo-portugaise d’Amsterdam » in Revue de l’histoire des religions, tome
154 n°2, 1958, p.199).
En 1660 ou
l’année précédente, il s’installe dans le village de Rinjsburg près de Leyde.
Il se retrouve dans un cercle d’études avec des Collégiants, c’est-à-dire des
membres de différentes confessions qui prônent un culte intérieur sans dogme et
font une place assez large à la raison. Le marchand d’épices Jarig Jelles (~1620-1683),
le riche négociant Simon Joosten de Vries (1633/1634-1667), le marchand
mennonite Peter Balling ( ?-1664), les médecins Louis Meyer (1629-1681) et
Jean Bouwmeester (1630-1680) et le libéral libraire éditeur Jan Rieuwertz (1617-1685)
nous sont connus par sa correspondance (cf. Meinsma 1896, p.116-118).
Spinoza vit de la taille des verres optiques pour laquelle il est célèbre dans
toute l’Europe. Il dessine. Il se serait représenté dans le costume du
révolutionnaire napolitain Masaniello (1620-1647). Il expose à ses amis ce qui
deviendra le Court traité.
En 1661, Spinoza
commence un Traité de la réforme de
l’entendement, et de la voie par où le diriger au mieux dans la connaissance
des choses (Tractatus de intellectus
Emendatione et de via, qua optime in veram rerum cognitionem dirigitur) qui
demeurera inachevé et paraîtra après sa mort. En juillet, Henry Oldenburg (1619-1677)
lui rend visite à Rijnsburg près de Leyde. On peut penser que c’est Pierre
Serrurier ou Petrus Serrarius (1600-1660), un millénariste, qui a permis le
contact entre les deux hommes (Meinsma 1896, note 1 p.195). Il écrit à
Spinoza en août (Lettre 1, datée du 26 août 1661) en lui rappelant les thèmes
de leur conversation. Il l’interroge sur la métaphysique et sur Descartes et
Bacon. Il lui signale l’œuvre de Robert Boyle. Spinoza répond à Oldenburg
peut-être en septembre (Lettre 2 [septembre 1661]. Il définit Dieu comme
substance unique et propose une esquisse de la méthode géométrique de la future
Éthique (qui est perdue). Il critique
Descartes et Bacon essentiellement sur la notion de volonté libre. À l’automne,
il séjourne à Amsterdam. Il rassemble pour ses amis ses idées dans le Court traité. Il fait commerce de la
taille des lentilles.
Au début de
1662, le Court Traité est achevé. Il
n’est pas publié mais des copies circulent. L’ami de Spinoza, Pieter Balling
( ?-1669), publie La Lumière sur le
candélabre. Spinoza commence à rédiger sa philosophie.
En 1663, Henry
Oldenburg (1618-1677) devient premier secrétaire de la Royal Society , c’est-à-dire
l’Académie royale des sciences du Royaume Uni. Commence une épidémie qui fera
10 000 morts en deux ans. En avril, Spinoza quitte Rijnsburg pour Voorburg
qui est près de La Haye ,
siège du gouvernement. Il habite chez un peintre, Daniel Tydeman. Vivent près
de lui l’écrivain Constantin Huygens (1596-1687) et son fils, le physicien,
mathématicien, astronome et membre de l’Académie de sciences de Paris, Christian
Huygens (1629-1695), un de ses clients pour les lentilles. Il lui reprochait de
toujours travailler à la main alors que lui-même avait mis au point un tour
pour polir les lentilles. Il écrit :
« Je me souviens
toujours des petites lentilles que le juif de Voorburg avait dans ses
microscopes, qui étaient étonnamment bien polies, mais pas sur toutes leurs
surfaces. » cité par Scala 2009, p.49.
Il fréquente aussi des
néo-épicuriens, déistes et libertins : le savant hollandais Isaac Vossius
(1618-1689), le libre-penseur français Charles de Saint-Evremond (1614-1703) et
le diplomate anglais Sir William Temple (1628-1699). En effet, tous trois
étaient à La Haye. Ils font partie des penseurs opposés au christianisme (cf.
Jonathan Israël, « La querelle sur Confucius dans les Lumières européennes
(1670-1730). On trouve aussi près de lui le calviniste Gabriel de Saint-Glain
ou Saint-Glen (~1620-1684), futur traducteur (1678) en français du Traité théologico-politique (sans nom
d’auteur et sous les trois titres suivants : La Clé du sanctuaire, Traité des cérémonies superstitieuses des Juifs et Réflexions curieuses d’un esprit
désintéressé) pour lequel il fut aidé du philosophe lui-même. À l’automne,
il publie RENATI DES CARTES Principiorum Philosophiæ
Pars I & II, more geometrico demonstratae Accesserunt ejusdem COGITATA
METAPHYSICA, In quibus difficiliores, quaetam in partes Metaphysices generali,
quam speciali occurunt, quaestiones breviter explicantur (Parties I & 2 des Principes de la Philosophie
de René Descartes, démontrées à la manière géométrique auxquelles sont ajoutées
des Pensées métaphysiques dans lesquelles les questions les plus difficiles qui
se rencontrent tant dans la partie générale que dans la partie spéciale de la
métaphysique sont brièvement expliquées) grâce au financement de Jarig
Jelles. Le livre est destiné à un disciple, Johannes Cæesarius. L’analyse de
l’ouvrage de Descartes n’est rien d’autre que le cours de philosophie que
Spinoza lui a donné, cours qui ne reflète en rien sa propre philosophie comme
il l’explique dans une lettre à Simon de Vries (lettre 9, Spinoza, Correspondance, p.84) car il se méfie du
jeune homme. Ce sera le seul livre publié par Spinoza sous son nom. La préface
de Louis Meyer permet de savoir que l’exposé de Spinoza se veut fidèle mais
n’est pas celui d’un disciple. Il rencontre Jean de Witt (1625-1672), le Grand
Pensionnaire des Provinces-Unies depuis 1653, homme fort de la République avec
son frère, Cornelis de Witt (1623-1672). Plus précisément, le titre de grand
pensionnaire était décerné au pensionnaire de la province de Hollande qui avait
la prééminence sur les six autres provinces : la province de Zélande, la
province d’Overijssel, la province de Frise, Groningue, la province de Gueldre,
la province d’Utrecht, ancienne seigneurie. Spinoza recevra de Jean de Witt une
pension. Au printemps, Spinoza séjourne à Amsterdam.
En 1664, son
ami Pieter Balling perd son fils, mort de la peste et meurt lui-même de la même
maladie. Spinoza se met à l’abri de l’épidémie chez Simon Joosten De Vries dans
son domaine agricole près du village de Schiedam à partir de décembre. La
traduction en néerlandais des Principia
paraît dans une traduction de Pieter Balling. Elle est financée par Jarig Jelles.
En février 1665,
Spinoza quitte son refuge contre la peste. Le 21 janvier, un jour de jeûne et
de prière est décidé par les autorités pour conjurer la pestilence et la colère
de Dieu pendant l’épidémie qui sévit encore. De fin mars à avril, Spinoza séjourne
à Amsterdam. Il a commencé à travailler à son Traité théologico-politique (TTP)
comme le montre une lettre qu’il reçoit d’Oldenburg (Lettre 29 ; cf. Laux
Henri, « Le Traité théologico-politique dans la correspondance de Spinoza »,
Revue de métaphysique et de morale,
2004/1 n° 41) Il y répond en indiquant clairement qu’il travaille au TTP (cf. Lettre 30 à Oldenburg daté du 7
octobre, cf. Spinoza, Correspondance,
p.202-203). Oldenburg lui demande dans sa lettre datée du 5 décembre (lettre 33)
ce qu’il pense du bruit selon lequel les Juifs vont bientôt retrouver la Terre
promise, signe de l’arrivée du Messie en qui la croyance messianiste était
forte à ce moment, ce qui n’émeut pas Spinoza (cf. Méchoulan 1991, p.123).
En juin, Spinoza donne à Bouwmeester la troisième partie de la Philosophie. La population de Voorburg
se querelle pour remplacer le pasteur du village. Spinoza est dénoncé parce
qu’il est né de parents juifs et qu’il serait athée par les calvinistes
orthodoxes. À l’automne, il délaisse la rédaction de la Philosophie pour celle du Traité
théologico-politique.
Le 31 juillet
1667 le traité de Breda met fin à la deuxième guerre anglo-néerlandaise. Le 26
septembre, Simon de Vries meurt. Sa sœur assure une rente à Spinoza de 500
florins. Il la fait réduire à 300 florins (le salaire annuel d’un ouvrier
spécialisé est d’environ 150 florins à cette époque).
En 1668,
Spinoza est avancé dans la rédaction de son Traité
théologico-politique. Johannes Koerbagh, puis son frère, Adriaan Koerbagh
(1632-1669) sont emprisonnés. Ils sont interrogés sur leur lien avec Abraham
Theodori Van Berckel (1639-1686), traducteur en 1667 en néerlandais du Léviathan de Hobbes, Van den Enden, le
socinien Jan Knol ( ?-1672) et … Spinoza. Le premier Koerbagh est libéré.
