On
loue l’État de droit parce qu’il permettrait à la société et donc aux individus
de voir préserver leur droit, leur liberté. On voit alors dans l’État la
réalisation de la politique, c’est-à-dire d’une institution du public qui en se
séparant de la société la libère d’une tradition opprimante qui en fait une
communauté où règne l’unanimité. Toutefois, l’État, c’est aussi l’esclavage, c’est
aussi la domination de certaines classes, c’est même le totalitarisme. Dès
lors, l’État libère-t-il la société ou bien est-il une forme de domination dont
il serait possible que la société se libère ?
La société, dont l’étymologie
latine « societas »
signifie union, association, alliance, désigne tout groupe humain où les
individus entretiennent des relations suivies qui leur permettent de réaliser
une ou plusieurs fins communes. On peut penser à une famille, une tribu, une
entreprise, une nation, etc. L’État quant à lui peut être compris comme
l’instance dans la société qui monopolise le pouvoir de coercition en tant de
paix comme en tant de guerre. Lorsque des individus ne se consacrent qu’aux
tâches de gouvernement au sens large, on peut alors y voir un critère empirique
d’apparition de l’État.
C’est pourquoi nombre de sociétés
qu’on nomme primitives sont des sociétés sans État dans la mesure où nul n’a de
pouvoir de coercition sur les autres en temps de paix. En tant de guerre, le
chef a tout pouvoir mais il n’a pas celui de décider de la guerre (cf. Pierre
Clastres, 1934-1977, La société contre l’État,
1974). Que la société se maintienne sans État implique qu’elle ait tout pouvoir
sur les individus. Aussi la société primitive se caractérise-t-elle par
l’importance du mode communautaire ou ce que Durkheim dans De la division du travail social (1893) appelait la solidarité
mécanique. Il faut comprendre que priment les activités et les attitudes qui
sont les mêmes pour tous les membres de la société ou au moins pour les hommes,
voire les chefs de famille de sorte que l’union de tous se fassent. On comprend
alors le rôle de la religion en tant qu’instrument d’unification autour du sacré
et de discipline des désirs (cf. Bergson, Les
deux sources de la morale et de la religion, II La religion statique, 1932).
Bref, lorsque la société est sans État, nul n’a le pouvoir sur les autres, mais
le pouvoir de la société sur les autres est absolu. À supposer que l’homme soit
un « animal social » pour parler comme (saint) Thomas d’Aquin (Somme contre les Gentils, III, CXVII),
voire un « animal social et politique » (De regno, I, 1), toujours est-il que sans l’institution de l’État, la
société rend impossible le développement pour l’homme des dispositions qui lui
permettent d’être véritablement autonome.
Partons
plutôt des individus. La société peut être pensée comme leur œuvre et le lien
social comme le moyen pour chacun de réaliser ses propres fins. Il est
nécessaire qu’ils puissent se libérer de la tutelle de la communauté. L’État
apparaît alors comme le moyen pour la société de mieux se maintenir, et pour
les individus de parvenir à leur fin par la coopération, l’échange, y compris
des idées, chacun restant indépendant. On peut alors avec nombre de philosophes
concevoir que les individus sont d’abord à l’état de nature, c’est-à-dire non
pas sans relations sociales comme Kant le précise dans la Doctrine du droit (Introduction), mais sans institution de pouvoir
ou sans État. Dans l’état de nature, les différends se règlent sous la forme de
la vengeance ou bien la société tout entière traite comme ennemi celui qu’elle
rejette. Si donc on part de l’état de nature, on conçoit alors un contrat par
lequel les individus se dessaisissent de leur droit de se gouverner eux-mêmes,
notamment d’exercer la justice. Il revient à l’État seul de légiférer,
d’exécuter les lois et d’en obtenir réparation ou de régler les conflits entre
les individus. L’État doit se contenter de faire respecter les droits des
individus qu’ils possèdent avant l’entrée en société. Un tel État peut être une
démocratie où tous gouvernent, une aristocratie ou une oligarchie ou le petit
nombre gouverne ou bien une monarchie où un seul gouverne (cf. Spinoza, Traité politique, chapitre II, § 17). On
parle d’un modèle individualiste de la société, voire d’un individualisme
méthodologique (cf. Popper, Misère de l’historicisme,
1945 ; Conjectures et réfutations, 1963) en ce qu’elle n’est nullement
conçue comme une réalité mais comme un instrument pour les individus. Un tel
modèle est non seulement théorique, mais politiquement, il implique le refus de
considérer que la société existant, l’individu lui doive quoi que ce soit. C’est
pour cela qu’elle implique une position libérale, c’est-à-dire la défense des
droits de l’individu contre la société ou l’État. Celui-ci n’est légitime que
si et seulement si il défend l’individu. On peut parler d’État de droit ou
d’État gendarme. Le risque est que l’État outrepasse son domaine, veuille tout
gérer, voire se voit approprier par certains. On parle de tyrannie ou de
despotisme dans ce dernier cas, de totalitarisme dans le premier.
