Sujet : Le langage
sert-il à parler ou bien à penser ?
On dit bien souvent que le langage est un simple
moyen de communiquer. Ce qui signifie qu’il permet de parler, mais en aucun cas
de penser. Aussi, conçoit-on la pensée comme étant indépendante du langage.
Pourtant, on remarque parfois, notamment lorsqu’on
commence à maîtriser une langue étrangère, qu’on pense dans cette langue. Ce
qui suppose alors que le langage servirait à penser et pas seulement à parler.
Il apparaît donc nécessaire d’éclaircir la relation
entre le langage et la pensée. Sont-ils identiques ou bien diffèrent-ils ?
Le langage est-il identique à la langue ou bien en est-il indépendant ?
Est-ce moi qui parle ou bien le langage qui me pense et me parle ?
Penser semble différent de parler, c’est-à-dire de
l’usage d’un langage entendu comme un ensemble de signes. En effet, on peut
traduire un langage dans un autre, ce qui suppose de déceler ce qu’il y a de
commun et de différent entre les deux. En outre, le langage que les hommes
utilisent habituellement est fait de mots qui peuvent se substituer les uns aux
autres. Et surtout, comme Descartes l’a montré dans les Méditations métaphysiques, si je puis douter de mes sensations, y
compris les sons que j’entends, je ne puis douter que je pense. De sorte que ma
pensée est indépendante du langage. De même, les muets qui ne peuvent parler à
proprement parler, usent de signes qu’ils inventent, ce qui est la preuve que
leur pensée est bien indépendante des organes des sens selon la Lettre au marquis de Newcastle du 26
novembre 1646 de Descartes.
Ce que manifestent notamment les muets, c’est la
capacité d’inventer des signes. Or, il arrive bien que les hommes inventent des
mots. Tel Rousseau qui, vraisemblablement, inventa le mot de perfectibilité.
Une telle invention ne provient pas du langage ou de la langue française qui
n’est qu’une abstraction. En effet, qu’est-ce qu’une langue sinon la totalité
des mots et des façons de les utiliser dont la grammaire étudie les formes
normales, totalité qui n’est pas indépendante de ceux qui utilisent la langue.
Sans sujets parlants, il n’y aurait aucune langue.
Capable d’invention, la pensée se manifeste
également par son indépendance vis-à-vis des exigences du corps. C’est la
raison pour laquelle l’expression chez les animaux n’est pas la manifestation
de la pensée selon Descartes qui l’écrit au Marquis de Newcastle. En effet, la
pie qui dit bonjour, ne se réfère pas à la situation de salutation. Le dressage
a créé en elle l’habitude de recevoir une récompense lorsqu’elle prononce “bonjour”.
D’ailleurs, supposons que l’on rentre dans une pièce où une pie, cachée, dirait
bonjour. Un homme saurait qu’il ne s’agit pas d’un autre homme si, entrant dix
fois dans la pièce le même jour, la pie répète bonjour sans l’accompagner de “mais
nous nous sommes déjà vus aujourd’hui”. Ainsi, la condition de possibilité de
la parole réside dans la liberté. Or, il est clair que celle-ci ne peut être
attribuée au langage car, ce n’est pas lui qui parle.
Toutefois, on ne voit pas très bien ce que peut
être le langage pour qu’il se distingue de la pensée. Dire qu’il a pour seule
fonction de parler, c’est-à-dire d’exprimer la pensée, est-ce à dire que sans
les mots il serait possible de penser. C’est que sans eux, la pensée est, sinon
impossible, tout au moins difficile à discerner. Descartes peut écrire qu’il
doute des sons, mais comment douter que le «je pense, donc je suis », soit
aussi parole. Lorsque je rentre en moi-même et que je pense, j’utilise les mots
de ma langue. Aussi, sans langage, ne semble-t-il pas possible de penser de façon
distincte. Le langage servirait-il donc à penser ? Mais nous sentons que
le langage nous trahit parfois, que nous n’arrivons pas à dire ce que nous
pensons. Que doit donc être la pensée pour qu’il soit possible de la distinguer
du langage ?
Si comme Bergson, on définit la pensée par la
saisie intuitive de l’objet, c’est-à-dire par une connaissance directe d’un
objet singulier, il est alors clair que la pensée diffère des mots, qui sont
quant à eux universels. Le coucher de soleil qui est devant moi ou la vie de
telle personne sont singuliers, alors que les mots que j’utilise peuvent
s’appliquer à n’importe quel coucher de soleil ou à n’importe quelle personne.
