Étymologiquement
l’idée de bonheur, qui vient du latin bonum
augurum, est celle d’une heureuse rencontre. Le bonheur dépendrait de la
rencontre entre les événements et les désirs de l’individu. Il serait heureux
non par lui-même, mais par hasard. Pourtant, on peut admettre que si tous les
hommes désirent être heureux, certains usent de moyens inappropriés. Comment
envier la vie d’un drogué ? Dès lors, est-il possible et comment de
rechercher le bonheur ?
Si le bonheur est
la satisfaction de nos désirs, il est des désirs que nul ne veut avoir comme le
désir de se gratter pour qui a la gale (Platon, Gorgias). Donc, le bonheur est la satisfaction de certains désirs. Les
désirs qui impliquent la souffrance ne peuvent nous rendre heureux. Il en va de
même des désirs qui impliquent des plaisirs mêlés de douleurs (Platon, Philèbe). Aussi, pour être heureux, importe-t-il
de connaître et de vivre selon le Bien. Et s’il est difficile à connaître, au
moins la vie consistant à le rechercher a le mérite de nous amener à éviter les
faux plaisirs que suscitent les opinions et la vie en société. Ne peut-on faire
un pas de plus et finalement considérer que ce sont tous les désirs qui doivent
être mis de côté ?
C’est que le désir ne dépend pas de nous une fois que
nous l’avons contracté. Par contre, la volonté est nôtre. Elle consiste dans le
choix. Dès lors, ne faire que ce qu’on veut est le plus sur moyen d’être
heureux. Comment distinguer alors la volonté du désir de façon rigoureuse ?
On peut à la manière stoïcienne distinguer entre la volonté qui a pour objet ce
qui arrive et le désir qui vise que ce qui arrive se conforme au désir
(Épictète, Manuel). Dans le second
cas, l’événement peut ne pas se conformer au désir. Le bonheur est, sinon
impossible, disons aléatoire. Dans le premier cas, l’événement est toujours
conforme à la volonté. En ce sens, la liberté
entendue comme volonté de ce qui arrive fait nécessairement le bonheur.
L’individu ne dépend pas des événements et sa volonté est toujours faite. Pour
être libre et heureux il faut vouloir la réalité telle qu’elle est en ayant
toujours choisi ce qu’on doit faire. Il vaut mieux dit Descartes dans le Discours de la méthode changer ses
désirs que l’ordre du monde.
Néanmoins, cette
conception confond la satisfaction qui accompagne la réalisation de la volonté
qu’elle nomme joie avec la satisfaction des désirs qu’on nomme plaisir
(Cicéron, Tusculanes). Une vie sans
aucun plaisir semble être la vie d’une pierre ou d’un cadavre (Platon, Gorgias : Calliclès). On ne peut
écarter le plaisir de l’idée de bonheur. Est-il possible d’être heureux en
cherchant le plaisir s’il y a des plaisirs mauvais ?
Comment être
heureux s’il faut obtenir des plaisirs qui dépendent des désirs ? Épicure
a proposé pour cela une analyse qu’on peut résumer en trois points. D’une part,
il faut écarter tout ce qui menace l’individu, à savoir la crainte des dieux,
la crainte de la mort et la crainte de la douleur. Les dieux, eux-mêmes
heureux, ne peuvent vouloir le malheur des hommes. La religion, criminelle lorsqu’elle exige des sacrifices comme celui
d’Iphigénie (Lucrèce, De la nature),
est une source de malheur qu’il faut combattre par la raison. La crainte de la mort est la crainte d’un non être. Car,
vivant nous n’expérimentons pas la mort et mort, nous ne sentons plus rien. La
mort n’est rien pour nous (Épicure, Lettre
à Ménécée). Quant à la douleur, elle est soit forte et brève, soit longue
et on peut s’y habituer (Épicure, Maximes
capitales, IV).
D’autre part, Epicure
distingue entre les désirs naturels et nécessaires comme le boire et le vêtir
sans lesquels la vie est impossible, les désirs seulement naturels comme la
sexualité dont on peut se passer sans risquer de mourir et les désirs vains.
Ces derniers sont illimités soit en quantité, soit par la variation qu’ils
impliquent. En choisissant de ne satisfaire que les premiers, voire les seconds
lorsqu’on peut et en refusant de se laisser séduire par les troisièmes, on se
donne les moyens d’être heureux. Et on ne dépend pratiquement pas de la réalité
extérieure. Qui désire manger trouvera toujours de quoi se satisfaire alors que
celui qui désire manger des mets raffinés toujours différents dans une
vaisselle d’or ou d’argent aux formes toujours renouvelées n’arrivera jamais à
être pleinement satisfait.