Le second est accusé à cause de son ouvrage La
lumière dans les ténèbres (édité au XX° siècle après avoir été trouvé dans
les archives judiciaires) qui critique la religion chrétienne. Interrogé, il
est sommé de dénoncer Spinoza comme son inspirateur, ce qu’il refuse de faire.
Il est condamné pour blasphème à dix ans de prison le 27 juillet.
Le 15 octobre
1669, Adriaan Koerbagh meurt en prison. À la fin de l’année (ou au début de la
suivante) Saint-Evremond rend visite à Spinoza. Spinoza a peut-être déjà quitté
Voorburg pour La Haye où il s’installe chez Johanna van Dobben, la veuve de
l’avocat Willem Van der Werve.
Vraisemblablement
en avril 1670, Spinoza publie sans nom d’auteur, en latin avec la fausse
mention d’une édition à Hambourg alors qu’il est édité à Amsterdam son Traité théologico-politique contenant
quelques dissertations quelques dissertation où il est montré que la liberté de
philosopher peut être accordée non seulement pour la piété, et pour la paix de
la république : mais qu’elle ne peut être supprimée sans qu’en même temps
soient supprimées la paix de la république et la piété elle-même (Tractatus Theologico-politicus continens
Dissertationes aliquot, quibus ostenditur libertatem philosophandi non tantum
salva pietate, & reipublicae pace posse concedi : sed eandem nisi cum
pace republicae, ipsaque pietate tolli non posse). Peut-être que Jarig
Jelles a aidé à la publication. L’ouvrage propose notamment une critique
historique et philologique de la Bible,
essentiellement de l’Ancien Testament,
qui fait scandale jusqu’à nos jours. On l’a ainsi accusé d’être antisémite. Du
côté politique, il montre que la démocratie est le régime le plus naturel, ce
qui, dans une Europe où dominent les monarchies de droit divin apparaît comme
subversif. De nos jours, il suffit de faire de lui un précurseur du
totalitarisme pour le dénoncer. Il est reconnu rapidement comme en étant
l’auteur. On dénonce « le Juif athée de Voorburg ». Le professeur de
Leibniz (1646-1716), Jacob Thomasius (1622-1684) en rédige une réfutation (cf. Lærke
Mogens, « “À la recherche d’un homme égal à Spinoza.” G. W. Leibniz et la
Demonstratio evangelica de Pierre-Daniel Huet ») dès le 8 mai. Leibniz
quant à lui qui le lit à ce moment-là qualifie le traité de « livre
horrible » dans une lettre à Albert Von Holten (cf. Lærke Mogens,
« Leibniz, la censure et la libre pensée », Archives de Philosophie, 2007/2 Tome 70). Ironiquement, la même
année paraît la première édition posthume des Pensées de Pascal (1623-1662) qui défend la « vérité » du
christianisme dans son interprétation janséniste. Elle n’aura guère de succès
auprès des catholiques proche de la papauté, des différents protestants, etc.
Spinoza quitte Voorburg pour La
Haye où il loge chez le peintre Hendrick Van der Spyck
( ?-1716), membre du consistoire luthérien de La
Haye. C ’est dans cette congrégation que
sera prédicateur le biographe de Spinoza, Johannes Colerus.
Le 24 janvier 1671,
dans une lettre à Jacob Osten (Lettre 42) que celui-ci transmet à Spinoza, le
théologien protestant Lambert Van Velthuysen (1622-1685) expose le contenu du TTP. Il en conclut que Spinoza enseigne
l’athéisme, c’est-à-dire ne croit pas à la religion chrétienne. Il l’accuse de
duplicité dans sa façon de démontrer. Spinoza répond en réfutant l’accusation
d’athéisme. Il use d’un argument assez étrange. En effet, il écrit :
« Les athées, en effet, ont
l’habitude de rechercher les honneurs et les richesses, choses que j’ai
toujours méprisées ; tous ceux qui me connaissent le savent bien. »
Spinoza, Lettre 43 à Jacob Osten de
janvier ou février 1671.
Il considère que son texte ne
montre aucune duplicité. Le 17 février 1671, Spinoza, peut-être sur la demande
de Jean de Witt, fait arrêter la traduction du Traité théologico-politique en néerlandais (cf. Lettre 44 de
Spinoza à Jelles). En novembre, Spinoza propose à Leibniz de lui envoyer le TTP (lettre 46 de Spinoza à Leibniz). Ce
dernier se gardera de lui dire vraiment ce qu’il en pense, c’est-à-dire le plus
grand mal du point de vue religieux qui est le sien.
En 1672, c’est
la guerre entre la France
de Louis XIV (1638-1643-1715) et
l’Angleterre. La France
envahit les Provinces-Unies. Jean de Witt démissionne. Guillaume III d’Orange
(1650-1702), futur roi d’Angleterre, prend le pouvoir devenant capitaine
général et Stathouder, titre qu’il rétablit. Le 20 août les frères de Witt,
Jean et Cornelis, sont assassinés par la foule. Spinoza veut placarder une
affiche manuscrite « Ultimi barbarorum ». Van der Spyck l’empêche
d’affronter la colère populaire. L’anecdote a été rapportée par Leibniz qui la
tenait de Spinoza (cf. Meinsma 1896, p.340).
En 1673, il rejette
une offre d’enseigner à l’Académie d’Heidelberg (cf. Lucas, Vie de Spinoza ; cf. Lettre 48 du
30 mars 1673 à Fabritius) que lui avait faite par l’intermédiaire de son
conseiller, le docteur en théologie Fabritius, l’Électeur palatin Charles 1er
Louis (1617-1680) qui avait la réputation d’être un athée et un libertin. Il rencontre
peut-être à Utrecht le prince de Condé (1621-1686) (cf. Lucas, Vie de Spinoza).
En 1674 il se
rend à Amsterdam pour y faire publier l’Éthique.
Mais les attaques des théologiens et des cartésiens l’en dissuadent (cf. Lettre
68 à Henry Oldenburg). Rentré à La
Haye , il commence le Traité
politique qu’il n’achèvera pas. Les autorités des Provinces-Unis condamnent
officiellement le Traité
théologico-politique qui est interdit (cf. Laux Henri, « Le Traité
théologico-politique dans la correspondance de Spinoza », Revue de métaphysique et de morale,
2004/1 n° 41, p.45). Sa vente est interdite (cf. Scala 2009, p.91).
Le 21 juin 1675,
le consistoire d’Amsterdam demande une enquête sur le bruit qui court, Spinoza
va publier un livre. En juillet ou début août il séjourne à Amsterdam. Il vient
d’achever l’Éthique démontrée selon
l’ordre géométrique et divisée en cinq parties dans lesquelles il s’agit I De
Dieu II De la nature et de l’origine de l’esprit III De l’origine et de la
nature de l’esprit IV De la servitude humaine ou de la force des affects V De
la puissance de l’intellect ou de la liberté humaine (Ethica ordine geometrico demonstrata et in quinque partes distincta in
quibus agitur I De Deo II De natura & origine mentis III De origine &
natura affectuum IV De servitute humana seu de Affectuum viribus V De potentia
intellectus seu de Libertate humana. C’est son grand ouvrage qui expose sa
philosophie comme le montre la lettre d’Oldenburg datée du 22 juillet (lettre
61) qui mentionne une lettre de Spinoza datée du 5 juillet qui se réfère à un
Traité en cinq parties. Alors qu’il était venu pour trouver un éditeur, il
décide de ne pas publier sa grande œuvre comme le montre une lettre à Oldenburg
(lettre 68) qui répond à une lettre du précédent adressée à Spinoza daté du 22
juillet (lettre 62). Il commence à ce moment là le Traité politique qui restera inachevé. Sa “dernière” lettre
adressée « à un ami au sujet du traité politique » (lettre 84) (OC
IV, p.354-355) montre qu’il a rédigé six chapitres sur les onze que nous
possédons, le onzième sur la démocratie ou l’État absolu étant inachevé.
En novembre 1676
Leibniz lui rend visite par l’intermédiaire des correspondants allemands de
Spinoza, Ehrenfried Walther von Tschirnhaus (1651-1708) et Georg Hermann
Schuller (1651-1679). Il le niera ensuite, tant la réputation de Spinoza,
athée, immoraliste, est sulfureuse. Le synode de La Haye commande la recherche de
l’auteur du Traité théologico-politique.
Spinoza est malade. Il interrompt une traduction néerlandaise du Pentateuque (c’est-à-dire des cinq
premiers livres de l’Ancien Testament qui forme la Torah pour le judaïsme, à
savoir La Genèse , L’exode,
Le Lévitique, Le Deutéronome et Les Nombres),
une Grammaire hébraïque et un Traité de l’arc-en-ciel.
Spinoza meurt seul
dans l’après-midi d’un dimanche le 21 février 1677 dans la maison de Van Der
Spyck. Il aurait demandé ce jour-là que son Éthique
paraisse sans son nom (cf. Scala 2009, p.92). Un de ses amis, le médecin
Louis Meyer arrive et repart immédiatement avec tous les manuscrits pour
Amsterdam.
