jeudi 14 mai 2015

Cours bref n° 20 B : La société et l’État (T S)

On loue l’État de droit parce qu’il permettrait à la société et donc aux individus de voir préserver leur droit, leur liberté. On voit alors dans l’État la réalisation de la politique, c’est-à-dire d’une institution du public qui en se séparant de la société la libère d’une tradition opprimante qui en fait une communauté où règne l’unanimité. Toutefois, l’État, c’est aussi l’esclavage, c’est aussi la domination de certaines classes, c’est même le totalitarisme. Dès lors, l’État libère-t-il la société ou bien est-il une forme de domination dont il serait possible que la société se libère ?

La société, dont l’étymologie latine « societas » signifie union, association, alliance, désigne tout groupe humain où les individus entretiennent des relations suivies qui leur permettent de réaliser une ou plusieurs fins communes. On peut penser à une famille, une tribu, une entreprise, une nation, etc. L’État quant à lui peut être compris comme l’instance dans la société qui monopolise le pouvoir de coercition en tant de paix comme en tant de guerre. Lorsque des individus ne se consacrent qu’aux tâches de gouvernement au sens large, on peut alors y voir un critère empirique d’apparition de l’État.
C’est pourquoi nombre de sociétés qu’on nomme primitives sont des sociétés sans État dans la mesure où nul n’a de pouvoir de coercition sur les autres en temps de paix. En tant de guerre, le chef a tout pouvoir mais il n’a pas celui de décider de la guerre (cf. Pierre Clastres, 1934-1977, La société contre l’État, 1974). Que la société se maintienne sans État implique qu’elle ait tout pouvoir sur les individus. Aussi la société primitive se caractérise-t-elle par l’importance du mode communautaire ou ce que Durkheim dans De la division du travail social (1893) appelait la solidarité mécanique. Il faut comprendre que priment les activités et les attitudes qui sont les mêmes pour tous les membres de la société ou au moins pour les hommes, voire les chefs de famille de sorte que l’union de tous se fassent. On comprend alors le rôle de la religion en tant qu’instrument d’unification autour du sacré et de discipline des désirs (cf. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, II La religion statique, 1932). Bref, lorsque la société est sans État, nul n’a le pouvoir sur les autres, mais le pouvoir de la société sur les autres est absolu. À supposer que l’homme soit un « animal social » pour parler comme (saint) Thomas d’Aquin (Somme contre les Gentils, III, CXVII), voire un « animal social et politique » (De regno, I, 1), toujours est-il que sans l’institution de l’État, la société rend impossible le développement pour l’homme des dispositions qui lui permettent d’être véritablement autonome.
Partons plutôt des individus. La société peut être pensée comme leur œuvre et le lien social comme le moyen pour chacun de réaliser ses propres fins. Il est nécessaire qu’ils puissent se libérer de la tutelle de la communauté. L’État apparaît alors comme le moyen pour la société de mieux se maintenir, et pour les individus de parvenir à leur fin par la coopération, l’échange, y compris des idées, chacun restant indépendant. On peut alors avec nombre de philosophes concevoir que les individus sont d’abord à l’état de nature, c’est-à-dire non pas sans relations sociales comme Kant le précise dans la Doctrine du droit (Introduction), mais sans institution de pouvoir ou sans État. Dans l’état de nature, les différends se règlent sous la forme de la vengeance ou bien la société tout entière traite comme ennemi celui qu’elle rejette. Si donc on part de l’état de nature, on conçoit alors un contrat par lequel les individus se dessaisissent de leur droit de se gouverner eux-mêmes, notamment d’exercer la justice. Il revient à l’État seul de légiférer, d’exécuter les lois et d’en obtenir réparation ou de régler les conflits entre les individus. L’État doit se contenter de faire respecter les droits des individus qu’ils possèdent avant l’entrée en société. Un tel État peut être une démocratie où tous gouvernent, une aristocratie ou une oligarchie ou le petit nombre gouverne ou bien une monarchie où un seul gouverne (cf. Spinoza, Traité politique, chapitre II, § 17). On parle d’un modèle individualiste de la société, voire d’un individualisme méthodologique (cf. Popper, Misère de l’historicisme, 1945 ; Conjectures et réfutations, 1963) en ce qu’elle n’est nullement conçue comme une réalité mais comme un instrument pour les individus. Un tel modèle est non seulement théorique, mais politiquement, il implique le refus de considérer que la société existant, l’individu lui doive quoi que ce soit. C’est pour cela qu’elle implique une position libérale, c’est-à-dire la défense des droits de l’individu contre la société ou l’État. Celui-ci n’est légitime que si et seulement si il défend l’individu. On peut parler d’État de droit ou d’État gendarme. Le risque est que l’État outrepasse son domaine, veuille tout gérer, voire se voit approprier par certains. On parle de tyrannie ou de despotisme dans ce dernier cas, de totalitarisme dans le premier.
Mais, on peut faire deux objections à l’idée de l’État de droit. D’une part, il est pour certains individus l’instrument de leur domination dans la mesure où ils ont plus de moyens que les autres d’exercer leur droit. Rousseau déjà dénonçait l’institution historique de l’État comme un moyen pour les riches de dominer les pauvres (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, IIème partie, 1755). D’autre part, il conduit à une atomisation de la société où chaque individu se voit couper de toute appartenance. Loin de s’opposer au totalitarisme, il le prépare puisque l’absence de réalité de la société qui est l’effet d’une politique libérale qui détruit toute solidarité mécanique, voire toute solidarité tout court, rend possible l’absorption de la société par un État qui vise à être tout. Ne faut-il pas bien plutôt partir de la société ? L’État est-il alors utile ?