Aussi est-il impossible de décrire l’objet le plus simple, puisque chaque mot
que j’ajouterais décrira également un autre objet. Seuls, selon Bergson, le
poète ou l’écrivain arrivent, parce qu’ils rompent avec l’usage commun des
mots, à faire passer une vision singulière, à suggérer quelque peu leur
intuition mais jamais à l’exprimer pleinement. Car, le langage, entendu comme
une collection de mots, c’est-à-dire d’étiquettes qui prennent des choses ce
qu’elles ont en commun, afin de communiquer, trahit la pensée. C’est la raison
pour laquelle par exemple, on ne peut trouver des mots pour cet amour unique
que l’on ressent et que l’expression, si commune, “je t’aime” vient appauvrir.
En effet, parler, c’est toujours s’adresser à
quelqu’un. Or, pour qu’il comprenne, il faut lui désigner une qualité de
l’objet qu’il puisse reconnaître. En effet, le langage est communication parce
qu’il permet la coopération entre les hommes. Lorsque je demande à quelqu’un de
me donner un objet ou si je désigne un objet par un mot, il s’agit toujours de
ce qu’il y a de commun entre cet objet et tous ceux du même genre. Les
particularités de tel tournevis ou de telle ceinture n’intéressent pas mon
interlocuteur. Il lui suffit de repérer l’objet comme étant celui qui ressemble
à ceux qu’il connaît comme étant de la même classe.
Toutefois, que la pensée soit différente du langage
à tel point que celui-ci la trahisse nécessairement est pour le moins
surprenant. Car, saisir directement un objet singulier, ce que Bergson désigne
du terme d’intuition, qu’est-ce sinon percevoir. Or, la perception en tant que
telle n’exige nulle pensée, qu’elle soit extérieure ou intérieure. La vache qui
voit passer le train ne pense pas le train. Et en un sens, si elle ne le
perçoit pas, c’est faute d’être capable de le penser comme un train analogue
aux autres. Dire que les objets ou les états d’âme sont singuliers, qu’est-ce
sinon les désigner par une propriété universelle, dire que la pensée est
ineffable, n’est-ce pas la dire d’une certaine façon ?
On peut donc avec Hegel, dans la Philosophie de l’esprit, considérer que
l’on pense avec et grâce aux mots. En effet, c’est eux qui permettent à la
pensée d’avoir une extériorité. C’est d’ailleurs pour cela que l’on pense
peut-être mieux en écrivant qu’en parlant. Toujours est-il que les mots,
différant les uns des autres par les sons, séparent les pensées et les
distinguent. Sans les mots, il ne reste qu’une pensée obscure ou la simple
sensation de la présence de l’objet. En outre, si les mots permettent de
penser, c’est bien parce qu’ils enveloppent l’universel. En effet, je puis me
représenter sans mots une chose singulière en son absence, ce qui est
proprement imaginer. Mais, je ne puis me représenter quoi que ce soit sans
mots. Et quoique Descartes ait eu raison, dans la sixième de ses Méditations métaphysiques de séparer
l’image du concept, notamment en faisant remarquer qu’il est facile de
concevoir et d’imaginer un triangle, mais qu’il est impossible d’imaginer un
chiliogone alors qu’on peut le concevoir, il n’a pas vu que cette possibilité
est donnée par le mot. C’est pourquoi Rousseau a eu raison dans la première
partie de son Discours sur l’origine et
les fondements de l’inégalité parmi les hommes de faire remarquer que, sans
les mots, les hommes ne pourraient concevoir, et donc ne pourraient
véritablement penser.
Toutefois, comme les mots sont toujours ceux d’une
langue, on pourrait alors en déduire que celle-ci est identique au langage et
que ce n’est jamais moi qui pense, mais la langue qui pense en moi en quelque
sorte. Mais, s’il n’y a de pensée que particulière, n’est-on pas paradoxalement
conduit à considérer que le langage ne sert qu’à parler non pas parce que la
pensée en serait indépendante, mais parce qu’en un sens elle n’existerait pas
vraiment ? Ou alors, ne faudrait-il pas distinguer les langues du
langage ?
En effet, admettons qu’on ne puisse penser que dans
une langue. Comme toutes les langues sont différentes, alors il y aurait des
pensées. Dès lors, le propre de la pensée, à savoir la recherche de
l’universel, serait illusoire. Et ceci d’autant plus que les langues peuvent
être conçues comme différant essentiellement. En effet, les mots qui composent
une langue suppose une double articulation, celle des sons et celle des
significations. Or, celles-ci, non seulement dépendent de ceux-là, mais
surtout, les significations dépendent de la totalité de la langue. Comme
l’écrivait le linguiste Ferdinand de Saussure, dans son Cours de linguistique générale la langue est « un système de différences ». Par
exemple, la langue anglaise distingue “mutton”, soit l’animal que l’on mange de
“sheep”, soit l’animal qui gambade là où le français n’a que le mot “mouton”.
Il est clair alors qu’on ne pense pas la même chose en anglais et en français.
Il en va de même pour certaines expressions qui sont des figures lexicalisées. “It
rains cats and dogs” ne peut guère se traduire littéralement. On arrive donc à
une forme de relativisme culturel.