En novembre,
sont publiées grâce à un don anonyme les Œuvres
posthumes, à savoir l’Éthique, le
Traité politique (inachevé), le Traité de la réforme de l’entendement
(inachevé), les Lettres et réponses
(incomplètes), l’Abrégé de grammaire
hébraïque (inachevé).
Un prêtre
néerlandais déclarera : « Ci-git Spinoza ; crachez sur sa tombe ! »
tant la haine du philosophe fut profonde.
Bibliographie.
Œuvres de Spinoza.
Spinoza, Œuvres, traduction Charles Appuhn (1862-1842), réédité GF
Flammarion, 1965.
Volume 1 : Court traité, Traité de la réforme de l’entendement, Principes de la philosophie de Descartes, Pensées métaphysiques. Volume 2 : Traité théologico-politique. Volume 3 : Éthique. Volume 4 : Traité
politique, Correspondance.
Spinoza, Œuvres, Gallimard « La Pléiade », 1954.
Spinoza, Œuvres V, Tractatus
politicus. Traité politique, texte établi par Omero Proietti, traduction,
introduction, notes, glossaires, index et bibliographie par Charles Ramond avec
une notice de Pierre-François Moreau et des notes d’Alexandre Matheron, P.U.F.
« Épiméthée », mai 2005.
Spinoza, Correspondance, présentation et traduction par Maxime Rovere, GF
Flammarion, 2010.
Sur Spinoza.
Biographies contemporaines.
Études.
Balibar 1985 :
Étienne Balibar, Spinoza et la politique,
P.U.F. « Philosophies », 1985.
Brunschvicg
1924 : Léon Brunschvicg (1869-1944), Spinoza
et ses contemporains, P.U.F., 1971.
Delbos 1916 :
Victor Delbos (1862-1916), Le spinozisme,
Vrin.
Deleuze 1968 : Gilles
Deleuze (1925-1995), Spinoza et le
problème de l’expression, Minuit, 1968.
Deleuze 1981 : Gilles
Deleuze, Spinoza philosophie pratique,
Minuit, 1981.
Meinsma 1896 : Koenraad
Oege Meinsma (1865-1929), Spinoza et son
cercle : étude critique historique sur les hétérodoxes hollandais
(1896), Vrin, 1983, 2006.
Millet 1986 :
Louis Millet, Pour connaître Spinoza,
Bordas, 2ème édition, 1986.
Misrahi 1972 :
Robert Misrahi, Spinoza, Seghers, 3ème
édition 1972.
Misrahi 2005 :
Robert Misrahi, Spinoza, Éditions
Médicis-Entrelacs, 2005.
Moreau 1977 :
Joseph Moreau, Spinoza et le spinozisme,
P.U.F. « Que sais-je ? », 2ème édition, 1977.
Révah 1995 :
Israël Salvatore Révah (1917-1973), Des
marranes à Spinoza – Textes réunis par Henry Méchoulan, Pierre-François
Moreau et Carsten Lorenz Wilke, Vrin, 1995.
Rizk 2012 :
Hadi Rizk, Spinoza. L’expérience et
l’infini, Armand Colin, 2012.
Scala 2009 :
André Scala, Spinoza, Perrin, Tempus,
2009, réédition de Spinoza, Les
Belles Lettres, « Figures du savoir », 1998.
Zac 1972 :
Sylvain Zac, La morale de Spinoza,
P.U.F., 1972.
Articles.
Bouveresse
Renée, « Une lettre de Spinoza » in Revue Philosophique de Louvain, quatrième série, Tome 76, n°32,
1978. p.427-446.
Israël
Jonathan, « La querelle sur Confucius dans les Lumières européennes
(1670-1730) » traduit de l’anglais par Frank Lemonde, in Rue Descartes, 2014/2 n° 81, p. 64-83.
Laux Henri, « Le
Traité théologico-politique dans la correspondance de Spinoza », Revue de métaphysique et de morale,
2004/1 n° 41, p. 41-57.
Lærke Mogens,
« “À la recherche d’un homme égal à Spinoza.” G. W. Leibniz et la Demonstratio evangelica de Pierre-Daniel
Huet », Dix-septième siècle,
2006/3 n° 232, p.387-410.
Lærke Mogens,
« Leibniz, la censure et la libre pensée », Archives de Philosophie, 2007/2 Tome 70, p. 273-287.
Révah I.-S.
« Spinoza et les hérétiques de la communauté judéo-portugaise
d’Amsterdam » in Revue de l’histoire
des religions, tome 154 n°2, 1958.
Ouvrage
généraux.
Amsterdam XVII°. Marchands et
philosophes : les bénéfices de la tolérance, sous la direction d’Henry
Méchoulan, Autrement, 1993.
Méchoulan 1991 :
Henry Méchoulan, Être juif à Amsterdam au
temps de Spinoza, Albin Michel, 1991.
lundi 25 mai 2015
Thomas d'Aquin : brève biographie
Thomas d’Aquin
(Saint) est né en 1225 à Aquino près de Naples d’une famille aristocratique de
Naples.
Contre l’avis
de sa famille, il rejoint l’ordre dominicain des frères prêcheurs à 18 ans. Il
étudie à Naples où il entend les leçons d’un maître es arts averroïste, le
philosophe Pierre d’Irlande (~1200/1210-~1265/1270). À Cologne et à Paris il
suit les cours du dominicain Albert le Grand (1193/1206-1280).
En 1256, il
devient maître en théologie, il enseigne à Paris, Rome et Naples. D’abord
chrétien, il essaye de concilier la religion chrétienne avec la philosophie
gréco-arabe, essentiellement celle d’Aristote et de ses commentateurs. On lui
doit des Commentaires d’Aristote ;
la Somme
contre les Gentils et la Somme théologique.
Il meurt en
1274.
Il meurt en 1274.
En 1277, l’évêque de Paris Etienne Tempier condamne 219 thèses, averroistes ou thomistes.
En 1309, le Chapitre général de l’ordre des prêcheurs prescrit l’enseignement de la Doctrine de Thomas.
En 1323, il est canonisé.
En 1324, diverses thèses thomistes sont retirées de la condamnation d’Etienne Tempier.
En 1567, il devient docteur de l’Église.
En 1918, le code de droit canonique prescrit l’enseignement de sa philosophie et de sa théologie, (le thomisme) à toutes les écoles de philosophie et de théologie.
dimanche 17 mai 2015
La nature. Texte de Heidegger : son caractère fondamental
Quelles que
soient la force et la portée qui sont attribuées au mot de « Nature »
aux divers âges de l’histoire occidentale, chaque fois ce mot contient une
interprétation de l’étant dans son ensemble – même là où, apparemment, il n’est
pris que comme notion antithétique. Dans toutes ces distinctions
(Nature-Surnature, Nature-Art, Nature-Histoire, Nature-Esprit) la nature ne
prend seulement signification en tant que terme d’opposition, mais c’est elle
qui est première, dans la mesure où c’est toujours et d’abord par opposition à
la nature que les distinctions sont
faites ; par conséquent, ce qui est distingué d’elle reçoit sa
détermination à partir d’elle.
Heidegger, « Ce qu’est
et comment se détermine la physis » in Questions
II.
La nature. Texte de Nieztzsche : l'erreur des stoïciens qui prescrivent de "vivre conformément à la nature"
C’est « conformément
à la nature » que vous voulez vivre ! Ô nobles stoïciens, quelle
duperie est la vôtre ! Imaginez une organisation telle que la nature,
prodigue sans mesure, indifférente sans mesure, sans intentions et sans égards,
sans pitié et sans justice, à la fois féconde, et aride, et incertaine,
imaginez l’indifférence elle-même érigée en puissance, – comment pourriez-vous
vivre conformément à cette indifférence ? Vivre, n’est-ce pas précisément
l’aspiration à être différent de la nature ? La vie ne consiste-t-elle pas
précisément à vouloir évaluer, préférer, à être injuste, limité, autrement
conformé ? Or, en admettant que votre impératif « vivre conformément
à la nature » signifiât au fond la même chose que « vivre
conformément à la vie » – ne pourriez-vous pas vivre ainsi ? Pourquoi
faire un principe de ce que vous êtes vous-mêmes, de ce que vous devez être
vous-mêmes ? – De fait, il en est tout autrement : en prétendant lire,
avec ravissement, le canon de votre loi dans la nature, vous aspirez à toute
autre chose, étonnants comédiens qui vous dupez vous-mêmes ! Votre fierté
veut s’imposer à la nature, y faire pénétrer votre morale, votre idéal ;
vous demandez que cette nature soit une nature « conforme au Portique »
et vous voudriez que toute existence n’existât qu’à votre image – telle une
monstrueuse et éternelle glorification du stoïcisme universel ! Malgré
tout votre amour de la vérité, vous vous contraignez, avec une persévérance qui
va jusqu’à vous hypnotiser, à voir la nature à un point de vue faux, c’est-à-dire
stoïque, tellement que vous ne pouvez plus la voir autrement. Et, en fin de
compte, quelque orgueil sans limite vous fait encore caresser l’espoir dément
de pouvoir tyranniser la nature, parce que vous êtes capables de vous
tyranniser vous-mêmes – car le stoïcisme est une tyrannie infligée à soi-même, –
comme si le stoïcien n’était pas lui-même un morceau de la nature ?… Mais
tout cela est une histoire vieille et éternelle : ce qui arriva jadis avec
les stoïciens se produit aujourd’hui encore dès qu’un philosophe commence à
croire en lui-même. Il crée toujours le monde à son image, il ne peut pas faire
autrement, car la philosophie est cet instinct tyrannique, cette volonté de
puissance la plus intellectuelle de toutes, la volonté de « créer le monde »,
la volonté de la cause première.