Mais,
on peut faire deux objections à l’idée de l’État de droit. D’une part, il est
pour certains individus l’instrument de leur domination dans la mesure où ils
ont plus de moyens que les autres d’exercer leur droit. Rousseau déjà dénonçait
l’institution historique de l’État comme un moyen pour les riches de dominer
les pauvres (Discours sur l’origine et
les fondements de l’inégalité parmi les hommes, IIème partie, 1755). D’autre
part, il conduit à une atomisation de la société où chaque individu se voit
couper de toute appartenance. Loin de s’opposer au totalitarisme, il le prépare
puisque l’absence de réalité de la société qui est l’effet d’une politique
libérale qui détruit toute solidarité mécanique, voire toute solidarité tout
court, rend possible l’absorption de la société par un État qui vise à être
tout. Ne faut-il pas bien plutôt partir de la société ? L’État est-il
alors utile ?
Si
on part de la société, les individus apparaissent comme ses membres et elle est
une réalité sui generis, c’est-à-dire
qu’elle existe par elle-même. C’est la société qui règle la coopération,
l’échange des idées, etc. Même les néolibéraux accordent qu’il faut organiser le
marché comme lieu d’une concurrence libre et non faussée. Laissés à eux-mêmes,
les individus ne peuvent rien être. L’individu doit à la société son humanité,
c’est-à-dire ce qu’il est, sa réalité, même s’il se pense distinct d’elle. On
parle alors d’un modèle holiste de la société. Mais seule, c’est-à-dire sans
État institué, la société est communauté, fusion. L’individu peut commencer à
s’en séparer dans la coopération. Durkheim a eu raison de voir dans l’échange
notamment marchand et son corrélatif, la division du travail, une autre
solidarité qu’il a nommée organique par laquelle l’individu est lié aux autres
tout en étant différent (De la division
du travail social, 1893). Il n’en reste pas moins vrai que la division du
travail ne suffit pas à rendre l’individu quelque peu autonome si la société
règle les échanges sous forme de dons obligatoires. Aussi, pour que la
solidarité organique émerge, il faut qu’il y ait une solution de continuité par
rapport à la communauté pour que l’individu puisse se séparer d’elle.
Dès
lors, l’État, loin d’être un simple moyen pour les individus est tout au
contraire ce qui leur permet de viser le tout : il rend possible la liberté entendue au sens politique. En effet, en tant que
séparation de la société, il fait apparaître la sphère publique. Il devient
alors possible de mettre en discussion non seulement les lois, mais également
les institutions elles-mêmes. C’est ce qu’a réalisé la Cité grecque. Elle a
ainsi inventé la politique au sens d’un espace de discussion et de décision
commune où nul n’a le pouvoir seul. En ce sens, la tragédie est fille de cette
institution. En témoigne l’Antigone
(~442 av. J.-C.) de Sophocle (495-406 av. J.-C.) où Hémon rétorque à son père
Créon : « Il n’est point de
cité qui soit à un seul homme » (πόλις γὰρ οὐκ ἔσθ᾽ ἥτις ἀνδρός ἐσθ᾽ ἑνός).
C’est que la politique implique que le pouvoir soit partagé, que les hommes ne
soient pas seulement sujets mais également citoyens. Il faut alors que l’exercice
du pouvoir soit lui-même séparé des activités sociales qui règlent les
nécessités de la vie (cf. Hannah Arendt, La
crise de la culture).
Mais
l’État peut tout autant dévier de sa fin, la liberté, lorsqu’il est au service
de l’intérêt de certains. L’État en effet peut être approprié par ceux qui présentent
leur intérêt comme l’intérêt de tous. Cette appropriation est bien sûr
militaire. Mais elle provient aussi de la situation paradoxale du citoyen qui,
dès qu’il délaisse les affaires publiques, laisse ainsi l’État dans d’autres
mains. Il fallait une présence importante des citoyens athéniens à l’assemblée
(ekklesia, ἐκκλησία), instance du pouvoir dans une démocratie directe. Il fallait
que la défense de la Cité soit l’affaire de tous. Il fallait la victoire. Car
la guerre fait mourir les États. On dira donc que l’État est un instrument de
la domination de certains sur la société dans le despotisme ou la tyrannie. Il
peut aller jusqu’à tenter d’absorber la société dans le totalitarisme dans la
négation de la politique au nom de
lois naturelles, celles de l’histoire comme dans le stalinisme et ses avatars
(Chine maoïste, Khmers rouges, Corée du Nord) ou celles des races comme dans le
nazisme (cf. Hannah Arendt, Les origines
du totalitarisme, tome 3 Le
totalitarisme, 1951).
Dès
lors, le face à face d’une société constituée et d’un État qui s’en sépare et
risque de la dominer est-il inéluctable ? Si justement l’État peut se
séparer de la société, cela n’implique-t-il pas que celle-ci n’est pas une
réalité sui generis ? Comment la
concevoir sans la réduire à une sorte d’abstraction qui proviendrait d’individus
coupés des autres ?
On
peut concevoir un troisième modèle de société qu’on peut appeler inter-individualiste.
À la différence de l’individualisme, méthodologique ou non, on nie que l’individu
soit par lui-même possible. Ce qui le fait être, ce sont bien les relations
sociales. Mais à la différence du modèle holiste, qu’il aille jusqu’à englober
l’humanité tout entière comme la société des contemporains et des prédécesseurs
selon Auguste Comte ou qu’il se contente des sociétés dans leur pluralité comme
Durkheim, on nie que la société soit une réalité sui generis. La société réside dans les relations réciproques entre
les individus qui les constituent en même temps qu’elles la forment. On fait
alors porter l’accent sur les relations sociales comme formant la société et
comme faisant des individus ce qu’ils sont à chaque fois dans telle ou telle
société.
Il
est alors possible de concevoir l’État dans sa différence avec la société. Qu’il
ait pour origine la conquête selon l’hypothèse de Nietzsche dans la Généalogie de la morale (II, 17, 1887)
ou qu’il provienne d’un mouvement interne à la société, concevoir les relations
comme premières, c’est se donner les moyens de concevoir que les relations
constitutives du pouvoir soient séparables des autres et donc soient séparées
des autres. L’État existe. Comment a-t-il pu apparaître est finalement
secondaire.
Le
rôle de d’État par rapport à la société est certes de la maintenir. Sans État,
la société doit exercer sur les individus une pression de tous les instants. On
comprend pourquoi tous les aspects de l’existence sont réglés par des coutumes
minutieuses dans les sociétés archaïques et pourquoi la religion dans sa
dimension de discipline sociale fabrique des divinités pour tout. Aussi est-il
vrai que la société n’a pas besoin d’État. On peut alors concevoir que le rôle
de l’État prend un sens lorsqu’il y a des classes s’opposant les unes les
autres. Il apparaît comme un instrument de domination. Telle est en substance
la conception marxiste de l’État. Mais, il montre aussi et tout au contraire
des fins communes. La critique de l’État comme instrument de domination
reconduit soit à l’idée d’une société qui s’administrerait seule comme la
communauté primitive, soit à partir du moment où l’État existe, conduit à l’absorption
de la société, bref, tend au totalitarisme ou tout au moins à la tyrannie de
ceux qui sont censés connaître l’intérêt de tous. On peut donc dire que parce
qu’il est un enjeu non seulement théorique mais pratique, l’État institue la politique. Qu’entendre alors par là ?
Par
politique, il faut entendre une certaine lutte à partir du moment où le pouvoir
apparaît comme tel, c’est-à-dire comme la capacité de faire faire aux autres. Non
seulement une lutte entre ceux qui ne sont pas que sujets, mais qui ont part au
pouvoir, mais également entre eux et les autres. Ce n’est pas seulement la
lutte de classes dans laquelle Marx et Engels décryptaient toute l’histoire
dans le Manifeste du parti communiste,
c’est une lutte beaucoup plus générale, ce qui a fait dire à Michel Foucault
dans Il faut défendre la société qu’il
fallait renverser la formule célèbre de Clausewitz (1780-1831) selon laquelle « la guerre est la continuation de la
politique selon d’autres moyens » (De
la guerre, livre I, chapitre 1, § 24, 1832, posthume) en l’idée que la
guerre est générale : « Nous
sommes donc en guerre les uns contre les autres ; un front de bataille
traverse la société toute entière, continûment et en permanence, et c’est ce
front de bataille qui place chacun de nous dans un camp ou dans un autre. Il
n’y a pas de sujet neutre. On est forcément l’adversaire de quelqu’un. »
(Michel Foucault, Il faut défendre la
société, Cours au Collège de France, 1976, Paris, Hautes Études/Gallimard/
Seuil, 1997, p. 44). C’est dans et par cette lutte que s’éprouve la liberté, qu’elle se donne une
réalité.
Pour
penser les rapports entre la société et l’État, il ne faut ni partir des
individus qui se serviraient de l’une et de l’autre comme d’instruments de
leurs propres fins, ni les considérer comme des réalités dont les individus ne
seraient que des émanations. Il n’y a d’individus que par les relations
sociales et réciproquement. Et surtout, l’individu peut apparaître dans une
certaine autonomie lorsque les relations de pouvoirs se séparent des autres
relations sociales. Dès lors, l’État qui est cette séparation est l’enjeu des
luttes, lutte pour appartenir à la sphère publique (qu’on pense à la longue
luttes des femmes), lutte pour obtenir les ressources, lutte pour la
reconnaissance. La politique n’est que cette lutte générale et l’État, la
condition pour qu’apparaisse la possibilité de la liberté, voire sa réalité.
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