Or, nier l’universalité de la pensée au nom du
particularisme linguistique et culturel est contradictoire. En effet, s’il est
vrai que chaque langue enferme celui qui la parle dans une pensée particulière,
il en va de même de celui qui se fonde sur la linguistique pour affirmer qu’il
n’y a pas de pensée universelle. La sienne ne l’est donc pas. Il ne peut donc
penser à propos de toutes les langues. S’il faut bien qu’une langue
existe d’une certaine façon pour que les hommes puissent la parler, sans la
parole, elle disparaît purement et simplement.
En outre, si chaque langue est une certaine façon
de penser, n’en va-t-il pas finalement de même de chaque locuteur qui utilise
d’une certaine façon sa langue ? Ainsi est-on conduit à la thèse de
Protagoras sur l’homme mesure. Dès lors, le langage ne servirait qu’à parler,
c’est-à-dire à tenter de persuader les autres. « Le discours (λόγος) est un tyran très puissant » écrivait
Gorgias (~483-375 av. J.-C.) dans son éloge d’Hélène. C’est que le
langage permet de persuader les autres. Tel fut le cas d’Hélène, séduite par
Paris qui la ravit à son légitime époux Ménélas, enlèvement qui causa la guerre
de Troie.
Mais que dit Gorgias lorsqu’il prétend que le
discours n’a d’autre fonction que de persuader ? Ne pense-t-il pas ou bien
n’est-ce qu’une tentative de persuasion ? Or, celle-ci est rendue possible
par le fait de flatter les désirs comme Platon le montre dans le Gorgias. Sans cela, la parole ne
persuaderait pas. En outre, elle ne peut persuader que l’ignorant. Celui qui
s’y connaît en un domaine ne risque pas de se laisser tromper. C’est pour cela
que le rhéteur ou le sophiste doit finalement s’appuyer sur les opinions de ses
interlocuteurs (cf. Platon, République,
livre VI). Bref, s’il est vrai que l’on peut utiliser le langage uniquement
pour parler, toujours est-il qu’il ne sert pas qu’à parler. C’est que lorsque
l’on parle, on se représente ainsi ce dont on parle. Or, c’est bien le mot qui
permet cette représentation. Toutefois, il est possible de se représenter
autrement que par les mots. Non seulement les sourds et muets le montrent qui,
longtemps inventèrent des expressions par les gestes, mais nombre de gestes ou
de représentations sont des signes. Aussi le langage est-il plus vaste que la
langue que chacun parle.
En outre, pour parler, il faut être capable d’user
de signes, y compris les mots, sans quoi il serait impossible d’apprendre à
parler comme le montre la plupart des animaux, si ce n’est tous. En ce sens, le
langage se distingue de la langue en tant que faculté de signifier. Une langue
n’est qu’une réalisation particulière de cette aptitude générale que Platon
nommait le logos. Or, si le langage permet de penser, c’est en tant qu’il
permet de former des propositions ou des jugements, c’est-à-dire des liaisons
de mots et de verbes comme Platon l’indique dans le Sophiste. Hors de la proposition, le mot ne sert en aucun cas à
penser. Aussi, même seule, la pensée est-elle langage, c’est-à-dire discours de
l’âme avec elle-même (cf. Platon, Théétète).
Car, si penser c’est réfléchir, c’est donc se dédoubler. C’est ce que le
dialogue réalise. En parlant avec les autres, je réponds à leur pensée et ma
pensée y gagne de s’éclaircir elle-même. C’est la raison pour laquelle c’est le
dialogue socratique qui est l’exercice le plus haut de la pensée en ce qu’il
amène chaque interlocuteur à véritablement penser jusqu’au bout, c’est-à-dire
éventuellement jusqu’à la découverte qu’il ne pensait pas suffisamment à ce
qu’il disait puisqu’il se contredit. Ainsi, si le langage sert bien à penser,
c’est parce que la pensée requiert de parler avec l’autre, à défaut avec
soi-même en jouant le rôle de l’autre.
Nous avons donc vu dans quelle mesure la pensée ne
se réduisait pas la simple manifestation d’une langue. C’est pourquoi il n’est
pas illégitime de soutenir que la pensée est indépendante du langage si on le
confond avec la langue. Nous avons vu surtout que parler n’est pas simplement
persuader l’autre ou communiquer comme l’on dit aujourd’hui, auquel cas, le
langage ne servirait pas à penser mais seulement à parler parce qu’il n’y
aurait aucune pensée. Mais, parce que la pensée n’est pas cette saisie
intuitive qu’est la perception, mais une représentation universelle qui vise le
vrai, la pensée a besoin du langage, c’est-à-dire de l’aptitude à signifier.
Sans langage, aucune pensée ne serait possible. C’est pour cela qu’il est
toujours possible de penser au-delà de toute langue particulière.
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