Pour l’opinion commune la liberté consiste à faire ce
qui nous plaît. Aussi conduit-elle à se plaindre car c’est impossible. Ce
serait l’anarchie, comprenons le chaos social. Et puis les choses ne se plient
pas à nos désirs. Mais comment penser qu’on pourrait être libre en étant balloté
par des plaisirs, des désirs différents dont l’origine nous échappe ? La
liberté s’entend aussi du statut du citoyen par opposition à l’esclave. Elle
s’entend aussi de la capacité du sujet
à agir par lui-même. Elle paraît requise pour qualifier le sujet de responsable
de ses actes. C’est sa signification morale. Ces sens multiples rendent la
notion obscure. Cette équivocité a même conduit Paul Valéry (1871-1945) à contester
la pertinence de cette notion dans ses « Fluctuations sur la
liberté » (in Regards sur le monde
actuel et autres essais, 1945). La liberté est-elle une qualité inhérente
au sujet qui le rend apte à agir
moralement ou bien est-elle un phénomène essentiellement politique ?
Pour que l’individu puisse être tenu pour responsable,
il faut qu’il soit la source de ses actions. C’est le sens de la conception qui
distingue les actions volontaires, celles que nous faisons de notre plein gré
et des actions involontaires ou contraintes (Aristote, Éthique à Nicomaque). Mais agir
volontairement, ce n’est pas encore agir librement. Il faut que le sujet
choisisse quels que soient ses désirs, ses habitudes, etc. Telle est la notion
de libre arbitre qu’après les philosophies hellénistiques, épicurisme,
stoïcisme, la réflexion chrétienne a développée. Pour comprendre que l’homme
ait pu pécher, il fallait bien qu’il choisît sans être contraint par
quoi que ce soit et que sa nature prélapsaire soit exempte de toute trace de
tendance à pécher comme le soutient Augustin dans la Cité de Dieu. Mais, abstraction faite de la foi, comment démontrer
le libre arbitre ?
C’est selon Descartes dans les Principes de la philosophie (article 6) l’expérience du cogito. En
effet, avant même de savoir s’il y a quelque chose de certain, au moment où je
doute de tout et suppose que tout est faux, j’expérimente en moi la possibilité
de ne pas me laisser entraîner par mes croyances. La recherche du vrai et du
bien présuppose la liberté.
La liberté comme libre arbitre rend possible l’éloge
et le blâme, c’est-à-dire tout ce qui est relatif à la morale. Elle explique regret mais surtout remords et repentirs.
Ce sont les sentiments de la culpabilité qui reposent sur l’idée qu’il aurait
été possible d’agir autrement. Elle rend possible la générosité qui est selon Descartes
dans les Passions de l’âme (III, 153),
la passion qui repose sur le savoir de la liberté de la volonté et sur la
volonté d’en faire le meilleur usage possible. Aucune politique ne peut aller à
son encontre. C’est la raison pour laquelle après la Libération, Sartre a pu écrire
« Jamais nous n’avons été plus
libres que sous l’Occupation allemande. » dans son article « La
république du silence » (repris dans Situations
III, 1949). Son argument étant que le choix de tous les actes qui nous
paraissent anodins habituellement se manifestait intensément à cause de
l’oppression nazie.
Néanmoins, l’affirmation du libre arbitre repose sur
le témoignage de la conscience qui elle-même se donne comme libre. Il y a là un
cercle vicieux. Dès lors, ne peut-on pas penser l’idée de liberté à partir
d’une autre source, à savoir l’expérience morale ?
Lorsqu’il y a choix, il y a un motif. Si tous les
motifs se valent, le sujet est dans une situation d’indifférence. Et s’il peut
choisir contre un motif valable, il y a comme une indifférence dans la volonté
elle-même (cf. Descartes, Lettre au père
Mesland du 9 février 1645). Mais dans les deux cas, cette indifférence est
une conscience. Or, des motifs inconscients ou inconnus peuvent déterminer la
volonté. Le sujet au sens de la
philosophie moderne apparaît comme une illusion.
Il faut donc une expérience qui atteste de la liberté.
Selon Kant dans la Critique de la raison pratique, c’est
l’expérience morale. Car, toute passion, quelque forte qu’elle soit, peut
toujours être combattue par une passion plus forte, ne serait-ce que le désir de vivre. Par contre, l’exigence
morale révèle un pouvoir d’agir sans aucun motif sensible. Elle manifeste donc
la liberté. Comment l’entendre ?
Négativement, la liberté consiste à pouvoir agir sans
être déterminé par quelque cause que ce soit. Ce qui revient à dire que la
liberté est la capacité à commencer absolument une série d’actions. Elle
s’oppose au principe de causalité selon lequel tout a une cause déterminée ou
au déterminisme selon lequel tout effet résulte toujours de la même cause.
Positivement, elle consiste à obéir à la loi morale,
c’est-à-dire « Agis de telle façon
que la maxime de ton action puisse valoir en même temps comme principe d’une
législation universelle. » (Kant, Critique
de la raison pratique, § 7, 1788). Autrement dit, parce que le sujet
éprouve sa capacité à ce que la raison commande en lui aux mobiles du désir, il
découvre ainsi la véritable liberté et donc son appartenance à un autre ordre
que la réalité physique ou la matière.