Enfin, le
plaisir peut prendre deux formes. Soit il suit la satisfaction du désir comme
lorsqu’on est rassasié. On parle de plaisir stable. Soit il accompagne la
réalisation du désir comme lorsqu’on apprécie ce qu’on mange. On parle de
plaisir en mouvement. Épicure considère que c’est le plaisir stable qu’il faut
choisir de préférence (Diogène Laërce, Vies,
opinions et sentences des philosophes illustres, livre X) et lui seulement
car le plaisir en mouvement implique qu’on suscite le désir et ceci de façon
indéfinie.
Or, on ne peut
nier que le plaisir positif est le plaisir en mouvement et non le plaisir
stable. Car ce dernier n’est que la cessation de la douleur due à un désir non
satisfait. Dès lors, le bonheur entendu comme satisfaction des désirs naturels
en visant des plaisirs stables est purement négatif. N’est-ce pas finalement
que définir le bonheur n’est absolument pas possible ? La vie humaine se
résume-t-elle à la recherche du bonheur ?
On pourrait
contester qu’il faille toujours chercher à être heureux. Comme la recherche du
bonheur ne s’identifie pas avec la volonté, en faisant ce qui est bien
moralement, on peut être malheureux. C’est qu’on ne peut pas réduire la morale
à être un simple moyen ou alors on la détruit. Dès lors, la recherche du
bonheur est une fin subordonnée à la visée du devoir entendu comme
l’universalité de la volonté (Kant, Critique
de la raison pratique). Cependant, on ne peut rejeter la légitimité de la
recherche du bonheur. Le déplaisir désintéressé éprouvé au spectacle de la
réussite des êtres immoraux et la satisfaction désintéressé au spectacle de la
réussite des êtres moraux le montrent. Quel est donc le sens de la recherche du
bonheur ?
Par bonheur,
on entend la satisfaction de la totalité de nos désirs tout au long de la vie.
Et c’est cette totalité qu’il est impossible de déterminer. Aussi Kant nomme-t-il
le bonheur un « idéal (…) de l’imagination » dans les Fondements de la métaphysique des mœurs.
En effet, pour savoir si on peut satisfaire un désir, il faudrait une
connaissance de ce qui va arriver pour être sûr qu’il ne se retourne pas en son
contraire. Que sert d’économiser pour sa retraite si on meurt au travail !
Il faudrait aussi savoir si la satisfaction de ce désir est compatible avec la
satisfaction des autres désirs. Bref, la connaissance limitée où nous sommes du
monde et de nous-mêmes entraîne l’impossibilité de déterminer ce qu’il faut
faire pour être heureux.
Ce qu’il est
possible de chercher et d’obtenir, c’est le plaisir qui accompagne l’action selon
Alain dans les Propos sur le bonheur.
Car la peine elle-même participe du bonheur lorsqu’elle est voulue. En outre,
en plaçant son bonheur dans l’action, il est possible à la fois d’être heureux
et moral. Car, qui est heureux par lui-même, ne prendra pas aux autres ;
au contraire, il donnera à ceux qui peuvent recevoir. Autrement dit le bonheur
est vertu, puissance qui se donne. Encore faut-il trouver les activités qui
nous procurent ce plaisir.
Il y a donc une
part de chance dans le bonheur. Le mot d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (I, 6),
démarqué du fabuliste Ésope, reste valable : une hirondelle ne fait pas le
printemps. Tant qu’une vie n’est pas finie, on ne peut savoir si elle a été
heureuse. L’expression « je suis heureux » n’a pas de valeur ou elle
n’exprime qu’un état provisoire. Le bonheur est futur en tant que recherché et
passé en tant que constaté. Nul ne peut donc savoir si ce n’est sur son lit de
mort qu’il a été heureux.
Bref, le
bonheur n’est pas seulement une vie chanceuse. La recherche du bonheur a un
sens mais qui n’a pas ce caractère absolu que lui ont donné les stoïciens et
les épicuriens. On peut retenir leurs prescriptions comme des conseils pour
être heureux ou plutôt pour tendre au bonheur. C’est à nous qu’il revient de
les mettre en œuvre pour tenter de réussir sa vie avec la conscience d’avoir
fait tout ce qui est possible, conscience qui permet d’éviter remords ou
regret. Et en voulant le bonheur qui dépend surtout de nos actions, nous ne
pouvons pas ne pas agir moralement.
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