Nietzsche, Par delà bien et mal (1886), § 9.
Texte de Diderot sur la nature et l'art
Les productions de l’art seront
communes, imparfaites et faibles, tant qu’on ne se proposera pas une imitation
plus rigoureuse de la nature. La nature est opiniâtre et lente dans ses
opérations. S’agit-il d’éloigner, de rapprocher, d’unir, de diviser, d’amollir,
de condenser, de durcir, de liquéfier, de dissoudre, d’assimiler, elle s’avance
à son but par les degrés les plus insensibles. L'art, au contraire, se hâte, se
fatigue et se relâche. La nature emploie des siècles à préparer grossièrement
les métaux : l’art se propose de les perfectionner en un jour. La nature
emploie des siècles à former les pierres précieuses, l’art prétend les
contrefaire en un moment.
Diderot, De l’interprétation de la nature (1753), XXXVII
samedi 16 mai 2015
Eschyle (525/524-456/255 av. J.-C.), biographie
Vie.
En 534, sous
le règne du tyran Pisistrate (~600-561-527
av. J.-C.), aurait eu lieu la première représentation tragique aux Grandes Dionysies
à Athènes (cf. Jacqueline De Romilly 1980, p. 65 ; Meier 2004,
p. 60, p. 70 ; Vernant/Vidal-Naquet 1986, p. 17). Cette
fête religieuse se tenait à la fin du mois de mars sur les flancs de
l’Acropole. Cette innovation par rapport au chœur de dithyrambe aurait été
l’œuvre de Thespis (~580- ?), le créateur de la tragédie (cf. Plutarque, Vie de Solon, LX ; Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes
illustres, III, 56), personnage peut-être légendaire (Vidal-Naquet 1972,
p. 92, p. 93). Les Grecs croyaient en son existence comme le montre
la mention de ses danses dans Les Guêpes
d’Aristophane (~445-~386 av. J.-C.) ou le dialogue que lui fait tenir Plutarque
avec Solon (cf. Plutarque, Solon, 40 ;
Vernant 1973, p. 17 ; Vidal-Naquet 2002, p. 14-15) où
le législateur critique un spectacle mensonger et corrupteur. Thespis aurait
introduit un premier acteur dialoguant avec le chœur. Pisistrate, quant à lui, régnait
depuis 561 environ où il avait accédé au pouvoir grâce au peuple en profitant
des conflits opposant les grandes familles aristocratiques (cf. Mossé 1971,
p. 20 et sq. ; Poursat 1995, p. 148). Sa tyrannie (ou royauté),
entrecoupée de deux exils, passe pour avoir été assez bienveillante (cf. Mossé
1971, p. 22).
Eschyle, fils
d’Euphorion (expression qu’on trouve sous la plume d’Hérodote, Histoires, II Euterpe, 156), naît à Éleusis,
sur le territoire de la cité d’Athènes en 525/524 pendant la tyrannie des fils
de Pisistrate, Hippias ( ?-490 av. J.-C.) et Hipparque ( ?-514 av.
J.-C.). Peut-être que sa famille était noble (contra Saïd 1997, p. 135). On
lui attribue deux frères, Cynégire et Ameinias (ou Aminias), et une sœur dont
les enfants furent des poètes tragiques. Lui-même eut deux fils, Euphorion –
comme le père d’Eschyle – et Euaion (ou Eubion ou Evéon ou encore Bion selon Victor
Hugo dans son William Shakespeare qui
suit un des noms donnés par le court article que Suidas – l’auteur présumé de
l’encyclopédie intitulé Souda du ix° siècle – a consacré à Eschyle), qui
devinrent des poètes tragiques. Il a dû apprendre à lire et à écrire. Mais il a
dû également s’initier au théâtre s’il est vrai que même le génie a besoin de
savoir-faire.
Concernant sa
formation, nous sommes dans une certaine ignorance. Quant à sa vocation, les
anciens avaient une explication simple que nous a donné Pausanias (~115-~180)
dans sa Description de la Grèce : « Eschyle disait qu’enfant, il s’était endormi
dans la campagne alors qu’il surveillait des vignes. Dionysos lui apparut et
lui ordonna de composer une tragédie. Aussitôt éveillé – comme il voulait obéir
– il s’y essaya, et la composa sans difficulté. » (I, XXI, 2 ;
cf. Palomar Perez 1988, p.66)
A-t-il été
initié aux mystères d’Éleusis ? On l’infère d’un passage des Grenouilles (406/405 av. J.-C.)
d’Aristophane (v.886 sq.). Il fut plus tard accusé d’avoir dévoilé une partie
des dits mystères dans une de ses tragédies (laquelle ?). Or, il se
défendit en prétendant ne pas les connaître au témoignage d’Aristote (384-322
av. J.-C., Éthique à Nicomaque, livre
III, chapitre 2, 1111a9). Il est donc permis de faire avec Paul Mazon, dans
l’introduction de son édition des œuvres d’Eschyle, l’hypothèse qu’il n’y a pas
été initié.
En 522, Darios
1er (~550-522-486 av.
J.-C.), qui appartenait peut-être à une branche de la famille régnante, devient
roi des Perses après une conjuration qui écarta Bardiya ( ?-522 av. J.-C.),
fils de Cyrus II le grand ( ?-559-529
av. J.-C.), fondateur de l’empire perse, qui l’avait écarté au profit de son
cadet, Cambyse II ( ?-529-522
av. J.-C.). Il épouse Atossa, une des filles de Cyrus.
En 514,
Hipparque est assassiné par Aristogiton, un aristocrate, et son jeune amant
Harmodios pour une sombre affaire d’honneur. Ils sont tués à leur tour. Hippias
règne seul.
En 510, Hippias
est chassé d’Athènes avec l’aide des Spartiates commandés par le roi Cléomène 1er
( ?-520-488). Il se
réfugie chez les Perses qu’il conseille. Preuve d’une perméabilité entre les
Grecs et les Barbares. La tyrannie des Pisistratides prend fin. S’opposent deux
hommes, Isagoras ( ?- ?) soutenu par les Spartiates et Clisthène
( ?- ?), fils de Mégaclès.
En 508,
Isagoras est archonte. Sa volonté d’instaurer un régime oligarchique et
l’intervention de Sparte sont contestés. Clisthène finit par trouver dans le
peuple (grec, δῆμος, démos) un soutien décisif contre les
oligarques.
En 508,
Clisthène donne ses institutions au nouveau régime : la démocratie ou
plutôt l’isonomie comme il est
préférable de le nommer. Ce régime n’était pas tout à fait nouveau puisque les
cités de Corinthe et d’Argos l’avaient adopté (Meier 2004, p. 17). Il
résidait dans le partage du pouvoir entre une aristocratie qui conservait son
pouvoir d’initiative et un peuple, notamment les couches moyennes, qui
participait à la vie politique. L’isonomie se distingue de la démocratie au
sens propre en ce que ce n’est pas le peuple qui exerce le pouvoir (cf. Meier
2004, p. 129). Des institutions anciennes, Clisthène conserve :
-
Les quatre classes censitaires. À savoir les pentacosiomédimnes (revenu d’au moins
500 médimnes de grains, le médimne valant un demi-hectolitre environ), les hippeis ou chevaliers (revenu d’au moins
300 médimnes), les zeugites (revenu
d’au moins 200 médimnes) et les thètes
(revenu inférieur au 200 médimnes).
-
L’archontat. Il regroupait neuf magistrats, à
savoir, l’archonte éponyme, c’est-à-dire qui donne son nom à l’année, le
polémarque, chef des armées et le roi dont la fonction n’était que religieuse
et les six thesmothètes qui avaient des fonctions législatives – ils
proposaient des réformes législatives – et judiciaires – ils présidaient les
jurys (cf. Fustel de Coulanges (1830-1899), La
cité antique, 1864).
-
L’Aréopage. Il regroupait les archontes sortis
de charge qui siégeaient jusqu’à la fin de leur vie. L’Aréopage se réunissait
sur la colline d’Arès (= le Dieu de la guerre), proche de l’Acropole.
Clisthène
change nombre d’institutions. Il fait entrer de nouveaux citoyens dans le corps
civique, peut-être des étrangers, voire des esclaves selon un passage difficile
d’Aristote dans sa Politique (livre III,
1275 b).
Il commence
par remplacer les tribus par une entité locale à laquelle il donne une fonction
politique : le dème. Dorénavant,
chaque athénien sera nommé d’après son dème et non plus d’après son père (Mossé
1984, p. 153) – du moins officiellement. Les dèmes ont des tailles très
variables. On peut admettre qu’ils étaient au nombre de 100 (cf. Lévy 1995,
p. 200). Plusieurs dèmes constituent une trittye. Le territoire d’Athènes est découpé en trois zones, l’astu, c’est-à-dire la ville, la zone
urbanisée et les ports du Pirée et de Phalère ; la mésogée, c’est-à-dire la zone du milieu et la paralie qui regroupe les régions de la côte. Chaque région a dix
trittyes. Avec une trittye de chaque zone, Clisthène crée dix tribus. Les quatre tribus
traditionnelles n’ont plus que des attributions religieuses.
Le pouvoir est
désormais détenu par l’Ecclésia ou Ekklesia (ἐκκλησία, l’assemblée
du peuple), composée des citoyens mâles. Elle a le pouvoir de déclarer la
guerre, d’infliger des amendes, de condamner à mort. Elle est parfois un
tribunal dans les affaires de haute trahison (eisangélie). Elle se réunit quatre fois par prytanie (donc quarante
fois par an). Le vote a lieu en principe à main levée (sauf plus tard pour certains
cas comme l’ostracisme).
L’Héliée est le tribunal populaire. Il a
6000 membres, soit 600 par tribus. Regroupés par section, ils siègent en fonction
de l’importance du procès au nombre de 201, 501, 1001, 1501 (ou 200, 500, 1000,
1500).
L’archontat est réformé. Les archontes sont
élus à raison d’un par tribu. Aussi un dixième apparaît-il, le secrétaire des
thesmothètes. L’archonte éponyme est conservé. Entre autres fonctions, il
désigne les chorèges, c’est-à-dire
les riches citoyens chargés de financer les pièces de théâtres et organise les
processions des grandes Dionysies qui ont lieu dans la deuxième quinzaine de
mars (cf. Meier 2004, p. 69 et sq.) durant six jours (Mossé 1971,
p. 55) voire sept (Dupont 2015, p. 37). La fête a lieu en
l’honneur de Dionysos Eleuthéreus dont le sanctuaire se trouve au pied de
l’Acropole (Dupont 2015, p. 37). Après un premier jour consacré aux
processions, les pièces de théâtre étaient représentées durant cinq jours. Le
premier jour voyait les concours de dithyrambes. Les trois suivants étaient
représentés trois tragédies et un drame satyrique par jour, œuvre d’un poète. Les
thèmes des drames satyriques sont les mêmes que ceux des tragédies. La
différence tient au chœur de satyres, personnages dionysiaques, donc adeptes du
vin et des plaisirs d’Aphrodite. On peut estimer à six à sept heures la durée
de la représentation de l’œuvre d’un poète tragique. Le dernier jour, cinq
comédies étaient représentées (cf. Lévy 1995, p. 258 ;
Dupont 2015, p. 37).
Sur les gradins du théâtre de
Dionysos à Athènes, entre 17 000 et 30 000 spectateurs. Dans Le Banquet (175e) de Platon, Socrate loue
Agathon pour sa sagesse car il a triomphé devant plus de 30 000 Grecs.
Dans l’Ion, Socrate parle au rhapsode
de 20 000 spectateurs. Peuvent assister à la représentation les citoyens, les
esclaves avec leurs maîtres, les métèques – c’est-à-dire les étrangers résidant
à Athènes –, les étrangers, voire les femmes.
Les acteurs se
trouvent sur la skènè ou scène, en bois à l’époque d’Eschyle (cf.
Dupont 2015, p. 38). Le chœur est situé, plus bas, sur l’orchestra (orkhestra,
ὀρχήστρα du verbe orkheîsthai, danser) ou orchestre. Il est de forme circulaire
avec en son centre l’autel rond de Dionysos. On nomme parodos chaque côté de
l’orchestra où entrait le chœur.
Le chœur comprend 14 chanteurs et
un chef de chœur, le coryphée. Ce sont des citoyens ordinaires. L’instrument
qui les accompagne est l’aulos, une sorte de flute. En effet, le chœur, pour
l’essentiel chante, psalmodie et danse. Il utilise à cet effet une métrique
particulière. Le coryphée peut, seul, donner la réplique aux acteurs. Parfois,
un acteur chantait en solo. Aucun membre du chœur n’a de masque.
Il n’y aurait eu qu’un acteur à
l’origine selon Aristote (Poétique,
chapitre 4, 1449a) et Eschyle aurait introduit le second acteur.
« Le premier, Eschyle porta d’un à
deux le nombre des acteurs ; il diminua la partie du chœur et donna le
premier rôle au dialogue. » Aristote,
La Poétique, chapitre 4, 1449a16-20,
traduction Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Seuil, 1980.
Sophocle aurait introduit un
troisième acteur. L’acteur qui peut tenir plusieurs rôles est nécessairement un
homme. Les acteurs sont rémunérés. La métrique dans laquelle il s’exprime est
proche de la prose. Il porte un masque, des cothurnes, c’est-à-dire des
souliers qui le rehaussent. Son costume doit servir à le faire reconnaître.
Les thètes
restent exclus des charges en raison de leur pauvreté.
L’armée est
toujours commandée par l’archonte polémarque. Elle est composée des citoyens
qui peuvent payer leur équipement, c’est-à-dire ceux des trois premières
classes censitaires.
Clisthène
disparaît peu après sa réforme. Tout se passe comme si ses ennemis avaient
réussi à faire disparaître ses traces (Sur Clisthène : Mossé 1971,
p. 25-30 ; Mossé 1984, p. 152-156 ; Amouretti/Ruzé 1978,
p. 110-115).
D’autres
réformes eurent lieu après lui.
C’est en
501/500 que sont créés les dix stratèges
élus et que l’armée est répartie en dix corps (Cabanes 2008, p. 168). En
outre, les bouleutes prêtent désormais serment à leur entrée en charge comme
gardiens des lois de la cité (Mossé 1971, p. 30).
C’est après la
réforme de Clisthène que le théâtre quitte l’Agora pour s’installer au pied de
l’Acropole. À peu près au même moment, l’assemblée quitte également l’Agora
pour s’installer sur la Pnyx
(Loraux 1999, p. 29 et sq.).
En 500 débute
la révolte des cités grecques d’Ionie (actuelle Turquie) contre la domination
perse. Les Athéniens la soutiennent. On peut les considérer comme les
agresseurs des Perses (cf. Meier 2004, p.97). Cette année-là ou plus tard,
Eschyle, le « père de la tragédie » selon Philostrate (~170-249, Vie d’Appolonios de Tyane, VII, 11,
9-10), fait ses débuts au théâtre. On peut le concevoir comme une sorte de
réalisateur dans la mesure où il compose un texte mais où il est aussi un
chorodidaskalos (χοροδιδάσκαλος), c’est-à-dire qu’il dirige aussi le chœur
(Dupont 2015, p.7). La tradition veut qu’il ait toujours composé ivre,
c’est-à-dire inspiré par le Dieu Dionysos (cf. Palomar Perez 1988, p. 67).
En outre, il aurait été acteur dans ses pièces (cf. Palomar Perez 1988,
p. 73-75).
En 495
(peut-être en 496) naît Sophocle (~495-~405)
En 494, Milet
est prise par les Perses après la défaite des Ioniens à la bataille de Ladé
(Cabanes 2008, p. 160). Ses habitants sont massacrés ou vendus en
esclavage. Les Athéniens qui avaient soutenu le soulèvement de l’Ionie ne
firent finalement rien.
En 493/492, Thémistocle
(~528-462) qui est archonte, attribue un chœur à Phrynichos (~540-~470 av.
J.-C.). Il donne à Athènes une tragédie sur l’histoire récente : la Prise de Milet. La représentation fait fondre
en larmes le public. Ce succès constitue une attaque contre le gouvernement du
moment qui règne depuis 498 et qui est favorable à Sparte. Le poète est
condamné à une amende de mille drachmes selon le témoignage d’Hérodote
(~484-420 av. J.-C.) (« Le théâtre
fondit en larmes à la représentation de la tragédie de Phrynikos, dont le sujet
était la prise de cette ville ; et même ils condamnèrent ce poète à une
amende de mille drachmes, parce qu’il leur avait rappelé la mémoire de leurs
malheurs domestiques : de plus, ils défendirent à qui que ce fût de jouer
désormais cette pièce. » Hérodote,
Histoires, VI, 21) et celui de Strabon (~58 av. J.-C.-~25 ap. J.-C.) qui
s’appuie sur une autre source qui n’est peut-être pas indépendante de la
première (« À ce propos-là même,
Callisthène [historien du iv°
siècle av. J.-C.] rappelle comment les
Athéniens punirent de 1000 drachmes d’amende le poète tragique Phrynichos, pour
avoir fait un drame de la prise de Milet par Darius. » Strabon, Géographie, XIV, 1, 7) (cf. Loraux 1999,
note 1 p. 143, p. 67 sq., p. 131). On peut y voir une réplique
du gouvernement (Cabanes 2008, p. 161). Cela montre une dimension
politique de la tragédie (cf. Vidal-Naquet 2002, p.10-11). Phrynichos introduisit
dans les tragédies des personnages féminins … joués par des hommes.
En 492, Darios
1er confie une première expédition punitive à son neveu Mardonios
( ?-479 av. J.-C.), fils de sa sœur. C’est un échec.
En 490, Darios
1er reprend son projet. Les Perses envahissent la Grèce. Certaines
cités s’allient à eux. Nouvelle preuve que l’opposition entre les Grecs et les
Barbares n’est pas si évidente que cela dans la pratique. L’ancien tyran
Hippias se fait le guide des Perses. Eschyle prend part à la bataille décisive de
Marathon en septembre, avec un de ses frères, Cynégire, qui y trouva la mort
selon une interprétation d’Hérodote qui ne le nomme pas comme frère d’Eschyle (Histoires, VI, 114 ; cf.
Dupont 2015, p.12). Il participe à la victoire de la coalition grecque
constituée des seuls Athéniens et Platéens commandée par le stratège athénien Miltiade
(540-489 av. J.-C.). Le contingent spartiate arrive en retard car les
Spartiates étaient occupés à célébrer une fête (cf. Meier 2004, p. 18).
Les Perses avaient envoyé la flotte pour prendre Athènes. Après la bataille,
les hoplites athéniens rentrent dans leur cité à marche forcée. Ils arrivent
avant la flotte perse qui renonce. C’est la fin de la première guerre médique.
Si Darios 1er ne reprit pas les hostilités, ce n’est pas par sagesse
comme le personnage des Perses
d’Eschyle, mais parce qu’une révolte en Egypte l’en empêcha.
À partir de
488/487 l’ecclésia commence à
prononcer la peine d’ostracisme contre un citoyen soupçonné de vouloir établir
la tyrannie. Peut-être que Clisthène l’avait institué et qu’il n’avait pas été
utilisé (cf. Lévy 1995, p. 202). Pour cela, l’ecclésia se réunit sur l’Agora (y compris lorsque l’assemblée
migrera vers la Pnyx )
chaque année à la sixième prytanie pour examiner à main levée s’il y a matière
à prononcer un ostracisme. En cas de réponse positive, l’examen se fait deux
mois après. Si au moins six mille votants se décident en mettant un nom sur un
tesson de poterie (ostracos), le
citoyen part pour un exil de dix ans. Le vote a lieu sans procédure nominative.
Il s’agit de débarrasser la cité d’un citoyen qui se montre trop supérieur aux
autres (Vernant 1972, p. 124-126). Les archontes sont dorénavant tirés au
sort (cf. Meier 2004 p. 71). Ils continuent d’appartenir aux deux
premières classes censitaires, les pentacosiomédimnes
et les hippeis (cf. Lévy 1995,
p. 203).
En 486
commence le règne de Xerxès 1er ou le grand (~519-486-465 av. J.-C.)
sur l’empire perse. Avant d’envahir la Grèce, il doit d’abord soumettre
l’Egypte et Babylone révoltées.
En 485 naît
vraisemblablement Euripide (~485-~406).
En 484, Eschyle
remporte sa première victoire au théâtre. Il sera souvent couronné par les
Athéniens, preuve que son théâtre rencontrait les goûts de son public.
En 483, les
Perses préparent une immense expédition contre la Grèce avec le projet cette
fois de la conquérir. Ils peuvent compter sur de nombreuses cités grecques
qu’ils dominent et sur Thèbes.
En 483/482
Thémistocle est archonte (cf. Mossé 1971, p. 33). On découvre les riches
mines argentifères du Laurion. Thémistocle fait affecter les revenus à la
construction de trières, c’est-à-dire de vaisseaux de combat.
En août 480, aux
Thermopyles quelques six milles soldats grecs dont 300 Spartiates conduits par
leur roi Léonidas 1er (~540-489-480)
retardent l’avancée de l’armée perse. Cette armée grecque est défaite suite à
la trahison d’un des siens. Les Perses occupent Athènes. Ils détruisent les
sanctuaires de l’Acropole. Le 22 (ou 29) septembre, Eschyle prend part à la
bataille navale de Salamine dirigée par Thémistocle qui voit la large victoire
des Athéniens sur les Perses. On a contesté sa présence au motif qu’il était
noble. Ce dernier point étant discutable, la contestation est pour le moins
étrange. En outre, à supposer qu’il était hoplite, presque tous les citoyens
avaient quitté Athènes. Enfin, des hoplites étaient sur les trières (le refus
de la présence d’Eschyle à Salamine se trouve chez Dupont 2015, p. 66,
cf. p.42). Toujours est-il que la politique de construction de trières de
Thémistocle est gagnante. Au même moment selon Hérodote (Histoires, VIII, 95), Aristide (~550-~468/7 av. J.-C.), dit
« le Juste », adversaire politique de Thémistocle, mais qui le
seconda dans cette guerre, débarque avec des hoplites dans l’île de Psyttalie
et massacrent les Perses qui s’y trouvent. Dans la version d’Eschyle qu’il
donne dans Les Perses (v.447 et sq.),
les Athéniens tuent en jetant pierres et flèches les Perses avant de les
achever à l’arme blanche (cf. sur cette opposition, Vidal-Naquet 1986,
p. 111). Dans l’hypothèse où Eschyle n’aurait combattu que comme hoplite,
il a pu participer au massacre sur l’île de Psyttalie. Au même moment, le tyran
de Syracuse, Gélon ( ?-488-478),
remporte une grande victoire contre les Carthaginois à Himère. Les Grecs ont
vaincu les Barbares est une des leçons qu’on tire de ces événements.
Au printemps
479, les Perses envahissent à nouveau l’Attique et Athènes. Mais ils sont de
nouveau battus sur terre à Platées au mois d’août. Eschyle aurait participé à
la bataille (Wartelle 1965, p.477). Il la fait prédire par l’ombre (Εἴδωλον
Δαρείου) ou l’âme de Darios 1er dans Les Perses (v.817). Xerxès qui avait fui en Perse avait laissé le
commandement à l’armée de terre à son cousin, Mardonios (qui n’apparaît pas
dans Les Perses). Il y laissa la vie.
Les Grecs détruisent le même jour selon Hérodote les restes de la flotte perse au
cap Mycale.
En 478 est
fondée la ligue de Délos, une alliance de cités sous la direction d’Athènes. Au
début, elle comprend Samos, Chios, Lesbos, Délos, Thasos, Samothrace et les
Cyclades, certaines cités de Chalcidique et de Propontide ainsi que Rhodes.
Eschyle en cite certaines comme des possessions perses du temps de Darios 1er
dans Les
Perses (v.860-880) pour célébrer la puissance athénienne. Chaque cité
lui verse une contribution dont le but est la lutte contre les Perses.
Rapidement, cette contribution se transforme en une sorte de tribut dont
Athènes use comme elle l’entend. C’est le début de l’empire athénien.
En 477/476,
Phrynichos fait donner une tragédie sur le thème des guerres médiques, Les Phéniciennes, titre relatif au chœur
de femmes phéniciennes, dont le chorège était Thémistocle, le vainqueur de
Salamine selon Plutarque (~46-~125) dans sa Vie
de Thémistocle ([5] (5) ; cf. Romilly 1980, p.68 ; Canfora 1994,
p. 185-186 ; Vidal-Naquet 2002, p.18-19 ; Meier 2004,
p. 86).
En 472, Les
Perses obtiennent le premier prix aux Grandes Dionysies (cf. Meier
2004, p. 104). Cette tragédie était, selon un scholiaste, la seconde pièce
après Phinée, et suivie de Glaukos de Potnies avec un Prométhée en drame satirique, trois
pièces perdues. Le chorège est Périclès (~495-429 av. J.-C.) (cf. Vidal-Naquet 1986,
p. 97). Eschyle se présente ainsi dans le camp des démocrates en ce point
de sa carrière (Vidal-Naquet 2002, p. 18-19). C’est la seule tragédie
sur un thème historique qui nous soit parvenue. La pièce d’Eschyle rend hommage
aux spartiates et tait la trahison au profit des Perses de Thèbes (cf.
Vidal-Naquet 2002, p. 21-22). Thémistocle est ostracisé (Meier 2004,
p. 105). C’est un pro-spartiate, Cimon (~510-~449 av. J.-C.), le fils du
vainqueur de Marathon, Miltiade, qui en est l’instigateur. Or, le premier vers
des Perses
est démarqué du premier vers des Phéniciennes
de Phrynichos (cf. Vidal-Naquet 1986, p. 93 ; Canfora 1994,
p. 187). Ce qui peut tendre à prouver qu’Eschyle soutenait Thémistocle
(cf. Canfora 1994, p. 187).
En 471 Eschyle
est en Grande Grèce (Sicile). Il est invité par le tyran de Syracuse, Hiéron 1er
( ?-478-466 av. J.-C.),
successeur de son frère Gélon, qui avait participé à la bataille d’Himère qu’il
présentait d’un point de vue idéologique comme une victoire du monde grec
contre les barbares. Les Perses y sont joués (cf.