La liberté au sens moral exige qu’on fasse de la
liberté l’objectif par excellence de la politique,
y compris sur le plan international. Elle sert à définir le droit naturel, c’est-à-dire le droit en
tant qu’il est absolument juste, comme étant « l’ensemble des conditions par lesquelles le libre arbitre de l’un peut s’accorder
avec celui de l’autre suivant une loi générale de liberté » (Kant, Doctrine du droit, Introduction, § B, 1797).
Néanmoins, cette liberté au sens moral ne peut se
passer de la notion de libre arbitre. Car finalement, il faut bien expliquer le
mal. Il ne peut être dû à autre chose que la liberté pour qu’il puisse être
imputé au sujet. Toutefois, il ne
peut y avoir de volonté de transgresser en tant que telle la loi morale, sans
quoi l’homme serait diabolique. Le mal s’explique par le libre choix de
l’intérêt plutôt que celui de la loi morale selon Kant dans La religion dans les limites de la simple
raison. Ce retour à la conception de la liberté comme libre arbitre, même
seulement conçu comme inversion de l’ordre prioritaire des motifs, rend la conception
morale de la liberté impossible à établir. Car le mal comme fait qui réside
dans la souffrance et qu’on peut nommer le mal physique ne préjuge pas qu’il y
ait un mal moral pour employer la terminologie de Leibniz dans les Essais de théodicée (1710). La morale
repose sur la distinction du bien et du mal et présuppose la liberté. On ne
peut prouver la liberté par la morale sans cercle vicieux. Dès lors, la liberté
n’est-elle pas essentiellement politique ?
Faut-il alors réduire la liberté à la simple absence
de contraintes ? En ce sens, la politique dans la mesure où
s’institue quelque chose comme un État,
c’est-à-dire un pouvoir séparé de la société,
qui a pour but de laisser le plus de latitude possible à chacun tout en
prévenant tous les actes nuisibles pour les uns et les autres, est la source de
la liberté. On peut avec John Stuart Mill dans De la liberté soutenir que l’État ne doit interdire que les actes
qui font que les hommes se nuisent les uns aux autres. Pour le reste, chacun
doit rester libre de ses actes et de ses pensées pour permettre à tous les
autres d’apprendre des erreurs commises. La diversité d’actions et de pensées,
bref, la plus grande absence de contraintes possible fait la liberté
politique.
Mais une telle liberté qu’on appelle au moins depuis
la conférence De la liberté des Anciens
comparée à celle des Modernes (1819) de Benjamin Constant (1767-1830) la
liberté des modernes qui consiste en ce que ni l’État, ni la société ne règle la
vie privée de l’individu est vide et chimérique. Car, elle laisse l’individu
soumis à toutes les pressions sociales, à toutes les passions qui le ballotent
en des sens divers. Il faut donc penser autrement la liberté.
Déjà la liberté politique, c’est-à-dire la
participation aux affaires de la cité par la parole et par les actes, paraît la
seule liberté tangible comme le souligne Hannah Arendt dans La crise de la culture (1968). Les
Anciens ont donc eu raison de la privilégier. Elle implique la présence d’un
espace public, c’est-à-dire que l’État
ne soit pas confisqué par certains et les autres confinés dans l’espace privée.
Elle permet donc au citoyen de se libérer des nécessités de la vie pour décider
en commun avec d’autres de ce qu’il y a à faire ou non. Elle ouvre ainsi un
espace où la liberté peut avoir une dimension éthique.
C’est que la vraie liberté consiste en la libération
des déterminations qui pèsent sur nous. La vie en société et surtout l’État
de droit rend possible une certaine discipline des désirs. En comprenant les
déterminations qui pèsent sur nous, nous agissons et ne subissons pas. Nous
nous débarrassons de tous les regrets, repentirs et remords qui reposent sur
l’illusion du libre arbitre. Certes, l’action totale nous est interdite car
nous ne sommes pas un empire dans un empire comme Spinoza l’affirme à juste
titre dans l’Éthique et dans le Traité politique. Une part de passivité
est inéluctable en nous. Mais plus nous agissons, et plus nous sommes libres.
C’est en ce sens que la compréhension de ce qui nous détermine nous permet de
savoir quoi faire, aussi bien pour agir dans les limites de notre pouvoir sur
la nature, que pour agir avec et pour les autres.
En un mot, l’idée de liberté intérieure, libre arbitre
ou liberté morale, est une chimère. Pis, elle est une source d’inutiles
tourments qui ont pour nom repentirs, regrets et remords. Enfin, inconvénient
suprême, elle conduit à négliger le seul domaine où la liberté est visible et
possible, à savoir dans les relations avec les autres. Aussi est-ce en pensant
les conditions de la liberté qu’il est possible d’agir librement. En ce sens,
penser la liberté, c’est ce qu’il est possible de faire seul pour pouvoir agir
avec d’autres le cas échéant.
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