Si on part de la société, les individus apparaissent comme ses membres et elle est une réalité sui generis, c’est-à-dire qu’elle existe par elle-même. C’est la société qui règle la coopération, l’échange des idées, etc. Même les néolibéraux accordent qu’il faut organiser le marché comme lieu d’une concurrence libre et non faussée. Laissés à eux-mêmes, les individus ne peuvent rien être. L’individu doit à la société son humanité, c’est-à-dire ce qu’il est, sa réalité, même s’il se pense distinct d’elle. On parle alors d’un modèle holiste de la société. Mais seule, c’est-à-dire sans État institué, la société est communauté, fusion. L’individu peut commencer à s’en séparer dans la coopération. Durkheim a eu raison de voir dans l’échange notamment marchand et son corrélatif, la division du travail, une autre solidarité qu’il a nommée organique par laquelle l’individu est lié aux autres tout en étant différent (De la division du travail social, 1893). Il n’en reste pas moins vrai que la division du travail ne suffit pas à rendre l’individu quelque peu autonome si la société règle les échanges sous forme de dons obligatoires. Aussi, pour que la solidarité organique émerge, il faut qu’il y ait une solution de continuité par rapport à la communauté pour que l’individu puisse se séparer d’elle.
Dès lors, l’État, loin d’être un simple moyen pour les individus est tout au contraire ce qui leur permet de viser le tout : il rend possible la liberté entendue au sens politique. En effet, en tant que séparation de la société, il fait apparaître la sphère publique. Il devient alors possible de mettre en discussion non seulement les lois, mais également les institutions elles-mêmes. C’est ce qu’a réalisé la Cité grecque. Elle a ainsi inventé la politique au sens d’un espace de discussion et de décision commune où nul n’a le pouvoir seul. En ce sens, la tragédie est fille de cette institution. En témoigne l’Antigone (~442 av. J.-C.) de Sophocle (495-406 av. J.-C.) où Hémon rétorque à son père Créon : « Il n’est point de cité qui soit à un seul homme » (πόλις γὰρ οὐκ ἔσθ᾽ ἥτις ἀνδρός ἐσθ᾽ ἑνός). C’est que la politique implique que le pouvoir soit partagé, que les hommes ne soient pas seulement sujets mais également citoyens. Il faut alors que l’exercice du pouvoir soit lui-même séparé des activités sociales qui règlent les nécessités de la vie (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture).
Mais l’État peut tout autant dévier de sa fin, la liberté, lorsqu’il est au service de l’intérêt de certains. L’État en effet peut être approprié par ceux qui présentent leur intérêt comme l’intérêt de tous. Cette appropriation est bien sûr militaire. Mais elle provient aussi de la situation paradoxale du citoyen qui, dès qu’il délaisse les affaires publiques, laisse ainsi l’État dans d’autres mains. Il fallait une présence importante des citoyens athéniens à l’assemblée (ekklesia, ἐκκλησία), instance du pouvoir dans une démocratie directe. Il fallait que la défense de la Cité soit l’affaire de tous. Il fallait la victoire. Car la guerre fait mourir les États. On dira donc que l’État est un instrument de la domination de certains sur la société dans le despotisme ou la tyrannie. Il peut aller jusqu’à tenter d’absorber la société dans le totalitarisme dans la négation de la politique au nom de lois naturelles, celles de l’histoire comme dans le stalinisme et ses avatars (Chine maoïste, Khmers rouges, Corée du Nord) ou celles des races comme dans le nazisme (cf. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, tome 3 Le totalitarisme, 1951).
Dès lors, le face à face d’une société constituée et d’un État qui s’en sépare et risque de la dominer est-il inéluctable ? Si justement l’État peut se séparer de la société, cela n’implique-t-il pas que celle-ci n’est pas une réalité sui generis ? Comment la concevoir sans la réduire à une sorte d’abstraction qui proviendrait d’individus coupés des autres ?