Vidal-Naquet 1986, p. 93 ; Mossé 1984, p. 151). Est-ce
exactement la même pièce ou une seconde version ? Laquelle alors serait la
nôtre ? Questions insolubles, au moins pour l’instant ? Autre question,
s’agit-il d’un exile dû à une défaite contre un autre poète ? Rien n’est
moins sûr (cf. Dupont 2015, p.13).
En 470 Eschyle
voyage à nouveau en Grande Grèce. Il se rend dans la cité d’Etna à l’invitation
du tyran de Syracuse, Hiéron, pour l’établissement de son fils, Deinoménès. Hiéron,
qui avait fondé cette cité en 476/475, l’a donnée à son fils selon Pindare
(518-~438 av. J.-C., Première Pythique)
qui y prononce la Première Pythique en
l’honneur du tyran (Romilly 1980, p. 67). Il y fait jouer les Etnéennes (ou Etna selon les sources), une pièce perdue, en l’honneur du fils de
Hiéron (cf. Mossé 1984, p. 151). On peut dater de cette période son
Philoctète qui nous est partiellement connu grâce au sophiste Dion Chrysostome
(~30-117) ou Dion de Pruse (cf. Jouan François, « Mensonges d’Ulysse,
mensonges d’Homère : une source tragique du Discours troyen de Dion
Chrysostome » p. 414).
En 469, sous
la direction de Cimon, Athènes et ses alliés sont vainqueurs des Perses à
l’Eurymédon.
En 468,
Sophocle (~496-~406 av. J.-C.) obtient sa première victoire au théâtre contre
Eschyle. On a pu y voir une décision politique car Cimon faisait partie des
juges (cf. Canfora 1994, note 3 p. 191).
En 467, la
tétralogie thébaine, dont fait partie Les
Sept contre Thèbes, est couronnée. Le drame satyrique était intitulé La
Sphinx. Le Prométhée
enchaîné qu’on ne peut dater paraît postérieur au Sept. À la mort de Hiéron, son frère Thrasybule, élimine son neveu
et prend le pouvoir.
En 466, les
Syracusains se révoltent, contraignent Thrasybule à l’exil et mettent fin à la
tyrannie (cf. Lévy 1995, p. 104). Les Athéniens condamnent par contumace
Thémistocle pour haute trahison.
Xerxès meurt
en 465.
En 464/463 Les Suppliantes sont représentées.
Eschyle gagne le concours devant Sophocle, deuxième et Mésatos troisième d’après
un papyrus publié en 1952 (cf. Canfora 1994, p. 195 ; Vidal-Naquet,
1986, p.98, soutient la date de 464 d’après le même document). Longtemps on a
cru que c’était la pièce la plus ancienne d’Eschyle. Paul Mazon appuyait cette
thèse sur des considérations dramaturgiques. Le chœur y joue un rôle essentiel.
Cette “erreur” doit rendre prudent sur une prétendue évolution de la tragédie
antique. La pièce paraît être la première d’une trilogie qui aurait comprise Les Egyptiens et Les Danaïdes. Le drame satyrique aurait été Amymone (une des Danaïdes) qui appartient à la même veine
légendaire. C’est dans cette pièce que se trouve la plus ancienne conjonction
entre les termes “démos” (peuple) et
le verbe “kratein” qui signifie “exercer
le pouvoir” d’où sortira le terme “démocratie” (v.604 Vidal-Naquet 2002,
p.53 ; Mossé 1984, p. 155). En outre, on y trouve une opposition
entre deux types d’écritures, la grecque et la barbare que symbolise le
papyrus, l’écriture étant une pratique démocratique et la parole une pratique
plutôt tyrannique (cf. Pébarthe Christophe, « Les archives de la cité de
raison. Démocratie athénienne et pratiques documentaires à l’époque classique »,
p.110). Du côté de la vie de la cité, Éphialtès ( ?-~461 av. J.-C.),
attaque sans succès Cimon en justice. Il attaque également certains membres de
l’Aréopage pour corruption et les fait condamner (cf. Meier 2004, p. 108).
En 462, Cimon
obtient de l’assemblée d’emmener un fort contingent d’hoplites athéniens pour
soutenir les Spartiates en butte à une révolte des hilotes (c’est-à-dire des
esclaves) de Messénie suite à un tremblement de terre qui survint en 464. Les
hilotes étaient retranchés au mont Ithome. Les Spartiates avaient besoin des
Athéniens car ils ne possédaient pas l’art militaire du siège (cf. Meier 2004,
p. 108).
En 462/1, Éphialtès,
soutenu par Périclès, et en l’absence de Cimon, réduit les pouvoirs de l’Aréopage.
Il est dessaisi de certaines fonctions : veiller sur les lois et sur
l’État au profit de la Boulê , juger les crimes autres que de sang au
profit de l’Héliée notamment. C’est la fondation de la démocratie à proprement
parler (cf. Meier 2004, p. 36). Désormais, le peuple exerce bien la
plénitude du pouvoir. Le destin d’Athènes dépendra maintenant de ses seules
décisions.
En 461, de
retour à Athènes, Cimon tente de revenir sur les mesures prises par Éphialtès
pour diminuer le pouvoir de l’Aréopage. Non seulement il échoue, mais il est
ostracisé. Mais Éphialtès est assassiné par un métèque pour le compte des
oligarques (Canfora 1994, p. 193). Athènes s’allie à Argos contre Sparte
(cf. Meier 2004, p. 127).
En 458, Eschyle
gagne le concours avec l’Orestie (Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides).
Dans la troisième pièce, les Érinyes étaient tellement effrayantes qu’il y
aurait eu des évanouissements dans le public (cf. De Romilly 2006,
p. 71-72). La tradition antique relève même des enfants qui moururent et
des fœtus qui avortèrent (d’après La vie
d’Eschyle, cf. Wartelle 1965, p.478 ; cf. également Palomar Perez 1988,
p. 84). C’est la seule trilogie du théâtre antique qui nous a été conservée
entière (cf. De Romilly 2006, p. 9). S’il est incontestable que la pièce
se réfère à l’instauration de la véritable démocratie athénienne qui, en
enlevant à l’aréopage son pouvoir et en faisant des seules assemblées
populaires ou à la Boulê, son émanation, la seule source du pouvoir, il n’en
paraît pas moins difficile d’en tirer argument pour faire d’Eschyle un partisan
de la démocratie (cf. Vidal-Naquet 2002, p. 23-25). Eschyle se rend
de nouveau en Sicile. Périclès fait construire les longs murs qui relient
Athènes à son port, le Pirée, et qui longtemps protègeront la cité contre les
attaques terrestres.
À la fin de sa
vie il a dû faire jouer sa trilogie sur Prométhée dont il nous reste le
premier, le Prométhée enchaîné. Βία, Bia
(violence) et Κράτος, Kratos (pouvoir) y sont les envoyés
du jeune Zeus dont le pouvoir est tyrannique. Malgré de nombreuses remises en
cause, il n’y a pas d’arguments décisifs pour rejeter le témoignage de
l’Antiquité qui en fait l’auteur (cf. Meier 2004, p. 174-175 ; contra
Canfora 1994, p. 208-209).
En 457 les
hoplites athéniens sont défaits par les Spartiates à la bataille de Tanagra.
Par contre, ils sont vainqueurs de Thèbes et des Béotiens alliés de Sparte à la
bataille de d’Œnophyta. L’archontat est ouvert aux zeugites (Mossé 1971,
p. 46 ; Lévy 1995, p. 210).
En 456 (ou 455),
Eschyle meurt à Géla en Sicile. Une légende veut qu’il ait été tué par un aigle
qui prit son crane pour un rocher et y laissa tomber une tortue pour la briser.
On la trouve dans La vie d’Eschyle
(cf. Wartelle 1965, p.478). Elle est rapportée par le moraliste latin du début
de notre ère Valère Maxime dans ses Faits
et paroles mémorables (IX, 12) Pline l’ancien (23-79) dans son Histoire naturelle rapporte la même
anecdote (X, 3, 2) avec une variante selon laquelle un oracle ayant prédit à
Eschyle qu’il mourrait sous la chute d’une maison, il s’en était vainement
prémuni en se mettant à l’air libre. La Fontaine (1621-1695) reprendra l’anecdote dans sa
fable L’horoscope (Fables, VIII, 12).
Sur sa tombe
étaient gravés ces mots :
« Ce mémorial renferme Eschyle fils
d’Euphorion, Athénien, mort dans Géla riche en froment. Le Mède à longue
chevelure et la baie célèbre de Marathon savent ce que furent sa valeur. »
Texte cité par Vidal-Naquet, 1986, p. 98.
Selon
Pausanias (Description de l’attique,
I.14.5), c’est lui qui l’aurait choisi (cf. Battistini 2010). Se pose le
problème de savoir pourquoi il a écarté la victoire de Salamine. Est-ce une
ultime défiance à la démocratie s’il est vrai que Marathon est la victoire des
hoplites alors que Salamine est celle du peuple ? (cf.
