mardi 12 mai 2015

Cours bref n°22 : Le devoir

Guido Reni (1575-1642), Moïse tenant les tables de la loi (1624), Galerie Borghèse

Le devoir se dit de ce qu’on nous oblige à faire et de ce qu’on s’oblige à faire. S’agit-il de deux formes de devoirs ou bien s’agit-il plutôt de deux conceptions du devoir qui se contredisent ? Comment le devoir est possible ? Si le devoir est pénible, n’est-il pas possible de s’en passer sans avoir une vie immorale ?

Le devoir dans la mesure où il est vécu comme quelque chose de pénible qu’on préfèrerait ne pas faire semble avoir une origine extérieure à l’individu. Il prend d’abord la figure de l’ordre qui vient d’un supérieur, homme ou dieu, peu importe. Le devoir, c’est ce que l’autre m’oblige à faire. Mais s’il s’agit d’obligation, il ne s’agit pas de contrainte s’il est vrai que cette dernière nécessite ce qui se produit. C’est pourquoi si on peut parler de contrainte psychologique ou mentale lorsqu’il y a menace, la vraie contrainte est physique car il est toujours possible de s’opposer à une menace (cf. Schopenhauer, Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique).
Toujours est-il que la première source possible d’obligations, c’est la société. Elle serait l’origine du devoir. En effet, de par ses désirs, l’individu humain n’est pas, à la différence des insectes, immédiatement sociable. La société humaine qui réside dans des institutions (Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894) impose donc des règles à l’individu. Ces règles sont acquises, apprises, intériorisées. Elles exercent sur l’individu une pression. Il peut toutefois s’opposer au devoir. Et c’est le crime. Il n’en va pas de même avec la nécessité qui s’impose à l’individu. S’il s’y plie, il peut l’utiliser pour son propre usage, ce qui a fait dire à Bacon dans le Novum organum (1620) qu’on ne domine la nature qu’en lui obéissant.
Reste que le devoir conçu comme pression sociale oblige l’individu de l’extérieur. Or, il arrive que faire son devoir implique au contraire de s’opposer à la société. Dès lors, ne faut-il pas penser le devoir comme essentiellement moral ? Comment est-il alors possible ?

Le devoir apparaît comme une exigence de la conscience morale. Il exprime le bien que l’on doit faire et le mal qu’on doit combattre. Le bien et le mal ne sont pas seulement l’intérêt de l’individu qui, au contraire, peut s’opposer au bien moral. Lorsque l’intérêt est en jeu et l’intérêt suprême qu’est la vie, il n’y a pas de devoir. Par contre, il y a devoir lorsqu’on fait abstraction de son intérêt. Agir par devoir, c’est donc agir de façon désintéressée selon Kant dans la Critique de la raison pratique (1788).
Pour que le devoir soit possible, il faut d’abord que le sujet puisse le connaître. Or, abstraction faite de toutes les fins que le sujet peut poursuivre, pour que l’action soit désintéressée, il suffit que ce qui est voulu soit l’universel. Et cet universel, c’est la raison qui peut le penser. Non pas la raison comme simple faculté d’inférence qui erre sans la conscience (Rousseau, Émile, livre IV, « Profession de foi du vicaire savoyard »). C’est la raison en tant qu’elle permet de penser, c’est-à-dire de viser l’universel. C’est ce que Kant nomme l’impératif catégorique. Impératif en tant que devoir. Catégorique car il ne repose sur aucune condition comme lorsqu’on poursuit une fin donnée et qu’on veut le moyen. Dans ce cas, c’est un impératif mais hypothétique (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs).
Le sujet doit également pouvoir faire son devoir. Or, le devoir est dans l’intention, non pas dans le simple souhait mais dans un commencement d’action. Réussit-elle ou non ? Peu importe pour le devoir. Dans le cas du devoir, vouloir, c’est pouvoir. Et que le sujet puisse le vouloir repose sur la liberté. Celle-ci consiste dans la capacité à agir indépendamment des mobiles sensibles, autrement dit des désirs. Et c’est le devoir ou la loi morale qui permet au sujet de la faire connaître et de se savoir (Kant, Critique de la raison pratique).
Agir à l’encontre du devoir, ce n’est pas choisir de ne pas le faire car une telle volonté serait désintéressée. Elle serait une volonté non pas méchante mais diabolique. Le mal humain consiste à choisir son intérêt contre son devoir. Et un tel choix doit être libre pour qu’il soit possible de qualifier moralement l’action. Car si le sujet agissait contre son devoir par nécessité, il n’y aurait nulle immoralité. Or, la liberté pour le mal n’est pas la capacité à agir au nom de la raison qui est uniquement la liberté morale. Il faut donc admettre que l’homme fait le choix du mal et que ce choix une fois fait, il ne peut finalement rien faire pour y revenir (Kant, La religion dans les limites de la simple raison). Bref, l’homme est méchant naturellement non pas au sens où il ferait le mal nécessairement mais au sens où l’espèce est comme habitée par le mal. Le montrent non seulement les atrocités que les hommes infligent aux hommes mais la difficulté qu’ont les hommes à faire leur devoir, et encore plus à agir par devoir. Pour que l’homme puisse faire son devoir, il lui faut donc croire en Dieu. Il ne sait s’il existe ou non. Il doit croire que sa grâce qu’il mérite par son effort le sortira du mal.
Toutefois, cette conception du mal impliquée par l’idée de devoir moral amène finalement à réintroduire par sa perspective théologique un élément extérieur au devoir. Aussi ne faut-il pas abandonner cette notion de devoir et penser tout autrement le phénomène de la morale ?

En effet, l’idée de devoir implique de poser un idéal à réaliser mais qui est tel que le fait même qu’il ne soit pas réalisé fait de l’homme un coupable. Même si on accuse la société ou les passions (Rousseau, Discours sur l’inégalité), c’est finalement l’homme qui est la source du mal (Rousseau, « Profession de foi du vicaire savoyard »). Et si l’homme est coupable, seul Dieu peut le sauver. Autrement dit, le devoir n’émane pas seulement de l’homme. Aussi  la notion de devoir implique-t-elle l’idée d’un ordre extérieur, d’un ordre transcendant.
Or, la vie humaine comme toute vie consiste à s’affirmer et non à se nier comme le fait l’obligation. Non que le contenu des obligations n’ait pas de valeur pour la vie. Ne pas tuer est une nécessité pour que la société ou tout au moins le groupe social soit possible. Le comprendre réellement, c’est le mettre en œuvre sans que ce soit un devoir. Et si c’est l’intérêt qui fait l’obéissance, il n’est nul besoin de culpabiliser celui qui ne commet pas de meurtre en le soupçonnant de vouloir en commettre.
Aussi le devoir n’est-il que l’effet dans l’individu d’une nécessité qu’il ne comprend pas (Spinoza, Traité théologico-politique). Du côté de celui qui le propose ou l’impose, c’est un instrument de pouvoir. Le prêtre qui interdit de prendre du plaisir prend plaisir à l’interdire, voire aux souffrances qu’il inflige à ceux qui lui obéissent (Spinoza, Éthique, IV, scolie de la proposition 45). Du côté de celui qui le reçoit, ce n’est rien d’autre qu’une mécompréhension de la situation. La plupart des devoirs sociaux apparaissent à l’analyse comme l’expression de la société dans laquelle on vit. Les respecter, c’est accepter la dite société. Les refuser, c’est en proposer une autre qui peut d’ailleurs être meilleure ou moins bonne, selon qu’elle permet à la vie de s’épanouir ou de s’étioler.
On peut aller jusqu’à considérer le devoir comme une invention des prêtres dont le sens est la culpabilisation (Nietzsche, Le crépuscule des idoles). C’est que l’action désintéressée qu’exige le devoir est impossible à connaître. En effet, il faudrait une connaissance absolue de tous les motifs d’action. Dès lors, même l’action conforme au devoir peut avoir un mobile secret non moral. Le sujet est coupable, quoi qu’il fasse. Tout homme est pêcheur. Son devoir est donc de s’en remettre à ceux qui peuvent le guider, les prêtres. Et quant aux coupables dans les faits, ils ne sont guère différents des autres. Ce qui revient paradoxalement à facilement pardonner les crimes, surtout s’ils se donnent comme favorables à la religion, voire à les favoriser sous la forme du sacrifice (Lucrèce, De la nature). Si la religion intègre socialement, elle est finalement étrangère à la morale.

Bref, le devoir est bien un ordre venant de l’extérieur, à savoir de la société ou de certains individus. Pour l’individu ignorant, il se présente comme pouvant être transgressé puisque les motifs de lui obéir ne sont accessibles qu’à celui chez qui la raison domine suffisamment pour comprendre sa nécessité. La morale ou plutôt l’éthique peut s’en passer.


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