On peut concevoir un troisième modèle de société qu’on peut appeler inter-individualiste. À la différence de l’individualisme, méthodologique ou non, on nie que l’individu soit par lui-même possible. Ce qui le fait être, ce sont bien les relations sociales. Mais à la différence du modèle holiste, qu’il aille jusqu’à englober l’humanité tout entière comme la société des contemporains et des prédécesseurs selon Auguste Comte ou qu’il se contente des sociétés dans leur pluralité comme Durkheim, on nie que la société soit une réalité sui generis. La société réside dans les relations réciproques entre les individus qui les constituent en même temps qu’elles la forment. On fait alors porter l’accent sur les relations sociales comme formant la société et comme faisant des individus ce qu’ils sont à chaque fois dans telle ou telle société.
Il est alors possible de concevoir l’État dans sa différence avec la société. Qu’il ait pour origine la conquête selon l’hypothèse de Nietzsche dans la Généalogie de la morale (II, 17, 1887) ou qu’il provienne d’un mouvement interne à la société, concevoir les relations comme premières, c’est se donner les moyens de concevoir que les relations constitutives du pouvoir soient séparables des autres et donc soient séparées des autres. L’État existe. Comment a-t-il pu apparaître est finalement secondaire.
Le rôle de d’État par rapport à la société est certes de la maintenir. Sans État, la société doit exercer sur les individus une pression de tous les instants. On comprend pourquoi tous les aspects de l’existence sont réglés par des coutumes minutieuses dans les sociétés archaïques et pourquoi la religion dans sa dimension de discipline sociale fabrique des divinités pour tout. Aussi est-il vrai que la société n’a pas besoin d’État. On peut alors concevoir que le rôle de l’État prend un sens lorsqu’il y a des classes s’opposant les unes les autres. Il apparaît comme un instrument de domination. Telle est en substance la conception marxiste de l’État. Mais, il montre aussi et tout au contraire des fins communes. La critique de l’État comme instrument de domination reconduit soit à l’idée d’une société qui s’administrerait seule comme la communauté primitive, soit à partir du moment où l’État existe, conduit à l’absorption de la société, bref, tend au totalitarisme ou tout au moins à la tyrannie de ceux qui sont censés connaître l’intérêt de tous. On peut donc dire que parce qu’il est un enjeu non seulement théorique mais pratique, l’État institue la politique. Qu’entendre alors par là ?
Par politique, il faut entendre une certaine lutte à partir du moment où le pouvoir apparaît comme tel, c’est-à-dire comme la capacité de faire faire aux autres. Non seulement une lutte entre ceux qui ne sont pas que sujets, mais qui ont part au pouvoir, mais également entre eux et les autres. Ce n’est pas seulement la lutte de classes dans laquelle Marx et Engels décryptaient toute l’histoire dans le Manifeste du parti communiste, c’est une lutte beaucoup plus générale, ce qui a fait dire à Michel Foucault dans Il faut défendre la société qu’il fallait renverser la formule célèbre de Clausewitz (1780-1831) selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique selon d’autres moyens » (De la guerre, livre I, chapitre 1, § 24, 1832, posthume) en l’idée que la guerre est générale : « Nous sommes donc en guerre les uns contre les autres ; un front de bataille traverse la société toute entière, continûment et en permanence, et c’est ce front de bataille qui place chacun de nous dans un camp ou dans un autre. Il n’y a pas de sujet neutre. On est forcément l’adversaire de quelqu’un. » (Michel Foucault, Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1976, Paris, Hautes Études/Gallimard/ Seuil, 1997, p. 44). C’est dans et par cette lutte que s’éprouve la liberté, qu’elle se donne une réalité.

Pour penser les rapports entre la société et l’État, il ne faut ni partir des individus qui se serviraient de l’une et de l’autre comme d’instruments de leurs propres fins, ni les considérer comme des réalités dont les individus ne seraient que des émanations. Il n’y a d’individus que par les relations sociales et réciproquement. Et surtout, l’individu peut apparaître dans une certaine autonomie lorsque les relations de pouvoirs se séparent des autres relations sociales. Dès lors, l’État qui est cette séparation est l’enjeu des luttes, lutte pour appartenir à la sphère publique (qu’on pense à la longue luttes des femmes), lutte pour obtenir les ressources, lutte pour la reconnaissance. La politique n’est que cette lutte générale et l’État, la condition pour qu’apparaisse la possibilité de la liberté, voire sa réalité.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire