Ma troisième maxime était de
tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que
l’ordre du monde ; et généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a
rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après
que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures,
tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument
impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m’empêcher de rien
désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content. Car
notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre
entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain
que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également
éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regrets de manquer de ceux
qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans
notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou du Mexique ;
et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas
davantage d’être sains, étant malades, ou d’être libres, étant en prison, que
nous faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible
que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j’avoue qu’il
est besoin d’un long exercice, et d’une méditation souvent réitérée, pour s’accoutumer
à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c’est
principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu
autrefois se soustraire de l’empire de la fortune et, malgré les douleurs et la
pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s’occupant sans cesse
à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se
persuadaient si parfaitement que rien n’était en leur pouvoir que leurs
pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune
affection pour d’autres choses ; et ils disposaient d’elles si absolument, qu’ils avaient en cela quelque
raison de s’estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux,
qu’aucun des autres hommes qui, n’ayant point cette philosophie, tant favorisés
de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi
de tout ce qu’ils veulent.
Descartes (1596-1650), Discours de la méthode, III° partie (1637)
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