Vidal-Naquet 2002, p. 19-21).
En 405 av.
J.-C. Aristophane montre dans sa pièce Les
Grenouilles, le Dieu Dionysos, descendant aux Enfers pour aller chercher le
meilleur des poètes tragiques. Il oppose Eschyle à Euripide. Il donne la
victoire à Eschyle et accable Euripide (cf. Vidal-Naquet 1986, p. 91).
Lycurgue
(390-324 av. J.-C.) fait voter une loi qui fait élever des statues à Eschyle,
Sophocle et Euripide qui deviennent les seuls auteurs qu’on peut jouer à
Athènes. Il contribue ainsi à faire d’Eschyle le premier auteur de théâtre (cf.
Dupont 2015, p.20-21).
Œuvres.
On estime
entre 75 et 90 le nombre de pièces qu’Eschyle a écrites. Il fut 13 fois
victorieux au concours de tragédies de son vivant. Il fut également victorieux
après sa mort.
Pour chaque
concours, l’auteur de tragédie devait proposer quatre pièces. Trois tragédies
formant une trilogie et un drame satyrique appartenant au même groupe
d’histoires (cf. De Romilly 2006, p. 9). Eschyle était réputé pour ses
drames satyriques si on en croit le témoignage de Ménédème (iv-iii°
siècle av. J.-C.) cité par Diogène Laërce dont il ne nous reste que des
fragments, notamment 68 vers des Diktuoulkoi
(« Les Pêcheurs au filet », publié en 1935 puis en 1941 (cf. Canfora 1994,
p. 156-157).
Il nous reste
sept tragédies complètes d’Eschyle qui furent choisies sous le règne de
l’empereur romain Hadrien (76-138) par un érudit anonyme (cf. Dupont 2015,
p.25), à savoir Les Perses ; Les Suppliantes qui passait pour la plus
ancienne de ses tragédies conservées (comme on le voit dans l’édition de Paul
Mazon, tome 1, p.3 ; contra De Romilly 2011, note 1 p. 56) ;
Les Sept contre Thèbes ; Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides
qui composent L’Orestie et le Prométhée enchaîné qui est, à tort,
d’attribution discutée. Il aurait été la première pièce d’une trilogie dont les
deux pièces suivantes s’intituleraient Prométhée
délivré et Prométhée porte-feu.
Des pièces
dont il nous reste des fragments, on peut citer une trilogie sur Ajax, Le jugement des armes, Les femmes de Thrace, Les femmes de Salamine ; la
« Lycurgie » : Les Edônes,
Les Bassarai (« Bacchantes de
Thrace »), Les jeunes hommes
avec un drame satyrique, Lycurgue.
Des papyrus ont livré des fragments de tragédies, Niobé, Les Myrmidons,
première pièce de la Trilogie d’Achille et les Diktuoulkoi, drame satyrique de la Trilogie de Persée (cf. Canfora 1994,
p. 209).
Selon
Porphyre, les Delphiens auraient demandé à Eschyle de donner un péan. Il aurait
refusé parce que celui de Tynnichos était parfait (Traité de l’abstinence, II, 18 ; Sur Tynnichos, Platon, Ion, 534d).
Bibliographie.
Éditions d’Eschyle.
Eschyle, Les Suppliantes – Les Perses – Les Sept contre
Thèbes – Prométhée enchaîné, …, texte établi et traduit par Paul Mazon, Les
Belles Lettres, 1925.
Eschyle, Agamemnon – Les Choéphores – Les
Euménides, texte établi et traduit par Paul Mazon, Les belles lettres, 1925.
Eschyle, Théâtre, traduction Émile Chambry, GF-Flammarion,
1964.
Eschyle, Tragédies, traduction Paul Mazon, préface
de Pierre Vidal-Naquet, Gallimard, Folio, 1973.
Eschyle, Les Perses, présentation par Danielle
Sonnier, traduction par Danelle Sonnier & Boris Donné, GF-Flammarion, 2000.
Eschyle, Les Perses, bilingue, texte établi et
traduit par Paul Mazon, introduction et notes par Philippe Brunet, Les Belles
Lettres, 2000.
Eschyle, L’Orestie, traduction et présentation de
Daniel Loayza, GF-Flammarion, 2001.
Ouvrages divers.
Dictionnaire de l’Antiquité de l’université d’Oxford, Robert
Laffont, Bouquins, 1993.
Encyclopédie Universalis.
Amouretti (Marie-Claire) et Ruzé
(Françoise), Le monde grec antique,
Hachette, 1978.
Cabanes (Pierre), Introduction à l’histoire de l’Antiquité,
Armand Colin, 2008.
Canfora (Luciano), Histoire de la littérature grecque d’Homère
à Aristote (1986, 1989), traduit de l’italien par Denise Fougous, Éd.
Dejonquières, 1994.
De Romilly (Jacqueline), Précis de littérature grecque, P.U.F.,
1980.
De Romilly (Jacqueline), raconte l’Orestie d’Eschyle, Bayard,
2006.
De Romilly (Jacqueline), La crainte et l’angoisse dans le théâtre
d’Eschyle (1958), Les Belles Lettres, 2ème tirage, 2011.
Dupont (Florence), Le théâtre d’Eschyle,
Ides et calendes, Lausanne, 2015.
Festugière (André-Jean), De l’essence de la tragédie grecque,
Aubier Montaigne, 1969.
Lévy (Edmond), La Grèce au v° siècle de Clisthène à Socrate,
Seuil, Points Histoire, 1995.
Loraux Nicole, La voix endeuillée. Essai sur la tragédie
grecque, Gallimard, 1999.
Meier (Christian), De la tragédie grecque comme art politique
(1988), traduit de l’allemand par Marielle Carlier, Les Belles Lettres, 2004.
Mossé (Claude), Histoire d’une démocratie : Athènes.
Des origines à la conquête macédonienne, Seuil, Points Histoire, 1971.
Mossé (Claude), La Grèce archaïque d’Homère à Eschyle, Seuil,
Points Histoire, 1984.
Palomar Perez (Natalia),
« La figure du poète tragique dans la Grèce ancienne », traduit de l’espagnol par
Dominique Blanc, chapitre II de l’ouvrage collectif Figures de l’intellectuel en Grèce ancienne, sous la direction de
Nicole Loraux et Carles Miralles, Belin, 1988.
Poursat (Jean-Claude), La Grèce préclassique des origines à la fin du vi° siècle, Seuil, Points Histoire,
1995.
Saïd (Suzanne), Trédé (Monique)
et Le Boulluec (Alain), Histoire de la
littérature grecque, P.U.F., 1997.
Trédé-Boulmer (Monique) et Saïd (Suzanne),
La littérature grecque d’Homère à
Aristote, P.U.F., « Que sais-je ? », 2ème éd.
1992.
Vernant (Jean-Pierre) [1914-2007]
et Vidal-Naquet (Pierre) [1930-2006], Mythe
et tragédie en Grèce ancienne, Maspero, 1972.
Vernant (Jean-Pierre) et
Vidal-Naquet (Pierre), Mythe et tragédie
en Grèce ancienne II, Maspero, 1986.
Vidal-Naquet (Pierre), Le miroir brisé. Tragédie athénienne et
politique, Les Belles Lettres, 2002.
Articles
Alaux (Jean), « Mimêsis et
katharsis dans Les Perses », Les
Belles lettres | L'information littéraire
2001/1 - Vol. 53 pages 3 à 13
Alaux (Jean), « Catharsis et
réflexivité tragiques », in Gaia :
revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, numéro 6, 2002, p.201-225.
Battistini Olivier, « Les
Trières de Salamine », Dialogues
d’histoire ancienne, 2010/Supplément 4.1 S4.1, p. 77-86. (http://www.cairn.info/revue-dialogues-d-histoire-ancienne-2010-Supplément
4.1-page-77.htm)
Pébarthe Christophe, « Les
archives de la cité de raison. Démocratie athénienne et pratiques documentaires
à l’époque classique », in Michele Faraguna (edited by), « Archives
and archival documents in ancient societies: Legal documents in ancient
societies IV, Trieste 30 September - 1 October 2011 », Trieste, EUT
Edizioni Università di Trieste, 2013, pp. 107-125 (http://hdl.handle.net/10077/8672)
Wartelle (Abbé André), « La
Vie d’Eschyle », in Bulletin de
l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, n°24, décembre
1965, p.477-482
Il s’agit de la traduction de la
« Vie d’Eschyle » selon le texte établi par Paul Mazon dans son
édition des œuvres d’Eschyle. Ce texte se trouve dans le manuscrit M ou Mediceus qui daterait du X° siècle qui
recueille ses œuvres. Le texte, tardif, ne peut être daté.
Jouan François, « Mensonges
d’Ulysse, mensonges d’Homère : une source tragique du Discours troyen de
Dion Chrysostome », in Revue des
Études Grecques, tome 115, janvier-juin 2002, p. 409-416.
Inscription à :
Articles (Atom)